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Authors: Marguerite Duras

Agatha & Savannah Bay (4 page)

BOOK: Agatha & Savannah Bay
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Silence de Madeleine.

JEUNE FEMME. — J’ai vu une photo des vacances. Il y avait une jeune femme.

MADELEINE. — Il y avait toujours des jeunes femmes sur les photos de vacances.

Silence.

JEUNE FEMME. — Je me suis reconnue sur la photo de vacances… la jeune femme à droite d’un homme blond, grand, il lui tenait la main…

MADELEINE. — Tiens…

JEUNE FEMME. — Oui. La dernière fois il y avait encore une jeune femme sur les photos.
(Temps).
Mais différente. Une jeune femme différente. C’était une scène de théâtre.

MADELEINE. — Tout est possible. Là, c’était moi. La ressemblance est telle… la date ne compte pas.

Silence. La Jeune Femme ne répond pas. Elle est obstinée dans le refus de la mémoire proposée.

JEUNE FEMME
(suppliante).
— Tu m’avais toujours parlé d’un certain jour très long, très gris. Des volets qu’on avait fermés. Des marécages, de ce fleuve. De ces bois autour de la maison. De cet homme qui appelait la morte.

Silence.

MADELEINE. — C’est vrai, il y avait des grands marécages à l’embouchure de la Magra.

Silence.

JEUNE FEMME. — Et les cris aussi, c’était vrai ?

MADELEINE. — Comment savoir ? Mais je crois, oui, qu’on criait vers les étangs.

Silence. Moments très sombres.

JEUNE FEMME
(voix basse).
— On n’avait jamais vu un amour pareil ?

MADELEINE. — Jamais.

Silence.

JEUNE FEMME
(crie).
— Un amour comment ? Tu vas le dire…

MADELEINE
(la regarde).
— On ne peut pas le dire. On ne sait pas le dire.

JEUNE FEMME
(cri informe de désespoir).
— Je t’en supplie…

MADELEINE
(lent).
— Un amour de tous les instants.
(Temps).
Sans passé.
(Temps).
Sans avenir.
(Temps).
Fixe.
(Temps).
Immuable.

JEUNE FEMME. — Le soleil chaque matin au sortir du noir, chaque soir, et eux, ils s’aimaient plus que tout au monde, d’un amour entier, mortel dans la monotonie du temps.

Pas de réponse de Madeleine.

JEUNE FEMME. — C’était ce que l’on disait ? Ensuite on l’a écrit dans un livre ?

MADELEINE. — Oui, dans un film aussi, je crois.

Silence.

JEUNE FEMME. — La petite fille était née…

MADELEINE
(nette).
— Oui. Juste avant. Là, la mémoire est claire, lumineuse. Du moins je crois que là, la mémoire est claire. Mais qui sait ? À moins que ce soit dans ce livre que je vous avais donné, ma toute petite, vous aviez quinze ans. Je ne sais plus.

JEUNE FEMME. — Non, arrêtez, je vous en supplie.
(Temps).
Reprenons : l’existence de la petite fille n’a pas empêché la mort.

MADELEINE. — Rien ne l’aurait empêchée.
(Temps).
Elle a quitté son lit d’accouchée pour aller vers les étangs. C’était la nuit, il pleuvait comme souvent dans cette région à la fin août.

Silence. La Jeune Femme enlace de nouveau Madeleine. Reste accrochée à elle.

MADELEINE
(temps).
— Je voudrais partir.

JEUNE FEMME. — Non. Je vous en supplie, encore un moment…

MADELEINE
(temps).
— Je ne sais plus rien sur cette histoire-là.

JEUNE FEMME. — C’est égal.

Silence.

JEUNE FEMME
(bas).
— C’était quoi ?

MADELEINE
(bas).
— Trop de bonheur… peut-être que l’enfant, c’était trop de bonheur.

Silence.

JEUNE FEMME. — L’homme qui appelait la morte… vers les étangs…

MADELEINE. — Oui, c’est ça, c’était lui.
(Temps).
On n’est pas allé voir.
(Temps).
Quelqu’un avait laissé une porte ouverte dans l’office.
(Temps).
Il aurait pu revenir.
(Temps. Plainte).
Mais où était-ce donc ?… je ne sais plus.

JEUNE FEMME. — Il ne savait plus le chemin pour revenir à la maison.

MADELEINE. — Peut-être. Nous ne savions plus rien. On ne savait plus rien.

JEUNE FEMME. — On n’a jamais retrouvé son corps.

MADELEINE
(temps).
— Je ne sais plus bien.

JEUNE FEMME. — Qu’est-ce que tu sais encore ?

MADELEINE. — Qu’ils s’aimaient comme je n’avais jamais vu.
(Temps).
Qu’il ne faut pas souffrir.

JEUNE FEMME. — Rien ne fait contre cette souffrance.

MADELEINE
(temps).
— Je ne souffre plus, moi.

Silence. Madeleine se lève.

Puis changement brusque de Madeleine qui devient joyeuse.

MADELEINE
(nette tout à coup).
— Eh bien, Madame, ce sera un petit froncé en organdi blanc cassé ou rien.

JEUNE FEMME. — C’est ça, Madame. Exactement. Comme vous avez raison. D’autant que ce n’est rien, ça va être fait ce soir même.
(Temps).
Ce sera prêt.

Silence.

MADELEINE. — Prêt pour le cas.

JEUNE FEMME. — Oui. Pour le cas où.

MADELEINE
(temps).
— Voilà, c’est vrai, c’est ce qu’il faut.

JEUNE FEMME. — Oui.

Madeleine enlève la robe à fleurs. La Jeune Femme l’aide. Silence. Puis Madeleine remet sa robe de scène. Puis elles se sourient légèrement toutes les deux sans paroles. Puis elles se calment. Repos.

JEUNE FEMME
(temps).
— Alors on n’a pas voulu vous écrire cette pièce ?

MADELEINE
(temps).
— On n’a jamais voulu. Non. Pour des raisons très ordinaires… Pour ne pas réveiller la douleur, tu vois. Et puis parce que je ne pouvais plus courir pour me jeter à son cou… courir pour m’en aller, que…
(Elle montre son corps, mime l’affaissement)…
Enfin, tu vois…

JEUNE FEMME. — On aurait entendu une chanson…

MADELEINE. — Oui, le disque, là, tu sais : « Mon amour, mon amour. »

JEUNE FEMME. — Oui.

Temps.

MADELEINE. — La pièce ne sera jamais écrite. Alors, autant mourir.

JEUNE FEMME. — Autant vivre de même.

MADELEINE. — Ce serait une idée aussi, ça.

Silence.

JEUNE FEMME
(temps).
— Ainsi, c’est une pièce de théâtre qui n’aura jamais été jouée ?

MADELEINE. — Jamais.
(Temps).
Mais il faut bien que je le dise une fois, presque jamais rien n’est joué au théâtre… tout est toujours comme si… comme si c’était possible…

JEUNE FEMME. — Oui…

MADELEINE. — De dire…
(simplicité sublime :)
« Madame, bonjour… ce temps qu’il fait aujourd’hui donnerait l’envie de mourir d’un excès de lumière… du bleu de ce ciel… d’un amour tout aussi bien… Bonjour… »

JEUNE FEMME. — « Bonjour, bonjour… »
Silence.

JEUNE FEMME. — Tu le rencontrais où ?

MADELEINE. — Je ne le rencontrais pas. Il était là lorsque j’arrivais.

JEUNE FEMME
(montre le théâtre autour d’elle).
— Dans un endroit comme celui-ci ?…

MADELEINE
(hésite).
— Mais ici c’est un théâtre.

JEUNE FEMME. — Dans un endroit sans murs, comme un théâtre, je voulais dire…

MADELEINE. — Oui, c’est ça.

Silence.

MADELEINE. — On va se reposer un peu.

JEUNE FEMME. — Oui.

La Jeune Femme se rassied aux pieds de Madeleine. Elles ferment les yeux toutes les deux pendant quelques secondes. Comme si pendant cet instant elles dormaient devant le public. Paix. Des gens passent derrière les rideaux. Rumeur habituelle, paisible. Madeleine et la Jeune Femme ferment toujours les yeux. Madeleine, les yeux fermés, montre les rideaux derrière elle, toujours étonnée comme la première fois.

MADELEINE. — Qui c’est ?

JEUNE FEMME. — Jacques, avec des amis.

MADELEINE. — Ah.

Le bruit derrière les rideaux de la scène, la rumeur qui augmente, qui s’éloigne et disparaît.

JEUNE FEMME. — Ils sont partis.

Immobilité des deux femmes, longtemps. Puis la Jeune Femme chante le refrain de la chanson, elle ne dit que la moitié des paroles.

JEUNE FEMME :

C’est fou c’que j’peux t’aimer
La… la… La… la…
Des fois j’voudrais crier
Car j’n’ai jamais aimé
Jamais aimé comme ça
Ça j’peux te l’jurer
Si jamais tu partais
La… la… la… La…
…………………………
Mon amour, mon amour.

Madeleine suit le chant avec toujours la même intensité, le même étonnement épouvanté, comme si c’était la première fois qu’elle l’entendait. La Jeune Femme finit de chanter. Lenteur du dialogue.

MADELEINE. — « Mon amour, mon amour »…
(Temps).
Qui c’est qui chante ça sur le disque ?

JEUNE FEMME. — Une chanteuse qui est morte.

MADELEINE. — Ah.
(Temps).
Quand ?

On ne sait jamais si Madeleine cache ce qu’elle sait encore ou si elle ne sait plus.

JEUNE FEMME. — Il y a une quinzaine d’années.
(Temps).
Le nom ne te dirait rien.

MADELEINE. — On dirait qu’elle est là.

JEUNE FEMME. — Elle est là.
(Temps).
À la Magra, cette chanson-là pendant les vacances, qui la chantait ?

La souffrance de nouveau revenue.

MADELEINE. — Je ne sais plus.

JEUNE FEMME
(murmuré).
— Elle.

MADELEINE
(mensonge).
— Je ne sais plus.
Silence.

MADELEINE
(temps, elle cherche).
— Celle-là, qui chante, là, je l’ai connue ?

JEUNE FEMME. — Sans doute.
(Temps).
Tu l’as oubliée.
(Temps).
Tu ne reconnais pas sa voix ?

MADELEINE. — Je ne reconnais plus rien. Sauf toi.
(Temps).
Peut-être que si tu me disais son nom…

JEUNE FEMME. — Je ne te le dirai pas.

MADELEINE. — Pourtant, dans la voix… cette force-là je l’ai déjà entendue… mais…

JEUNE FEMME. — C’est ta force. C’est ta voix. C’est la même.

MADELEINE
(étonnée).
— Tiens… C’est possible…
(Temps).
C’est curieux… c’est vrai ce que tu dis, qu’elle est là,
(geste, elle montre l’endroit),
tu ne trouves pas ?
(Temps).
Elle s’est tuée cette chanteuse-là ?

JEUNE FEMME
(hésitation).
— Oui.

MADELEINE. — Ça ne m’étonne pas.
(Temps).
On devine à travers la force de sa voix, on devine une autre force…

JEUNE FEMME. — La mort…

MADELEINE. — Peut-être, oui.
(Temps).
La mort.
(Temps).
Je saurais comment vouloir. Pendant des mois il m’est arrivé de mourir chaque soir au théâtre.
(Temps).
C’était à l’époque d’une très grande douleur. Quoi que j’aie joué pendant tout ce temps cette douleur s’introduisait dans le rôle, elle jouait, elle aussi, elle me montrait comment on pouvait jouer de tout, même de ça, de cette douleur-là pourtant si terrible.

Silence. Douceur.

JEUNE FEMME. — Tu te souviens ?

MADELEINE
(mensonge).
— Non.

JEUNE FEMME. — Tu mens.

MADELEINE. — Oui.
(Temps).
Comment saurais-tu, toi, ces choses, tu es si petite.

JEUNE FEMME. — Je les sais par toi. Et je les sais aussi déjà de mon côté. Tu m’as dit : la douleur se propose comme une solution à la douleur, comme un deuxième amour.

Temps.

MADELEINE. — Oui, on commence à douter de ce qui est arrivé, de qui est mort, de ce qui est resté en vie, de quel livre c’était, de quelle ville, de qui, de qui souffre, de qui connaît l’histoire, de qui l’a faite…

JEUNE FEMME
(violente).
— Et tout à coup tu cries et la voici, elle, la petite morte, dans un éclair… le petit visage sous la houle, souriant d’aise, et le cœur éclate d’une abominable vérité.

MADELEINE. — Oui, c’est là qu’elle se montre, à l’instant même où on croit l’avoir oubliée.
(Temps).
Dix-sept ans. On s’empêche de mourir par politesse. La salle est pleine, elle a payé, on lui doit le spectacle.

Silence très diffèrent. La Jeune Femme parle à voix haute pour tout le monde, presque avec insolence.

JEUNE FEMME. — On se met à comprendre tout. Des choses incroyables : par exemple qu’elle est morte. Morte. Des choses exténuantes. Que sa grâce était celle-là même de la mort. Qu’il n’y a rien à comprendre jamais, de l’extérieur. Jamais. Nulle part.

La quatrième période de la pièce se prépare.

La Jeune Femme chante « Les Mots d ‘Amour » violemment face au public.

JEUNE FEMME :

C’est fou c’que j’peux t’aimer
La… la… la… la…
………………………
………………………
Mon amour, mon amour.

Silence. La quatrième période sera conforme à la représentation théâtrale traditionnelle. On ne pourra plus s’y tromper.

Un intermède très court a lieu, pendant lequel les deux femmes rapprochent la table et les chaises du public et que sur le tout de cette table, de ces chaises, de ces deux femmes, le miroir se projette brillant, presque inconvenant.

Puis la Jeune Femme se lève. Elle est face au public à la gauche de Madeleine. Madeleine la regarde. On ne sait pas trop ce qui se prépare. Madeleine est comme abandonnée par la Jeune Femme. Et puis, la Jeune Femme parle et on doit comprendre tout de suite, à la façon qu’elle a de se tourner d’un pas vers Madeleine et de la désigner ainsi par la pose de tout son corps, du fait aussi de sa voix très légèrement déplacée vers la déclamation, qu‘elle parle pour Madeleine. À la place de Madeleine. Pour l’entraîner loin de la mort.

JEUNE FEMME
(débit presque mécanique, ralenti).
— C’était donc une fois, c’était dans un café, c’était l’après-midi, le café donnait sur un square, au centre du square il y avait une pièce d’eau. C’était dans un pays qui aurait pu être le Sud-Ouest français.

Ou le quartier d’une ville européenne.

Ou encore ailleurs.

Dans ces petits chefs-lieux de la Chine du Sud.

Ou à Pékin.

Calcutta.

Versailles.

Dix-neuf cent vingt.

Ou à Vienne.

Ou à Paris.

Ou ailleurs encore.

Petit à petit, surtout à travers la proclamation du nom des villes où l’histoire aurait pu avoir lieu, Madeleine reprend vie et commence à s’animer comme malgré elle, à proférer d’autres noms de villes : Par exemple, « Calcutta, Saigon, Mandalay, Singapour, Yokohama ». Tout bas elle dit les noms ou les prononce sans les proférer ou acquiesce silencieusement que « c’est bien ça », que « c ‘est juste » ce que raconte la Jeune Femme. Il va sans dire qu ‘à n ‘importe quel récit, de quelque ordre qu’il soit, Madeleine acquiescerait de même, qu’elle « reconnaîtrait » l’histoire.

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