Read Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) Online
Authors: Michel BUSSI
Elle l’avait suivi.
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2 octobre 1998, 15 h 21
La moto s’arrêta chemin des Chauds-Soleils, juste devant la Roseraie. Le motard descendit prestement, ôta son casque, ébouriffa ses longs cheveux corbeau et appuya sur l’interphone.
— Oui ?
— Un colis pour madame de Carville. Courrier spécial. C’est urgent, apparemment. Je viens directement du siège.
— Elle n’est pas disponible actuellement. Glissez l’enveloppe dans la boîte…
— Je dois la lui remettre en mains propres.
— Pas tout de suite alors. Il est impossible de la déranger avant plusieurs minutes. Vous pouvez attendre ?
Le motard soupira :
— Pas trop, non. Vous êtes qui ?
— Linda, l’infirmière…
— Ça ira, fit le coursier après une courte hésitation. Je vous fais confiance. Vous donnerez l’enveloppe à madame de Carville ?
— Je crois que j’en serai capable…
Le motard partit dans un petit rire :
— Dites-moi, Linda… C’est le bordel, chez vous ! Ambulances, pompiers, flics. J’ai eu un mal fou à passer la Marne. Ils ont cerné un tueur en série ou quoi ?
— Presque ! Ils viennent de trouver le corps d’une femme dans la forêt de Coupvray, juste au-dessus de la maison. Abattue, d’après ce que j’ai compris. Ils ne savent pas encore si c’est la balle perdue d’un chasseur ou un meurtre. Vous vous rendez compte ? Un meurtre. A Coupvray !
— Au moins, ça met de l’animation dans le quartier…
Linda récupéra la grande enveloppe de papier kraft. Elle hésita à appeler Mathilde de Carville. Elle jardinait dans sa serre. Madame de Carville détestait qu’on la dérange lorsqu’elle s’occupait de ses fleurs. Sa verrière, c’était devenu sa chapelle. Son jardinage, c’était sa communion, un instant sacré que Linda n’avait aucune envie de profaner. Tant pis. L’enveloppe attendrait le retour de la patronne. Linda la posa à côté du téléphone, sur le secrétaire de l’entrée.
Elle ne voulait pas laisser Léonce de Carville trop longtemps seul. Elle ne voulait pas se mettre en retard surtout, elle avait encore sa toilette à faire, le pyjama à enfiler, le repas à donner, les perfusions à brancher… Si elle se débrouillait bien, elle pouvait être tranquille vers dix-huit heures. Léonce de Carville serait propre, nourri, couché. Linda pourrait rentrer chez elle. Récupérer son bébé, profiter un peu de lui…
Elle s’approcha de Léonce de Carville et poussa le fauteuil roulant jusque dans la salle de bains. C’était le moment qu’elle détestait le plus. Allonger le vieil homme sur la table. Aussi pratique que de porter un matelas. Lorsqu’elle y fut parvenue, Linda souffla et appuya sur le bouton élévateur. Le corps se hissa à l’horizontale jusqu’à la hauteur de sa ceinture. Toute la salle de bains était automatisée, équipée du matériel dernier cri, le même que dans n’importe quel hôpital. Mieux, même. Rien à dire de ce côté-là. Elle pouvait bosser. Mathilde de Carville mettait les moyens.
Linda commença à déshabiller l’infirme.
Lorsqu’elle le bousculait, pour le déboutonner, pour lui passer les mains dans les manches, Linda avait presque l’impression que le vieil homme réagissait, comme s’il se prêtait au jeu, comme s’il l’aidait. Trois jours plus tôt, Linda avait même cru que Léonce de Carville lui avait souri. Volontairement. Elle savait bien que c’était impossible. C’était du moins ce que disaient les médecins. L’infirme était incapable de reconnaître un visage, une voix, un son, de se souvenir de ses gestes, d’une journée sur l’autre. Alors, l’aider à passer son bras dans le trou de sa manche…
Linda tira le pantalon de toile le long des jambes flasques du vieil homme. Puis le slip, souillé. Quelques feuilles d’érable collées au tissu tombèrent sur le tapis de bain.
Et s’ils se trompaient ! pensa Linda.
Depuis maintenant près de six ans qu’elle s’occupait des soins de Léonce, deux heures le matin et trois dans l’après-midi, elle aimait se persuader qu’il n’était pas qu’un tube digestif qu’on pousse dans un fauteuil comme on promène des courses dans un Caddie.
Linda fit couler l’eau tiède ; puis mousser le gant au savon. Elle commençait toujours la toilette par les organes génitaux, puis la partie inférieure du corps. Linda était maman depuis sept mois maintenant. Un petit Hugo. Elle était capable de différencier un vrai sourire d’un sourire gastrique ; de différencier un regard qui comprend d’un regard perdu derrière un voile.
Le gant remontait le long de la jambe gauche. Au fond, Linda aimait bien Léonce, même si tout le monde le détestait, dans cette maison sinistre. Sa femme. Sa propre petite-fille, cette peste de Malvina. On lui avait dit tant de mal à propos de Léonce de Carville. Qu’il avait été un patron tyrannique, capable de foutre à la porte des centaines d’ouvriers d’un coup, au Venezuela, au Nigeria, en Turquie. Un type sans scrupules. Un dur. Et après ? Elle s’en fichait. Depuis six ans, pour elle, Léonce de Carville n’était qu’un mannequin de caoutchouc. Un vieillard sans défense. Un pauvre être fragile qui n’avait plus qu’elle pour le protéger, le soigner, lui prêter un peu d’attention, de tendresse. Comme son bébé !
Ils se comprenaient, tous les deux. Le vieil homme et l’infirmière. Cinq heures par jour. Aucun médecin au monde ne pouvait percevoir ce lien. Encore moins Mathilde et Malvina de Carville. Oui, Léonce de Carville pouvait encore communiquer. A sa façon…
Une porte claqua !
La main gantée de Linda s’arrêta brusquement sur le ventre mou du vieillard. C’était la porte d’entrée. Linda pensait pourtant l’avoir fermée. Elle posa le gant, fit quelques pas jusque dans le hall.
Personne. Juste un courant d’air. Ce n’était pas rare, la Roseraie était une immense bâtisse de plus de dix chambres et vingt pièces dans laquelle il y avait toujours au moins une porte ou une fenêtre ouverte. Linda retourna dans la salle de bains. Léonce attendait. Nu. Il avait besoin d’elle. Tout comme son petit Hugo, il ne fallait pas le laisser seul.
Linda commit une erreur. Perdue dans ses pensées entre Hugo et Léonce, elle ne fit pas attention à un détail. Elle ne regarda pas sur le secrétaire, à côté de la porte d’entrée.
L’enveloppe de papier kraft n’y était plus.
Linda souffla à nouveau. Elle avait terminé la toilette de Léonce de Carville, l’avait habillé d’un pantalon et d’une chemise de pyjama propres, comme chaque jour. Elle se refusait à lui mettre une couche pour adulte, comme on en utilisait même dans les cliniques les plus coûteuses. Tant pis, elle changeait le pyjama et les draps tous les matins.
Linda hissa l’infirme dans le lit médicalisé de sa chambre, juste à côté de la salle de bains. On avait dû percer une nouvelle porte pour que le fauteuil roulant puisse passer. Le lit aussi était ce qui se faisait de mieux sur le marché, entièrement commandé électriquement. Rien à dire. Côté médical, Léonce de Carville était mieux ici que dans la chambre d’un mouroir pour personnes âgées, dans ces résidences où l’on entasse les vieux comme dans une fosse commune. Léonce de Carville, au moins, aurait le droit de mourir dans le luxe. Seul, mais dans le luxe. Mathilde de Carville dormait à l’étage depuis des années.
Linda attrapa l’oreiller de plumes sur le lit et le posa sur la chaise la plus proche. Elle glissait ce gros oreiller blanc dans le dos de Léonce de Carville pour le redresser sur son lit et le caler lorsqu’elle lui donnait la becquée. Linda regarda sa montre. Elle servirait le dîner dans moins d’une heure maintenant.
Elle s’assura une dernière fois que le tronc du vieil homme était bien sanglé au lit médical. L’infirme avait maintenant les yeux grands ouverts, fixes, comme toujours après sa toilette, juste quelques clignements de paupières. Linda avait entendu parler de ce type paraplégique qui avait écrit un livre simplement en dictant les lettres, les mots, les phrases, en clignant des paupières. Incroyable ! Et si pour son Léonce c’était la même chose ? Et si, malgré le discours des médecins, son cerveau continuait de tourner, à l’intérieur ? Prisonnier d’une carapace de coton. Et si Léonce de Carville avait quelque chose à lui dire ? A raconter ? Simplement, elle ne comprenait pas son mode de communication. Qu’avait-il dans la tête, ce vieil homme ? Linda avait appris que Léonce de Carville avait été un type extraordinaire. Un patron. Un des plus grands. Parti de rien, il avait bâti une richesse considérable, des usines dans le monde entier. Il avait commandé un empire. Il avait été le pharaon à la tête d’une immense pyramide. C’est à elle que revenait le devoir d’entretenir son souvenir momifié, d’embaumer son corps. C’est sans doute pour cela, pour ce pouvoir, qu’on l’avait tant détesté. Par jalousie. Les faibles se vengeaient de lui maintenant qu’il ne pouvait plus se défendre. Des faibles qui lui devaient tout, pourtant. Ce domaine, la Roseraie, par exemple.
Linda posa sur la table de chevet de Léonce de Carville un petit écouteur, comme ceux que l’on utilise pour entendre les pleurs d’un bébé d’une pièce à l’autre. Elle plaçait toujours l’autre dans la cuisine pendant qu’elle préparait à manger. Ainsi, elle se sentait tranquillisée. Un peu ridicule, aussi. Que pouvait-il arriver à l’infirme pendant qu’elle était dans la cuisine ?
Linda, en sortant, jeta un dernier coup d’œil au vieil homme, les yeux toujours grands ouverts.
Un génie parti de rien. Revenu au point de départ.
L’ombre se glissa silencieusement dans le dos de Linda, se dissimula entre le mur et l’escalier. Linda aurait pu la voir si elle avait tourné la tête, juste un quart de cou. La jeune femme alla droit à la cuisine.
Linda tenait à préparer elle-même le repas de Léonce de Carville. Sa bouillie. Elle se faisait un devoir d’utiliser des produits frais. Des légumes, du jambon, plus d’une dizaine d’ingrédients qu’elle achetait au marché de Marne-la-Vallée, qu’elle épluchait, découpait et mixait. Léonce de Carville en recrachait la moitié, chiait le reste, mais Linda ne cédait pas sur ses principes. Depuis un mois, en plus, elle faisait coup double. Elle faisait trop de bouillie pour Léonce et en gardait la moitié pour Hugo ! A l’heure où elle rentrait chez elle, c’était l’idéal. Même menu pour le vieux Léonce et bébé Hugo. Linda était une fille organisée. Elle n’avait rien dit à Mathilde de Carville, mais la vieille bique n’allait pas l’emmerder pour deux poireaux, trois pommes de terre et une tranche de jambon !
Linda posa l’écouteur de bébé à côté du mixer et commença à éplucher les deux carottes devant elle.
Elle aimait ce moment de silence. Il la rassurait.
L’ombre passa devant la porte de la cuisine et poussa celle de la chambre de Léonce de Carville. Elle entra dans la pièce, avec précaution. Linda n’avait rien entendu, rien vu.
Le regard de l’infirme fixa la silhouette qui s’avançait. Les yeux grands ouverts. Pétrifiés de peur, comme s’il avait compris son intention. L’ombre hésita. Ce regard braqué sur elle semblait irréel. Menaçant, presque. L’hésitation ne dura qu’une brève seconde. L’ombre avança. Elle n’éprouvait aucune pitié pour ce corps inerte allongé face à elle. Seulement de la haine et du mépris.
L’ombre approcha encore, déterminée. Elle avait repéré l’oreiller posé à côté du lit. L’ombre sourit. C’était la solution idéale. Rapide. Silencieuse. L’ombre se dirigea vers la chaise. Le regard de l’infirme ne l’avait pas suivie, il fixait toujours, exorbité, la porte ouverte. L’ombre se sentait un peu plus rassurée. Sa peur n’était qu’une illusion. L’infirme ne l’avait pas reconnue, ne reconnaissait plus rien, d’ailleurs. Sous ses pieds, le parquet craqua légèrement.
La pointe du couteau de Linda resta en l’air. L’infirmière avait entendu un bruit, distinctement, dans la chambre de Léonce. Un craquement ! Machinalement, sans même reposer le couteau sur la table de cuisine, Linda sortit dans le hall et se dirigea vers la chambre de l’infirme. Ce n’était tout de même pas le vieux qui s’était levé !
Malgré elle, elle pressa le manche du couteau de cuisine dans sa paume. Cet après-midi prenait un tour étrange. Tout d’abord, ce crime, dans la forêt. Les flics partout. Ce coursier ensuite, cette enveloppe. Cette porte qui claque, tout à l’heure. Ce craquement dans la chambre d’un impotent, maintenant.
Linda tendit le bras. Le couteau balaya l’espace devant elle. Son bras tremblait. Cette maison lui avait toujours fait peur, comme les manoirs hantés dans les films.
Psychose
et le reste. Linda évitait d’y penser, d’habitude, mais elle avait toujours ressenti ce malaise. Ses jambes avaient du mal à la porter. Elle frissonnait.
Linda pointa encore devant elle la lame et entra dans la chambre. Le regard de Léonce de Carville la fixa. Vide. Vide, comme le reste de la pièce. Personne ! Linda évacua la tension d’un rire nerveux. Cette maison et cette famille de détraqués la rendraient folle. Elle en venait à se promener un couteau de cuisine à la main pour un parquet qui grince ! Il fallait qu’elle trouve autre chose, un autre emploi, ça ne manquait pas, les familles fortunées, au bord de la Marne. Tant pis pour le vieux Carville. Elle oublierait cette curieuse tendresse qu’elle éprouvait pour lui… Elle avait Hugo, maintenant.
Le couteau retomba le long de sa jambe. Linda songea qu’elle devait se reconcentrer, terminer la bouillie du vieillard et du bébé. Puis foutre le camp. Elle marcha à pas plus fermes dans le hall.
L’ombre entendit avec soulagement le bruit du mixer dans la cuisine. Quelques minutes auparavant, elle avait été imprudente. Impatiente. Cette fois-ci, l’infirmière dans la cuisine ne l’entendrait pas. L’ombre ouvrit avec précaution la porte du salon où elle s’était réfugiée, celle au piano blanc. Les mains saisirent l’oreiller de plumes sur la chaise. Deux pas de plus. Le tissu de soie épousa la forme du visage de Léonce de Carville. Pas un geste. Pas une réaction. C’était si facile. Trop facile, même. Combien de temps fallait-il attendre pour étouffer un paraplégique ? Il était impossible de se fier à un quelconque signe, au renoncement d’un corps convulsé qui brusquement cesse de se battre. Devait-elle attendre une minute ? Deux ? Trois ? Une éternité.
L’ombre ne compta pas. Comment faire ? Elle attendit, simplement. Le plus longtemps possible.
Soudain, l’impensable se produisit. L’impossible, selon les médecins. Le bras de Léonce de Carville se raidit. Brusquement. Etait-ce l’ultime réaction d’un corps qui meurt ? Une défense désespérée ? L’ombre ne relâcha pas son étreinte. Le bras gauche de Léonce de Carville était comme saisi de spasmes. Il balaya la table de chevet. Le verre et la carafe d’eau posés sur le napperon au crochet explosèrent sur le parquet.