Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (2 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Grand-Duc reposa le verre sur le bureau et déplaça le cahier vert pâle, hésitant à l’ouvrir une dernière fois. Il observa le Post-it jaune,
pour Lylie
.

Il resterait ce carnet, cette centaine de pages rédigées ces derniers jours… Pour Lylie, pour Marc, pour Mathilde de Carville, pour Nicole Vitral, pour les flics, pour les avocats, pour qui voudrait bien se plonger dans cette mise en abyme…

Une lecture envoûtante, sans aucun doute. Un véritable chef-d’œuvre, une enquête policière à couper le souffle… Tout était là…

Sauf la fin…

Il avait rédigé un polar dont on aurait arraché la dernière page, un thriller dont les cinq dernières lignes seraient effacées.

Une arnaque…

Sans doute, les futurs lecteurs se croiraient plus malins que lui, s’acharneraient… penseraient, eux, trouver la solution.

Après tout, il y avait cru, lui aussi… Il avait toujours eu cette espèce de certitude qu’il existait une preuve, que l’équation était possible à résoudre, qu’il était passé à côté de quelque chose. Une impression, seulement une impression, mais si tenace… Cette certitude l’avait fait vivre jusqu’à cette échéance, aujourd’hui, les dix-huit ans de Lylie, dans dix minutes… Peut-être que seul son inconscient entretenait cette illusion, pour l’empêcher de désespérer complètement, il eût été si cruel d’avoir cherché pendant toutes ces années la clé d’un problème sans solution…

J’ai fait du mieux que je pouvais
, relut le détective. Le reste ne le concernait plus, maintenant.

Grand-Duc jeta un dernier regard à la pièce. Il se retint d’aller ranger la bouteille vide et le verre sale, sourit encore pour lui-même. Les flics et les médecins légistes qui se pencheraient sur son corps, dans quelques heures, ne se préoccuperaient pas d’un verre non essuyé. Son sang et sa cervelle allaient se répandre en une flaque visqueuse sur ce bureau en acajou et ce parquet ciré. Tout saloper. Pour peu qu’on ne découvre pas sa disparition tout de suite, ce qui était le plus probable (à qui pourrait-il bien manquer, de toute façon ?), c’est la puanteur de son cadavre qui attirerait les voisins, un corps en putréfaction baignant dans les excréments d’insectes nécrophages ayant commencé à se régaler.

Raison de plus, pensa Grand-Duc.

Il se baissa et jeta dans la cheminée un petit morceau de carton qui avait échappé aux flammes.

Sa dernière noblesse.

Lentement, Grand-Duc se dirigea vers le secrétaire en acajou qui occupait le coin de la pièce opposé à la cheminée. Il ouvrit le tiroir du milieu, sortit de son étui de cuir un revolver, un Mateba, comme neuf, dont le métal gris étincela à la lumière. La main du détective fouilla plus profondément dans le tiroir et ramena trois balles. Du 38 millimètres.

Grand-Duc sourit. D’un geste entraîné, il fit basculer le barillet et introduisit doucement les balles dans leur logement.

Une seule suffisait, même s’il était passablement ivre, s’il allait trembler, certes, hésiter. Mais sans aucun doute il parviendrait à poser le canon sur sa tempe, à le tenir fermement, à appuyer.

Il ne pouvait pas se rater, même avec soixante-deux centilitres de vin dans le sang.

Il posa le revolver sur le bureau, ouvrit le tiroir de gauche, y prit un journal, un numéro de
L’Est républicain
très ancien, jauni. Cela faisait des mois qu’il pensait à sa mise en scène macabre, à ce rituel symbolique qui l’aiderait à en finir, à s’envoler au-dessus du labyrinthe, définitivement.

23 h 54

Quelques dernières feuilles se tordaient sous la morsure des flammes dans la cheminée. Le regard du détective glissa vers le vivarium et le bourdonnement funèbre des libellules. L’alimentation électrique était coupée depuis trente minutes. Privées d’oxygène, privées de nourriture, les libellules ne survivraient pas une semaine… Il avait pourtant dépensé une somme colossale pour acheter les espèces les plus rares, les plus anciennes ; il avait passé des heures, des années durant, à entretenir le vivarium, il s’était préoccupé de les nourrir avec toutes sortes d’insectes minuscules, de les fortifier, de les accoupler, allant jusqu’à les faire garder, lorsqu’il était en mission, par une entreprise spécialisée.

Tous ces efforts pour les laisser mourir. Elles aussi…

C’est finalement agréable, pensa Grand-Duc, de décider ainsi de la vie et de la mort d’autrui, de protéger pour mieux condamner, de donner de l’espoir pour mieux sacrifier. De jouer avec le destin, comme un dieu rusé et imprévisible… Après tout, c’est bien d’un tel dieu sadique qu’il avait été la victime, lui aussi…

 

Crédule Grand-Duc s’assit sur la chaise derrière le bureau, poussa encore, malgré lui, le cahier vert pâle plus près du bord, comme s’il avait peur que des gouttes de sang ne le salissent.

Il déplia
L’Est républicain
sur le bureau, juste devant lui. L’édition du 23 décembre 1980. Il relut la une du journal, une fois de plus :
La miraculée du mont Terrible
.

Le titre barrait toute la première page du journal. Juste dessous, une photographie assez floue dévoilait la silhouette d’une carcasse d’avion fracassée, d’arbres déracinés, de neige souillée par les pas des sauveteurs. Quelques lignes détaillaient la catastrophe, sous la photographie :

Crash dramatique de l’Airbus 5403 Istanbul-Paris, sur les flancs du mont Terrible, à la frontière franco-suisse, dans la nuit du 22 au 23 décembre 1980. Cent soixante-huit des cent soixante-neuf passagers et membres d’équipage ont été tués sur le coup ou ont péri piégés dans les flammes. Seul miraculeux rescapé, un bébé de trois mois, éjecté lors de la collision, avant que la carlingue ne prenne feu.

Grand-Duc releva les yeux. Il allait mourir en se penchant un peu en avant, en se tirant une balle dans la tête. Il tomberait sur la une de ce journal. Son sang colorerait la photographie du drame, dix-huit ans plus tôt, se mêlerait à celui des cent soixante-huit victimes. On le trouverait ainsi, dans quelques jours, quelques semaines. Personne ne le regretterait… Surtout pas les Carville… Les Vitral, eux, auraient peut-être un peu de peine… Emilie, Marc. Nicole, surtout.

Un comble, l’ironie suprême.

On le trouverait et on donnerait ce cahier à Lylie, le livre de sa brève vie. Son testament.

Grand-Duc regarda une dernière fois son reflet dans la plaque de cuivre, presque fier. C’était une belle fin au bout du compte, beaucoup mieux que le reste.

Il avait eu sa chance, c’était le moins qu’on puisse dire : dix-huit ans d’enquête…

23 h 57

C’était l’heure.

Il positionna
L’Est républicain
avec délicatesse, juste devant lui, avança sa chaise et saisit avec fermeté la crosse du revolver dans sa paume moite.

Son bras se leva, lentement.

Le contact du canon froid sur sa tempe le fit frissonner, malgré lui. Mais il était prêt. L’alcool l’aiderait.

Il essaya de faire le vide, de ne pas penser à cette balle, à quelques centimètres de son cerveau, qui allait lui traverser le crâne…

Ne plus penser à rien, fixer le néant.

Son index se plia sur la détente. Il n’avait plus qu’à appuyer et tout serait terminé.

Fermer les yeux ou les ouvrir ?

Une goutte de sueur roula sur son front et tomba sur le journal.

Les ouvrir, et en finir.

Son corps se pencha, ses yeux fixèrent le journal, vingt centimètres devant lui. Il regarda une dernière fois la photographie de la carlingue calcinée, celle du pompier devant l’hôpital de Montbéliard, tenant délicatement ce petit corps trop bleu. Le bébé miraculé.

L’index se fit plus ferme sur la détente.

23 h 58

Les yeux du détective descendirent encore un peu, vides désormais, se perdant dans l’encre noire de la première page du vieux quotidien. La balle allait perforer sa tempe, sans la moindre résistance. Il n’avait plus qu’à replier le doigt, un peu plus, quelques millimètres. Son regard se fixa, pour l’éternité ; l’encre noire du journal se fit plus nette, comme l’objectif d’une caméra que l’on règle, comme une ultime fenêtre sur le monde, avant que tout ne sombre dans le brouillard.

L’index. La détente.

Les yeux grands ouverts.

L’inimaginable foudroya Grand-Duc, comme si une décharge électrique, aussi intense que soudaine, l’avait traversé.

Ce que ses yeux fixaient était impossible. Il le savait !

Le doigt relâcha la pression, légèrement.

Grand-Duc crut d’abord à une illusion, une hallucination provoquée par la mort imminente, un mécanisme de défense inventé par son cerveau.…

Non !

Ce qu’il voyait, ce qu’il lisait sur ce journal était bien réel. Jauni par les années, un peu effacé, et pourtant, le doute n’était pas permis.

Tout était là.

L’esprit du détective se mit en route, il avait au fil des ans échafaudé tant d’hypothèses, des centaines, mais maintenant il possédait le point de départ, il n’avait plus qu’à tirer le fil, tout se dénouerait avec une simplicité déconcertante.

Tout était clair, évident…

Il baissa son arme et, malgré lui, laissa échapper un rire de dément.

Il regarda la pendule.

23 h 59

Il n’arrivait toujours pas à croire ce qu’il voyait. Ses mains tremblaient. Un immense frisson le parcourait de la nuque au bas du dos.

Il avait réussi !

La solution se trouvait là, dans ce journal, à la une, depuis le début. Elle attendait patiemment : il était rigoureusement impossible de découvrir cette solution à l’époque, dix-huit ans auparavant. Tout le monde l’avait lu, ce journal, détaillé, analysé, mille fois, et pourtant personne ne pouvait deviner, en 1980, et pendant toutes les années qui avaient suivi.

La solution sautait aux yeux… à une condition.

Une seule condition. Absolument délirante.

Ouvrir ce journal dix-huit ans plus tard !

2

2 octobre 1998, 8 h 27

Ces deux-là étaient-ils amants, ou frère et sœur ?

La question agaçait depuis près d’un mois Mariam, la patronne du bar le Lénine, au carrefour de l’avenue de Stalingrad et de la rue de la Liberté, à quelques mètres du parvis de l’université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis. A cette heure matinale, le bar était aux trois quarts vide, Mariam en profitait pour disposer avec ordre les tables et les chaises.

Les deux en question se tenaient assis comme d’habitude, au fond, près de la fenêtre, une minuscule table pour deux, se regardaient droit dans leurs yeux bleus, se tenaient la main.

Amants ?

Amis ?

Fratrie ?

Mariam soupira. Cela l’énervait, cette incertitude. D’habitude, elle possédait un jugement plutôt sûr, s’agissant des affaires de cœur de ses étudiants. Elle s’activa, elle devait encore passer l’éponge sur les tables, un coup de balai peut-être ; dans quelques minutes, le terminus de la ligne 13 du métro, la station Saint-Denis-Université, déverserait ses milliers d’étudiants pressés, stressés, débordés, déjà… La station n’était ouverte que depuis quatre mois : son inauguration avait déjà métamorphosé le quartier. La fac de Saint-Denis était désormais reliée directement au cœur de Paris.

Mariam disposa sans ménagement les chaises autour des tables, consciente que parmi les milliers d’étudiants studieux et anxieux une proportion non négligeable ferait une halte plus ou moins longue au Lénine, histoire de prendre un café, de fumer une dernière cigarette tranquille, de retarder le moment d’aller s’enfermer dans un amphi… D’arriver en retard en cours… ou de ne pas y aller du tout, finalement… Mariam connaissait le rush de huit heures quarante-cinq. Elle avait vu lentement se transformer l’université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis, la grande université des Sciences de l’Homme, de la Société, de la Culture, la rebelle, en une sage et banale université de banlieue. Désormais, la plupart des profs faisaient la gueule d’être nommés à Paris VIII, ils visaient la Sorbonne, Jussieu à la limite… Avant l’ouverture de la station de métro, les profs devaient traverser la plaine Saint-Denis, se confronter un peu à la zone, autour. Maintenant, avec le métro, cela aussi était fini. Les profs s’engouffraient dans le métro, ligne 13, pour foncer vers les hauts lieux de la culture parisienne, les bibliothèques, les labos, les ministères, les hautes institutions…

Mariam se retourna vers le comptoir pour aller chercher une éponge et jeta un discret coup d’œil en coin au couple qui ne cessait de l’intriguer, cette jolie blonde et ce grand gaillard transi.

Ce couple lui rongeait les nerfs. Cette énigme sournoise finissait par la hanter.

Qui étaient-ils ?

Mariam n’avait jamais rien compris au fonctionnement de l’enseignement supérieur, aux partiels, aux modules, aux grèves, mais nul ne savait mieux qu’elle surveiller la récré. Elle n’avait jamais lu Robert Castel, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jacques Lacan, les profs stars de Paris VIII, elle les avait au mieux croisés, une fois ou deux, dans son bar ou sur le parvis, mais elle se considérait pourtant comme une experte en psychanalyse, sociologie et philosophie des peines et amours estudiantines. Elle jouait la mère poule avec ses protégés, les habitués de son café, elle s’occupait du côté cœur avec une compétence toute professionnelle.

Une nouvelle fois, Mariam tourna la tête vers le couple près de la vitre. La relation entre ces deux-là résistait pourtant à son expérience, à ses intuitions.

Emilie et Marc.

Ça l’agaçait au plus haut point, cette incertitude.

Amants timides ou parents ?

Mystère. Mariam n’arrivait pas à se faire une idée précise. Quelque chose clochait. Si ressemblants et tellement différents. Mariam connaissait leur prénom, elle retenait le prénom de tous les habitués.

Lui, Marc, étudiait à Paris VIII depuis deux ans maintenant, il était un client fidèle du Lénine. Grand, plutôt joli garçon, mais avec un air un poil trop gentil, un genre « petit prince » décoiffé, un peu rêveur, avec comme un certain manque de classe ; le profil de l’étudiant qui ne connaît pas encore les codes, qui débarque, un petit côté provincial, un manque de fric aussi, pour s’offrir une garde-robe branchée, moderne… Côté boulot, Marc n’était apparemment pas un violent… Il étudiait doucement le droit européen, d’après ce qu’elle avait compris… Un calme, un contemplatif, pendant ces deux ans. Mariam avait compris pourquoi.

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