Read Agatha & Savannah Bay Online

Authors: Marguerite Duras

Agatha & Savannah Bay (8 page)

BOOK: Agatha & Savannah Bay
2.69Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

MADELEINE
(en écho).
— Ma petite… ma petite… adorée, adorée…
(Temps. Éclatante :)
C’était des jours chauds.
(Temps).
Très clairs.
(Temps).
Très très clairs.
(Temps).
C’est plein d’estivants, plein de lumière.
(Temps).
Plein de bateaux. De barques. De joie.

JEUNE FEMME
(éclatante).
— C’était plein de cris, de rires.
(Temps).
De chants.
(Temps).
Et de la mer.
(Temps).
Du bleu.

MADELEINE. — De l’ombre fraîche, plein. De soleil. Du blanc de la pierre.

JEUNE FEMME. — D’elle.
(Temps).
Du blanc de la pierre et d’elle sur ce blanc.
(Silence).

Elle rit. Elle crie que sa peau brûle, qu’elle se brûle à sa peau à lui, et lui qui la tire par les bras, une anguille, et elle qui cède et qui s’allonge sur la pierre, qui pose son corps et son cœur et toute sa peau sur la pierre chaude.

MADELEINE. — Et lui qui lui enlève son maillot noir, et elle qui est nue, nue, et lui qui la couvre de baisers partout sur le corps, sur le ventre, sur le cœur, sur les yeux.

Silence. Retombée du temps éclatant.

MADELEINE. — Quelqu’un pleure de bonheur à les voir.

JEUNE FEMME. — Quelqu’un pleure de bonheur parce qu’ils vont mourir d’aimer.
(Silence).
L’enfant.

MADELEINE. — L’enfant a commencé à hurler avec le soir. Tout entier qu’on était distrait vers la souffrance, on l’avait oublié.

JEUNE FEMME. — Une petite fille ?
(Temps).
Elle avait faim ?
(Rire).

MADELEINE
(sourire).
— Oui… oui… une petite fille… elle avait faim.

Silence. La Jeune Femme entraîne Madeleine dans une longue déambulation. D’abord vers le fond du décor, la porte de la mer, sorte d’autel ouvert sur la mer, sur de la lumière qui s’assombrit ou, au contraire, devient d’une incandescence froide, selon la violence ou la douceur de l’évocation, par les deux femmes, de la jeune fille morte dans la mer chaude de Savannah Bay. Ensuite, cette déambulation se fait vers les parages lointains de la scène à proprement parler, vers les rideaux de théâtre et les colonnes qui encadrent la porte.

Ce trajet dure de quatre à cinq minutes. Elles ne parlent pas. Après avoir regardé la mer au loin, elles regardent les lieux et puis elles s’arrêtent et regardent la salle, les gens de la salle. Musique piano de la chanson de Piaf pendant toute la déambulation.

SCÈNE III

JEUNE FEMME. — Et puis un jour il ne s’est rien passé.
(Temps).
Un jour il a plu et il a fait gris.
(Temps).
Tout le jour.
(Temps).
Le ciel a disparu, la lumière, l’air, les arbres. La nuit est venue très vite.
(Temps).
On a allumé les lampes. Personne ne parlait.
(Silence).
Qui était mort ce jour gris ?
(Temps long).
Qui était mort ce jour gris ? Vous ne l’avez jamais dit. Vous n’avez jamais dit que quelqu’un était mort.
(Silence).
Pourquoi pas elle ?
(Temps).
Pourquoi pas elle ? Elle… irremplaçable… elle, dans la mort, parmi les autres, pourquoi pas ?
(Silence. Regard effrayé de Madeleine).
Vous avez toujours parlé d’un jour interminable, vous disiez qu’il avait duré cent ans. Qu’on avait fait la nuit dans la maison. Que tout était silencieux, sauf ces cris de l’homme qui appelait. Vous ne vous souvenez pas ?

MADELEINE. — Non.

JEUNE FEMME
(temps).
— Vous avez toujours parlé d’un jour sans soleil, très long. Des gens qui avaient appris la nouvelle, qui étaient venus, qui entouraient la maison.
(Temps. Geste de Madeleine : non).
Vous avez toujours parlé de cet homme qui ne comprenait pas la mort, qui appelait une morte vers la Magra.
(Temps. Geste de Madeleine : non).
Vous ne vous souvenez pas ?

MADELEINE. — Non.

JEUNE FEMME. — Vous vous souvenez de quoi ?

MADELEINE. — Des grands marécages à l’embouchure de la Magra. Des bois. Ils sont encore là.
(Temps).
La mer.
(Temps).
La pierre.
(Temps).
Le temps.

JEUNE FEMME. — Les cris.

MADELEINE. — Non. L’histoire.

JEUNE FEMME
(temps).
— On n’avait jamais vu un amour pareil ?

MADELEINE. — Non.

Silence.

JEUNE FEMME. — Un amour comment ?

MADELEINE. — Un amour.
(Temps).
Un amour de tous les instants.
(Temps).
Sans passé.
(Temps).
Sans avenir.
(Temps).
Fixe.
(Temps).
Un crime.

Silence.

JEUNE FEMME. — Le soleil chaque matin au sortir du noir, et eux ils s’aiment d’un amour entier, mortel, dans la monotonie du temps.

MADELEINE. — Dans la monotonie du temps, oui, cet amour… singulier…

Silence.

JEUNE FEMME. — C’était ce que l’on disait ? Ensuite, on l’a écrit dans un livre ?

MADELEINE. — Je crois. Dans une pièce de théâtre aussi. Et puis ensuite dans un film.
(Temps).
Le film, c’était après, c’était bien après. Dans le film, on ne parlait que de lui.
(Temps).
Je découvrais qu’il vivait encore. Je le rencontrais dans une ville du Siam, à Savannah Bay.
(Silence).
Dites-moi, une petite fille serait née ces jours-là que vous dites… si terribles… ?

JEUNE FEMME
(temps).
— Une petite fille est née ce jour-là, de la mort, oui.
(Temps).
Ici, la mémoire est claire, lumineuse. Rappelez-vous, c’était dans le journal : Elle aurait quitté son lit d’accouchée pour aller vers les étangs…

MADELEINE. — Ah… oui… Elle aurait quitté son lit d’accouchée pour aller vers les étangs.
(Temps).
C’était ce que l’on avait dit. On l’aurait beaucoup blâmée pour ça… d’avoir quitté l’enfant,

JEUNE FEMME
(temps).
— Peut-être que l’enfant, ça a été trop de bonheur à la fois ?
(Temps).
Peut-être que l’enfant ce n’était pas la peine.
(Temps).
Que leur amour ne pouvait s’accommoder d’aucun autre amour.
(Temps).
Que rien n’aurait pu empêcher la mort.
(Temps).
C’était la fin de l’été, c’était la nuit, il pleuvait ?

MADELEINE
(temps).
— C’était la nuit, il pleuvait. C’est souvent dans cette région, à la fin de l’été.
(Temps).
Elle avait quitté sa mère aussi.
(Silence).
Entre eux deux ils ne voulaient rien. Ils voulaient le monde vide et eux seuls dans le monde vide.
(Temps).
Pour eux, ce n’était plus la peine que les jours soient différents, que ce soit l’hiver, que ce soit l’été.
(Temps long).
Au théâtre, oui, c’était vers les étangs que l’homme appelait : « Écoutez… on crie… ça vient des étangs… écoutez… »
(Temps long).
On n’est pas allé voir.
(Temps).
Quelqu’un avait laissé une porte ouverte à l’office. Il aurait pu revenir. Il ne l’a pas fait.
(Temps).
Peut-être qu’il ne sait plus le chemin… peut-être… Il faut dire que nous ne savions plus rien, ni parler, ni pleurer.
(Temps).
Je ne sais pas si on a jamais retrouvé son corps. Je n’ai jamais demandé ça.
(Temps).
Je ne sais plus.
(Silence. Elle cherche, doute).
C’était sans doute l’homme de la pierre blanche, mais… qui sait ?
(Temps).
C’était peut-être un des hommes de la pierre blanche… celui qu’elle avait choisi, elle, pour aimer et mourir.

Silence.

JEUNE FEMME. — Le troisième jour…

MADELEINE. — Le troisième jour, quand le soleil s’est levé, on ne criait plus. Nulle part.
(Temps).
Qui sait ?
(Temps).
Il a peut-être choisi de vivre… de partir.
(Temps long).
C’est curieux… de ces choses-là je suis sûre… du noir de la nuit.
(Temps).
De la pluie.
(Temps).
Des cris.
(Temps).
Du lever du soleil le lendemain.
(Temps).
De cette couleur de la mer…

(Temps).
Du son des voix.
(Temps).
Du silence entre les voix.
(Temps long. Égarée :)
Il l’appelait sur la mer : « Savannah ». Quelquefois il hurlait. Quelquefois il lui parlait très doucement. Personne ne comprenait.
(Temps. Colère).
Comment voulez-vous comprendre des gens comme
ça,
qui ne s’adressent qu’à l’un l’autre face à l’Éternel ? Comment ?

Silence.

JEUNE FEMME. — On aurait pu les appeler…

MADELEINE. — On aurait pu les appeler… les supplier de revenir. Mais on ne l’a pas fait… on ne l’aurait pas fait… C’était une affaire entre les amants…
(Temps. Lenteur).
Ils ont dû nager loin. Sur sa demande, à elle. Ça, c’est sûr. Et puis… ça a dû être comme l’arrivée du sommeil.
(Temps long).
À elle, la chose a dû lui être facile, elle était si fatiguée… ses couches dans la même nuit… À lui, non, ça n’a pas dû être possible, lui était dans toute sa force, il n’a pas pu s’en délivrer pour s’empêcher de nager.
(Temps).
C’est ce qu’on a dit partout, ce qu’on a écrit, ce qu’on a joué partout, partout.

JEUNE FEMME
(visage caché).
— Qu’est-ce que vous dites, vous ?

MADELEINE
(net comme un verdict).
— Je dis que c’est un instant comme la pierre est blanche. Sans plus personne. Tout à coup.

JEUNE FEMME. — Seulement la mer autour de la pierre.
(Temps).
Les cris.
(Silence).
C’est un instant de théâtre.

MADELEINE. — C’est un instant d’infinie douleur.

La jeune Femme s’approche de Madeleine qui reste assise près de la table. Fin de la musique de Schubert.

JEUNE FEMME. — La salle est pleine. On s’empêche de mourir par politesse. La salle attend. On lui doit le spectacle.

MADELEINE. — La salle est noire.
(Temps).
On lui raconte qui est mort.
(Temps).
Qui est resté en vie.
(Temps).
Qui criait.
(Temps).
On lui dit comme la mer était bleue.
(Temps).
Quelle chaleur c’était.
(Temps).
Comme la pierre est blanche.

JEUNE FEMME. — Comme la douleur est longue.
(Temps).
Comme elle change.
(Temps).
Comme elle devient.
(Temps).
Le second voyage.
(Temps).
L’autre rive.
(Temps).
Le deuxième amour.

MADELEINE. — Le deuxième amour.

La porte de la mer s’éclaire. Toute la lumière se modifie autour des deux femmes.

Madeleine se retourne et regarde la porte ouverte sur la lumière. Elle reste là, à la regarder.

La Jeune Femme va vers cette porte, se tient au bord de la lumière un long instant. La main au-dessus des yeux, elle cherche sur la mer. Puis elle revient calmement vers Madeleine. Elle prend une écharpe et la met sur ses épaules. On pourrait penser que le soir vient.

Elles sont proches l’une de l’autre. Musique forte qui diminue parfois jusqu’à disparaître mais qui ne cessera jamais jusqu’à la fin de la pièce.

JEUNE FEMME. — On n’a pas voulu vous écrire cette pièce de théâtre ?

MADELEINE
(temps).
— On n’a jamais voulu. Non. Pour des raisons très ordinaires.
(Temps).
Pour ne pas réveiller la douleur, vous voyez. Et puis parce que je ne pouvais plus courir pour me jeter à son cou… courir pour m’en aller.
(Temps).
Enfin, vous voyez…

JEUNE FEMME. — On aurait entendu une chanson…

MADELEINE. — Oui : « Mon amour, mon amour ».
(Temps).
Vous la connaissez ?

JEUNE FEMME. — Oui.

Silence. Gaieté.

MADELEINE. — La pièce ne sera jamais écrite. Alors, autant mourir.

JEUNE FEMME. — Autant vivre, pareil…

MADELEINE. — Pareil… C’est vrai, au fond.

JEUNE FEMME. — Ainsi, c’est une pièce qui n’a été ni jouée ni écrite.

MADELEINE. — Rien… Pour ce qui est de cette pièce-là, rien.
(Temps).
Enfin… elle n’aura pas été jouée complètement.
(Temps).
Mais jamais rien n’est complètement joué précisément au théâtre… alors… On croit jouer ça alors qu’on joue ça… Moi j’ai vu des grands acteurs se tromper de pièce tout d’un coup… et personne pour s’en apercevoir.
(Temps).
Tout communique au théâtre, toutes les pièces entre elles mais jamais rien n’est joué vraiment, on fait toujours comme si c’était possible de… Mais…

JEUNE FEMME. — De… ? De quoi… ?

MADELEINE. — Eh bien… de dire…
(simplicité sublime :)
« Madame, bonjour, bonjour… ce temps qu’il fait aujourd’hui donnerait l’envie de mourir d’un excès de lumière, madame… du bleu de ce ciel, madame… d’un amour tout aussi bien… Bonjour, madame… »

JEUNE FEMME. — « Bonjour, bonjour ».

Rires légers.

Fin des rires.

Elles reviennent à la table, reprennent une tasse de thé.

JEUNE FEMME. — Au théâtre, ç’aurait été aussi dans une ville du Siam que vous le retrouviez ?

MADELEINE. — Oui. Dans un bar.
(Temps).
Je le reconnaissais.

JEUNE FEMME
(temps. Raconte).
— C’est la fin d’un jour,
(temps)
juste avant la nuit,
(temps)
quand la lumière s’allonge,
(temps)
illuminante, avant de s’éteindre.

MADELEINE. — C’est le crépuscule.
(Temps).
On ne distingue plus l’étendue de la mer.
(Temps).
L’étendue de la mer se confond avec l’étendue rouge du ciel.

Silence.

JEUNE FEMME. — C’est un homme qui pleure.

MADELEINE. — C’est un homme inconsolable d’avoir perdu une femme.
(Temps).
Je l’aime ainsi, ainsi privé de l’objet de son amour comme j’aurais aimé mon amant. Dès que je le vois, j’éprouve un très grand désir de son corps privé d’elle.
(Temps).
Je pleure, tellement c’est un grand désir.
(Temps).
Il a des yeux clairs.

BOOK: Agatha & Savannah Bay
2.69Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

The Fifth Elephant by Terry Pratchett
Terror in Taffeta by Marla Cooper
Mirage by Ashley Suzanne
Breaking the Rules by Barbara Samuel, Ruth Wind
Just Not Mine by Rosalind James
Death Without Company by Craig Johnson
Laird of the Game by Leigh, Lori
The Sleeper by Emily Barr
Unearthly Neighbors by Chad Oliver