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Authors: Marguerite Duras

Agatha & Savannah Bay (3 page)

BOOK: Agatha & Savannah Bay
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Silence.

MADELEINE. — Elle était en maillot noir, très mince.

JEUNE FEMME. — Très blonde ?

MADELEINE. — Je ne sais plus, la couleur des yeux non plus.

JEUNE FEMME. — Il hurlait qu’il voulait revoir cette jeune fille en maillot noir.

MADELEINE. — Oui.

Silence.

JEUNE FEMME. — Elle est revenue avec une certaine peine, trop mince pour l’eau épaisse, la figure tendue vers lui, elle lui a souri d’un sourire exténué et suppliant — d’une supplication qui devait annoncer l’histoire. Il lui a souri en retour et ce sourire qu’ils ont eu l’un pour l’autre aurait pu faire croire qu’ils pouvaient, eux, ces deux-là, même pendant un moment aussi court que celui-là, vous voyez, que ces deux-là auraient pu, oui, comme si c’était possible, qu’ils auraient pu mourir d’aimer.

Silence.

MADELEINE. — C’était un jour très chaud. C’était la canicule. Je me souviens, le théâtre était plein. Je ne sais plus quand, ni où. C’était dans une grande capitale. J’étais au comble du triomphe. On ne pouvait pas représenter la mer. Alors je racontais l’histoire, comme elle était bleue, lourde.

Silence.

JEUNE FEMME. — Ce n’était pas tout à fait la même histoire ?

MADELEINE. — Pas tout à fait. La mer était aussi bleue. Mais la pierre blanche n’existait pas. C’était une terrasse bâtie au bord de l’eau.

Temps.

JEUNE FEMME. — Vous disiez… elle lui a souri d’un sourire exténué…

MADELEINE. — Oui.

JEUNE FEMME. — Et lui souriait de même ?

MADELEINE. — De même oui, à elle et à moi. Entre elle et lui, entre lui et moi il y avait cet espace de la mer lourde qui portait les corps, très profonde et très bleue.

JEUNE FEMME. — Alors ensuite, lui avançait jusqu’au bord de l’eau, les bras tendus vers vous.

MADELEINE. — Oui. La peau lui brûlait, lui craquait quand il la tirait par les mains, quand il la sortait de la mer. Puis les baisers… les baisers…

JEUNE FEMME. — Les baisers alors qu’il ne la connaissait pas, qu’il ignorait son nom…

MADELEINE. — Au théâtre, le nom était différent. Par décence, je crois, ou bien ça s’est trouvé comme ça, les noms étaient différents.

La Jeune Femme se tait. Elles ne se parlent pas.

La Jeune Femme revient vers Madeleine, elle lui tire la robe à fleurs vers le bas, fait comme une habilleuse de théâtre. Madeleine a fermé les yeux sur les « baisers » et puis elle se regarde dans la glace. Leurs regards se rejoignent. Elles se parlent ainsi rejointes dans le reflet du miroir.

MADELEINE. — Ça ne peut pas arriver deux fois, ces instants-là.

JEUNE FEMME. — Si.

MADELEINE. — Ah.

La Jeune Femme regarde la robe, s’éloigne, sort de la zone de lumière. Madeleine tourne sur elle-même lentement comme à un essayage de couture.

Silence. Sur le mouvement de Madeleine, la Jeune Femme parle.

JEUNE FEMME. — Il serait revenu par le chemin le long du fleuve, vers midi, quand la chaleur est la plus forte. Et il l’aurait vue dès l’embouchure du fleuve en découvrant la mer, à l’endroit blanc de la pierre, il aurait vu sur le blanc de la pierre cette petite forme cernée de noir que recouvrait régulièrement le mouvement de la houle.

MADELEINE. — Il serait arrivé près d’elle, elle l’aurait vu à la dernière minute lorsqu’il se serait hissé sur la pierre. Il l’aurait regardée longtemps et puis il aurait dit son étonnement de la voir là, à cet endroit du monde, sur cette pierre blanche, si loin.

JEUNE FEMME
(lenteur).
— Il aurait dit certains mots qu’elle devait attendre depuis déjà quelques années.

MADELEINE. — Peut-être depuis l’enfance, sans savoir lesquels. Ils auraient quitté la pierre blanche ensemble, lentement, il lui aurait parlé d’elle.

Elles parlent comme d’autres gens, comme les amants auraient parlé.

MADELEINE
(temps).
— « Vous n’êtes pas trop fatiguée ? »

JEUNE FEMME. — « Vous nagez si loin.

(Temps).
Ce matin par exemple. » « Faites attention au soleil, ici il est terrible, vous n’avez pas l’air de le savoir. » Elle dit : « J’ai l’habitude de la mer. » Il dit : « Non. Ce n’est jamais possible. » Elle dit que c’est vrai.
(Temps).
Il dit : « Ce n’est pas que vous soyez belle. Je ne sais pas vous regarder.
(Temps).
Il s’agit d’autre chose de plus mystérieux, de plus terrible, je ne sais pas de quoi il s’agit. »

MADELEINE. — Elle aurait souri de ce rire clair et fou, fou d’enfance, Elle aurait dit : « Je ne sais pas de quoi il s’agit, je ne sais pas de quoi vous parlez, je n’ai jamais été aussi près d’un homme. J’ai seize ans. »

JEUNE FEMME. — Il aurait fermé les yeux pour ne plus la voir, il aurait nagé vite pour la perdre. Et puis il serait revenu : « Je suis revenu. » Alors elle lui aurait dit : « Si vous voulez je peux me prêter à vous. Si cela vous plaît, je le ferai. Je suis en âge de le faire et ici, regardez, il n’y a personne pour voir, nous sommes arrivés à l’embouchure du fleuve de la Magra. »

Elles parlent en lieu et place d’autres gens, sans se regarder, dans une retenue, une pudeur telle qu’il en est comme si elles étaient devenues étrangères l’une à l’autre.

MADELEINE. — Il lui aurait demandé pourquoi elle désirait lui plaire. Elle aurait dit que c’était une façon de parler…

JEUNE FEMME. —… qu’elle ne savait rien encore de ce qu’elle lui proposait, donc qu’elle avait parlé au hasard.

Temps.

MADELEINE. — Il aurait dit qu’il acceptait qu’elle se prête à lui.
(Temps).
Il aurait dit qu’il avait peur.

JEUNE FEMME. — Il lui aurait demandé qu’elle lui dise, elle, de quoi lui il avait peur. Elle aurait dit qu’elle retenait en elle depuis toujours comme un drôle de désir, celui de mourir. Elle aurait ajouté en riant qu’elle disait ce mot-là faute d’un autre mot, mais que peut-être lui, il avait deviné ce désir-là à travers la maladresse de sa demande. Et que c’était peut-être pourquoi il avait peur.

MADELEINE. — Il lui aurait demandé si elle l’avait choisi parce qu’il avait eu peur. Elle aurait dit : « Sans doute, oui, à cause de ça, mais je ne suis pas sûre, puisque je ne connais rien de ce dont je parle, je ne peux pas connaître non plus la nature de cette peur. »

JEUNE FEMME. — Il aurait dit : « Mais vous en parlez cependant. » Elle aurait souri encore. Elle aurait dit : « Oui, je parle de cette peur, mais ce n’est pas pour autant que je la connaisse, que je puisse dire l’inconnu que contient cette peur, surtout si j’en suis cause. Cette difficulté fait partie de cette drôle de raison dont je vous ai parlé. »

Silence.

JEUNE FEMME. — Ils seraient arrivés vers les grands marécages de la Magra. Ici, le vent de la mer tombait, repoussé par celui du fleuve. Son parfum s’évanouissait dans la fadeur des terres douces déposées par ce fleuve. Terres de la campagne, épaisses, bouillie d’humus, brûlante, où s’éteignait tout mouvement. Il y avait des joncs et il y avait des nids d’oiseaux de mer. Il lui dit qu’il ne connaissait pas l’endroit. Elle lui dit : « C’est ici que je n’ai plus peur de mourir. »

MADELEINE. — Elle lui dit : « C’est là que j’ai toujours voulu venir. »
(Temps).
Il ne répond pas.

JEUNE FEMME. — Non.

Silence.

Fin du couplet de Piaf au loin. Elles écoutent comme le font les spectateurs.

Silence.

Puis Madeleine tourne sur elle-même dans la lumière reflétée de la glace. Elle montre sa robe.

JEUNE FEMME. — Elle vous va très bien.

MADELEINE
(toute à son idée).
— Puisque ça peut ne jamais arriver… Ça ne peut pas arriver deux fois…

JEUNE FEMME. — Si.

MADELEINE. — Ah.
(Temps).
Je vois que ce n’est pas la peine d’insister…

La Jeune Femme continue à parler de la robe.

JEUNE FEMME. — La longueur est bonne.

MADELEINE
(temps).
— Pourquoi tu me fais une robe ?

Dans un mouvement continu, Madeleine fait un deuxième tour en silence et puis elle s’arrête.

JEUNE FEMME. — Je te fais tout le temps des robes.

MADELEINE. — C’est vrai.
(Temps).
Mais pas aussi fleuries…

La Jeune Femme embrasse Madeleine.

JEUNE FEMME
(tendresse infinie).
— Ma petite fille… ma fille… ma petite poupée… mon trésor… ma chérie… mon amour… ma petite, ma petite.

Madeleine reconnaît ces mots, heureuse. Madeleine recommence à tourner à petits pas pour montrer sa robe et elle parle. Elle parle, relayée par la Jeune Femme, redit ce récit qui porte sur les origines parentales, incontrôlables et mystérieuses de leur amour.

MADELEINE. — C’est vrai, c’étaient des jours chauds. Très clairs. Très très clairs. Le souvenir en est là comme d’aujourd’hui. La pierre blanche est baignée par la houle quand les barques passent, c’est plein d’estivants, plein de lumière. Et lui il ne voit que cette petite forme adolescente qui avance vers la pierre.
(Temps).
Du temps a passé. Elle a dix-sept ans.

JEUNE FEMME. — Entre elle et lui il y a encore la mer : écrasée, plate comme la pierre, sublime, désertée par la vie. Elle, elle ne fait aucun effort, la mer la porte, elle avance vers lui.

MADELEINE. — Dix-sept ans. Un enfant de lui. Un enfant au-dedans du corps, scellé. Elle nage avec l’enfant au-dessus des profondeurs terribles de l’eau bleue. Lui se tient au bord de cette profondeur de leurs corps sur la plate-forme blanche désertée par la vie et il leur sourit, les bras tendus vers elle comme le premier jour. Il a peur.

JEUNE FEMME. — Cette fois il crie son nom. Il a peur, toujours peur. Il crie le nom de cette femme définitivement devenue étrangère à tout autre que lui. Et il la tire hors de l’eau. Elle rit, elle crie que sa peau brûle, qu’elle se brûle à sa peau à lui, et lui qui la tire par les bras, une anguille, et elle cède et elle s’allonge sur la pierre, sur la matière minérale et elle pose son corps et son cœur et toute sa peau sur la pierre brûlante, blanche comme le nom. Et lui, il lui enlève son maillot mouillé. Elle qui est nue. Elle, elle qui est nue, et lui qui la couvre de baisers, de baisers, de baisers, partout sur le corps, sur le ventre, le cœur, les yeux.
(Temps).
Dans le ventre l’enfant se débat.

JEUNE FEMME. — Dans le ventre l’enfant ignore.

MADELEINE. — Oui.

JEUNE FEMME. — Quelqu’un pleure parce qu’ils vont mourir de s’aimer.

MADELEINE. — L’enfant vivra.

Fin du récit. Madeleine se tait. La Jeune Femme aussi.

Temps long — ne pas hésiter sur la longueur de ce temps.

Elles sont figées dans l’« imaginaire » de la scène racontée. Et puis petit à petit elles bougent. Madeleine se remet à tourner sur elle-même, plus lentement. La Jeune Femme se tourne vers elle. Elles parlent de la robe.

MADELEINE
(sourit).
— Oui.
(Temps).
Cette robe-là est pour les anniversaires.

JEUNE FEMME. — L’anniversaire de chacun des jours de votre vie.

MADELEINE. — Oui. Voilà.

Lenteur, lourde lenteur.

JEUNE FEMME
(interdite, grave).
— Est-ce qu’un jour il ne s’est rien passé ?

MADELEINE
(dans un délire précis et infini).
— Oui.
(Temps).
Un jour il a plu et il a fait gris.

JEUNE FEMME. — Tout le jour.

MADELEINE. — Oui. C’était l’été. C’était au bord de la mer.

JEUNE FEMME. — Le ciel était gris, l’air, les arbres ? La nuit était venue très vite ?

MADELEINE. — Oui.

JEUNE FEMME. — Personne ne parlait ?
(Temps).
On a allumé les lampes ?

MADELEINE. — Oui.

JEUNE FEMME. — Qui était mort ?

MADELEINE
(temps). —
Je ne sais plus. Disons : je ne sais plus qui.
(Sourire).
Disons que cette robe est pour l’anniversaire de cette mort-là.

JEUNE FEMME. — Oui.

Silence, Madeleine se regarde, désigne son cou. Cela devrait être effrayant.

MADELEINE. — J’aurais bien aimé avoir un petit froncé au cou… là
(geste).

JEUNE FEMME. — Plus clair que la robe, peut-être ?

MADELEINE
(théâtrale tout à coup, drôle).
— Oui, dans le blanc du blanc jaune des fleurs de la robe… voilà… mais si ça représente trop de temps, vous savez, Madame la couturière, je m’en passerai… c’est un petit peu pour faire l’intéressante, vous voyez, excusez-moi, Madame la couturière, que je vous demande ce petit froncé parce que… à vrai dire…

Sourires des deux femmes au fond de la douleur.

JEUNE FEMME. — Remarquez, ce n’est rien pour moi de vous mettre un petit froncé au col, Madame, ça ne me dérange en rien, en rien, ce serait même plutôt le contraire, le fait que vous ne soyez pas complètement d’accord avec moi mais que dans le même temps vous me jugiez capable de corriger ce désaccord et de satisfaire votre désir de ce froncé autour du cou me comble de joie… au contraire de me déranger… Madame, croyez-moi, je vous demande de me croire, j’en suis heureuse…

Silence. La Jeune Femme s’immobilise tout à coup. Désir violent d’appréhender l’inconnaissable du passé à travers la vie de Madeleine, à travers des textes consacrés. Échec. Voix différentes, encore souffrantes. Échec. Et puis brusquement, pleurs. Elles cachent leurs visages dans leurs mains, pleurent sans un mot. Et puis elles s’enlacent, défaites, restent ainsi enlacées. Et puis se séparent. Et puis regardent. Se retrouvent. Silence. La troisième période de la pièce est atteinte.

JEUNE FEMME. — Qui était mort, ce jour gris ?

MADELEINE
(mensonge).
— Je ne sais plus.

JEUNE FEMME. — Une jeune femme de France ou d’Allemagne centrale ?

MADELEINE. — Peut-être…

JEUNE FEMME
(temps, voix murmurée).
— Très jeune ?

MADELEINE. — Pourquoi pas. Entre toutes les autres, pourquoi pas ?

JEUNE FEMME
(voix murmurée).
— Pourquoi pas ?

MADELEINE. — Oui. Parmi les autres, elle.

JEUNE FEMME. — J’ai vu les photos, oui. Elle, si personnelle, irremplaçable, elle.
(Crié :)
Elle.

MADELEINE. — Pourquoi pas ?

JEUNE FEMME. — Oui.
(Temps).
Tu m’as toujours parlé d’un certain jour sans soleil. Des volets qu’on avait fermés ce jour-là de cette mort. Des marécages de la Magra. Des bois autour de la maison. D’un homme qui avait appelé durant trois nuits, trois jours.

BOOK: Agatha & Savannah Bay
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