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Authors: Marguerite Duras

Agatha & Savannah Bay (5 page)

BOOK: Agatha & Savannah Bay
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MADELEINE
(murmuré) :

Ou ailleurs.

À Saigon,

Singapour.

À Mandalay,

Yokohama.

Et qui sait ?

Et qui sait ?

JEUNE FEMME. — Oui.
(Temps).
Cela aurait toujours eu lieu, soit dans les régions des latitudes chaudes de la terre, soit pendant les étés des pays du Nord.

Partout où cela serait survenu ç’aurait été au cours d’un après-midi.

MADELEINE
(en écho).
— Ç’aurait été pendant l’été d’un pays du Nord. L’après-midi.

JEUNE FEMME. — Oui. C’aurait été la fin d’un jour, juste avant la nuit.

Ici commence le dialogue théâtral, toujours reconnaissable entre tous.

JEUNE FEMME. — C’était vers la fin du jour, avant que vienne la nuit. Mais déjà quand elle s’annonce, que la lumière s’allonge, déjà affaiblie et qu’elle entre partout où elle trouve à entrer avant de s’éteindre. C’était donc ce moment-là, très bref, de l’illumination avant le noir. L’homme qui était dans le café était assis le long de la vitre qui donnait sur la pièce d’eau. Il a sorti une lettre de sa poche. Il l’a lue. Et puis il l’a relue, il a relu cette lettre. Et moi je regardais.
(Temps).
Et puis il a remis cette lettre dans sa poche. Et moi, je regardais toujours. Et puis il l’a sortie de nouveau de sa poche et puis il l’a relue encore. Et moi j’ai vu : il pleurait.
(Temps).
Après l’avoir relue, il l’a remise dans sa poche sans la plier en la froissant.
(Temps).
Je regardais toujours. Il ne l’a plus relue. Il est resté là, comme mort, face au crépuscule.

MADELEINE
(regarde la Jeune Femme, comme si la Jeune Femme lui dictait ses répliques, toujours comme incertaine).
— Oui, jusqu’à la tombée du soir profond il n’a pas fait un mouvement. Il regardait la pièce d’eau. Je ne le regardais pas tout le temps. Je regardais tantôt la pièce d’eau, tantôt lui. Je voulais voir ses yeux.

JEUNE FEMME. — Ses yeux, oui.
(Temps).
Ce que je voulais voir, c’était ses yeux. Et tout à coup c’est arrivé. Il a cessé de regarder la pièce d’eau et tout à coup il m’a regardée, moi.

Madeleine dit la phrase de façon éclatante, comme déterminante :

MADELEINE. — Il avait des yeux clairs.

JEUNE FEMME. — Il s’est demandé ce que cela voulait dire, ce regard-là sur lui, cette insistance. Il a dû penser : mais quelle indiscrétion, quelle inconvenance…

MADELEINE. — Mais moi je n’ai pas baissé les yeux.

JEUNE FEMME. — C’est lui qui l’a fait, qui a baissé les yeux. Il a recommencé à regarder la pièce d’eau.

MADELEINE. — Il m’a oubliée.

JEUNE FEMME. — Oui, c’est ça.
(Temps).
Et puis il s’est rappelé.
(Temps).
Il a regardé encore le regard.

MADELEINE. — Et puis il a oublié de nouveau.
(Temps).
Mais moi je le regardais toujours.

Temps.

JEUNE FEMME. — Et puis tout à coup, tout a changé.

MADELEINE. — Tout.
(Temps).
Dès qu’il a tourné la tête une dernière fois, tout avait déjà changé : il savait. Il savait que quelqu’un assistait à sa terrible histoire.

Temps.

JEUNE FEMME. — Oui, il savait qu’il y avait là, là dans le monde, ce soir-là, quelqu’un qui regardait le déroulement de sa terrible douleur.

MADELEINE. — Qui ? Il ne savait pas. Mais le regard, il l’avait vu.

JEUNE FEMME. — Oui. Et déjà il aurait pu reconnaître ce regard. Il a cessé de nouveau de regarder la pièce d’eau. Il s’est retourné et sans hésitation aucune il a regardé droit vers moi.

Temps. Lenteur.

MADELEINE. — Son expression avait changé et à son maintien, à ce moment-là, on aurait pu croire qu’il allait quitter le café, fuir cette femme à l’angle du bar qui le regardait si fort.

JEUNE FEMME. — Pour que cela cesse, vous comprenez, c’est ce que j’ai cru.
(Temps).
Mais je me trompais.

Temps. Lenteur.

MADELEINE. — À la place qu’il le fasse, c’est moi qui ai baissé les yeux pour ne pas le retenir, pour le laisser libre de partir, de me quitter, de me briser… de me tuer…

JEUNE FEMME. — Mais fermer les yeux tout à coup, comme ça, devant lui, prouvait seulement mon amour pour lui, si soudain et si fort.

MADELEINE. — C’était clair. C’était éclatant.

JEUNE FEMME. — Il l’a compris. Distrait tout à coup de sa propre histoire, il regardait vers moi.

MADELEINE. — Il regardait cet amour se faire, un amour tel qu’il était d’une écrasante évidence que cette jeune femme ne l’avait jamais encore éprouvé pour un autre homme que lui.

Temps.

JEUNE FEMME. — À cause de sa douleur… ?

MADELEINE. — À cause de sa douleur, oui.

JEUNE FEMME. — Oui. De sa douleur à propos d’une autre femme qui nous privait lui et moi de l’histoire d’un amour.

MADELEINE. — Je veux vous dire, écoutez-moi bien, écoutez-moi, je me reprends : de sa douleur à propos d’une autre femme qu’il aimait et qui nous permettait à lui et à moi de vivre un sentiment d’amour sans en vivre l’histoire.

Temps.

MADELEINE. — Il avait les yeux clairs ?

JEUNE FEMME. — Je crois. Vous disiez : bleus.

MADELEINE. — Non, j’ai dit : clairs.
(Temps).
J’ai dit aussi : des yeux… je ne sais plus.
(Temps).
Aujourd’hui je dis : des yeux clairs. Des cheveux blonds. Je ne change plus rien.

JEUNE FEMME. — Des yeux clairs…

MADELEINE. — Oui…

JEUNE FEMME. — Des yeux dont on croit qu’ils voient bien, loin, vers le passé.

MADELEINE. — Oui, mais c’est faux, des yeux qui ne voient pas tout.

JEUNE FEMME. — Des yeux qui empêchent qu’une autre histoire ne vienne remplacer l’autre, celle qui a sombré dans la mort.

MADELEINE. — C’est ça.

JEUNE FEMME. — Des yeux qui peut-être ne voient pas du tout, qui sont aveuglés de lumière.

MADELEINE. — Non. Des yeux qui voient seulement l’immortalité.

Silence. Elles se regardent. La Jeune Femme chante l’air et Madeleine dit les paroles de la fin de la chanson.

JEUNE FEMME
(chante) :

Des mots d’amour
Il y en a tant
Il y en a tant
Il y en a trop
………………….

MADELEINE. — Oui.

Silence.

JEUNE FEMME
(chante) :

La… la… la…
La… la… la…
Mon amour, mon amour.

MADELEINE. — Il aimait jusqu’à la folie quelqu’un qu’il ne verrait plus jamais.

JEUNE FEMME. — C’était comme ça que je l’aimais, privé d’elle, de cette autre femme, dans cette douleur. J’éprouvais un très grand désir de son corps privé de cette autre femme. Je pleurais tellement c’était un grand désir.

Silence. Passages de gens derrière le rideau, comme une menace. La rumeur disparaît.

JEUNE FEMME. — Il s’est mis de nouveau à regarder la pièce d’eau qu’on voyait maintenant à peine derrière les vitres du café.

La Jeune Femme regarde Madeleine. Silence. Lenteur déclamatoire.

MADELEINE. — Ce n’était pas une pièce d’eau. C’était la mer.

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — Ce n’était pas la France. C’était le Siam.

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — C’était Savannah Bay.

JEUNE FEMME. — Oui, c’était Savannah Bay. C’était le Siam. C’était l’embouchure d’un fleuve tropical.

Silence. Puis la Jeune Femme chante très bas « Les Mots d’Amour ».

MADELEINE
(sur le chant).
— C’était Henry Fonda, c’était Savannah Bay, c’était dans une pièce de théâtre. Titre : Savannah Bay. Acteur : Henry Fonda.

Temps long.

JEUNE FEMME. — Il s’est relevé. J’ai vu son mouvement dans la vitre et même son visage devenu presque caché.

Temps.

MADELEINE. — La nuit tombait déjà sur Savannah Bay.
(Temps).
Au loin on voyait les quais éclairés.
(Temps).
Déjà les bateaux de pêche partaient pour la haute mer.

JEUNE FEMME. — Les lampes du bar se sont allumées. Il s’est retourné. Il m’a regardée.

MADELEINE. — Et il s’est levé. Il s’est tourné vers moi et il a attendu sans doute que je lui fasse signe. Qui sait ? Alors de la main, d’un geste très léger à peine visible, je lui ai fait signe de venir vers moi.

JEUNE FEMME. — Il s’est levé.

MADELEINE. — Oui.

JEUNE FEMME. — Il s’est rapproché.

MADELEINE. — Oui.

Les deux femmes changent la direction de leurs regards, comme si elles regardaient une troisième personne. Elles se parlent comme les amants de Savannah Bay.

JEUNE FEMME. — Il portait un costume de tussor blanc. Il m’a souri. Je lui ai fait signe de s’asseoir.

MADELEINE. — Oui.
(Temps).
Il a dit : « Je suis un Européen de Savannah Bay. »

JEUNE FEMME. — Alors moi je m’étonne. Je dis : « Ici on dit Européen ? Comme c’est curieux… »

MADELEINE. — Il dit que c’est comme ça. « Européen », il dit.

JEUNE FEMME. — Il dit que ça date de l’Empire colonial. « On disait Européens pour dire les Blancs. » Et puis il me regarde : « Vous habitez le Siam ? »

MADELEINE
(prise de court).
— « C’est-à-dire… »

JEUNE FEMME. — « Le Siam ? »

MADELEINE
(prise de court, comme si elle avait oublié une réplique).
— « C’est-à-dire… »

JEUNE FEMME. — « Elle est là pour un film, Monsieur. Elle tourne un film à Savannah Bay. Avec Henry Fonda. D’amour. Un film d’amour. »

MADELEINE
(délivrée de la corvée de la mémoire, délicieuse).
— Oui, c’est ça, je tourne un film à Savannah Bay avec Henry Fonda. Le titre c’est : Savannah Bay. »

JEUNE FEMME. — « Ça arrive souvent, des films ici, à cause de la lumière de Savannay Bay. »

MADELEINE. — « Ah… Savannah, Savannah Bay ».
(Temps).
« Admirable lumière. »

JEUNE FEMME. — « Oui. Et toujours égale. Presque jamais de pluie. Des typhons vers les équinoxes, c’est tout. »

MADELEINE
(émerveillée).
— « Quel climat merveilleux. Quelle chance. »

Retour au lieu présent.

JEUNE FEMME. — « Je ne sais pas. Je n’y pense pas. » Il a cessé de me regarder, il a fixé la direction de la mer et il s’est tu.

MADELEINE. — C’était un homme d’une grande et rare sincérité.

JEUNE FEMME. — Oui. Perdu.

MADELEINE. — Sans plus rien à perdre. Sans plus rien à gagner.

JEUNE FEMME. — Oui.

Silence. Retour au ton impersonnel.

MADELEINE. — « Vous êtes malheureux, n’est-ce pas, Monsieur ? »

JEUNE FEMME
(geste).
— « Oui ».

MADELEINE. — « À cause de votre femme ? »

JEUNE FEMME. — « Oui. »

MADELEINE
(tout bas).
— « Dites-moi… qu’est-ce qui est arrivé ? »

JEUNE FEMME. — Il m’a regardée et il a dit : « Ce qui arrive tous les jours, vous voyez, qui est à la fois sans importance et si terrible. »

MADELEINE. — « C’est vrai… ce que vous dites… oh que c’est vrai. »

JEUNE FEMME. — Il s’est retourné de nouveau vers la mer. Elle était tout entière tendue vers lui, des larmes dans les yeux.
(Temps).
Il a dit : « C’est épouvantable, c’est incroyablement difficile à traverser. Seul le temps peut adoucir cette douleur. » Il pleurait.

MADELEINE. — « Serait-elle morte, Monsieur ? »

JEUNE FEMME. — « Oui. »

MADELEINE. — « Morte, Monsieur, morte ? »

JEUNE FEMME. — « Oui, elle s’est donné la mort ici, une nuit, ici à Savannah Bay. »

MADELEINE. — « Quelle curieuse expression, Monsieur : se donner la mort… »

JEUNE FEMME. — « Il n’empêche, Madame. Si nous disions : trouver la mort, ce serait déjà moins juste. »

MADELEINE. — « Il est vrai… »

Silence.

MADELEINE. — « Quel âge, Monsieur, quel âge avait-elle ? »

JEUNE FEMME
(hésitation).
— « Pas encore dix-huit ans, encore dix-sept ans, je crois, à quelques semaines près. »

MADELEINE. — « Dieu. »

JEUNE FEMME. — « Oui. »

MADELEINE
(épouvante, voix murmurée).
— « Il y a de cela beaucoup de temps ? »

JEUNE FEMME. — « Il y a de cela l’âge de l’enfant. Vingt-cinq ans. »

Silence.

MADELEINE. — « C’était dans cette région de Savannah Bay ? »

JEUNE FEMME. — « Oui, c’était ici. C’était au Siam. »

MADELEINE. — « Je ne savais pas que Savanna Bay était au Siam. Je pensais que c’était dans l’Italie du Sud. »

JEUNE FEMME. — « C’est aussi en Italie du Sud. C’est partout où vous êtes allée. »

MADELEINE
(temps).
— « Je comprends. »

Silence. Madeleine se détourne de la Jeune Femme.

MADELEINE. — « Monsieur… Monsieur, quelle horreur, vous devriez l’oublier. »

JEUNE FEMME. — « Je devrais, oui. »

La Jeune Femme se tourne vers Madeleine.

JEUNE FEMME. — « On m’avait toujours dit, Madame, que vous étiez profondément charmante. »

MADELEINE
(convaincue).
— « Oui. »

Silence. Madeleine s’éloigne de la Jeune Femme.

MADELEINE. — « Ainsi, Monsieur, je vois que vous n’êtes pas mort dans les marécages de la Magra. »

JEUNE FEMME. — « Je ne connais pas cet endroit, Madame, je m’en excuse. Il doit porter un autre nom ailleurs. »

MADELEINE
(interdite).
— « Oui, sans doute.
(Temps).
Mais où ? »

JEUNE FEMME. — « Je ne sais pas ».
(Elle se tourne).
Il a regardé la mer. La lumière baissait. Il a eu l’air d’avoir oublié. Alors je l’ai appelé.

MADELEINE. — Il ne s’est pas retourné vers moi.

La Jeune Femme reprend le refrain tout bas. Elles restent immobiles dans la lumière et le chant. Puis la Jeune Femme sort et ferme la porte derrière elle comme elle avait annoncé qu’elle le ferait un jour. Madeleine reste seule, l’ignore.

Noir sur la musique qui diminue et cesse.

Version créée au Théâtre du Rond-Point
le 27 septembre 1983

Mise en scène : Marguerite Duras

Assistant : Yann Andréa

Décor : Roberto Plate

Assistant-Décorateur : Simon Duhamel

MADELEINE : Madeleine Renaud

LA JEUNE FEMME : Bulle Ogier

Eclairages : Geneviève Soubirou

BOOK: Agatha & Savannah Bay
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