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Authors: Marguerite Duras

Agatha & Savannah Bay (6 page)

BOOK: Agatha & Savannah Bay
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Directeur de plateau : Jean-Pierre Mathis

Régie musique : Philippe Proust

Musique utilisée :

  • Les mots d’amour
    d’Edith Piaf

  • L’adagio du Quintette en ut majeur D 956 op. 163 de F. Schubert.

La scène est presque vide. Il y a six chaises et deux bancs recouverts de housses claires, et une table. Le sol est nu. Le tout doit occuper un dixième de l’espace de la scène. C’est là que va être représenté Savannah Bay.

Derrière cet espace de la représentation, séparé de lui, se trouve le décor que Roberto Plate a fait pour Savannah Bay. C’est une très grande scène de théâtre, faite pour être érigée dans un paysage vaste et désert. Deux rideaux de velours rouge en bois peint se relèvent devant la scène monumentale. Un espace central la creuse jusqu’au mur qui ferme le théâtre du Rond-Point. De part et d’autre de cet endroit-là, il y a les deux battants d’une porte très haute, vert sombre, qui rappelle celles des cathédrales de la vallée du Pô. Derrière cette porte il y a deux immenses colonnes de la hauteur du théâtre, d’un jaune clair et marbré. Derrière les colonnes cadrées par les battants de cette porte, après une zone de lumière presque noire, il y a la mer. Elle est illuminée par une lumière variable, soit « froide », soit
« 
brûlante », soit sombre, elle est encadrée comme la Loi.

Ainsi le décor de Savannah Bay est-il séparé de Savannah Bay, inhabitable par les femmes de Savannah Bay, laissé à lui-même.

SCÈNEI

D’abord on entend très fort la chanson Les mots d’amour chantée par Edith Piaf.

Au bout du quatrième couplet, Madeleine apparaît dans la pénombre. Elle vient du décor. Peu après elle, la Jeune Femme entre à son tour. Elle rejoint Madeleine. Dans la pénombre elles sont arrêtées et écoutent le chant.

Le chant diminue.

Elles parlent.

MADELEINE. — Qu’est-ce que c’est ?

JEUNE FEMME. — Un disque pour vous.

La Jeune Femme et Madeleine écoutent la chanteuse.

JEUNE FEMME. — Vous reconnaissez cette chanson ?

MADELEINE
(hésitation).
— C’est-à-dire… un peu… oui.

Le disque continue. Madeleine suit le chant avec toujours la même intensité.

MADELEINE. — Qui chante ?

JEUNE FEMME. — Une chanteuse qui est morte.

MADELEINE. — Ah.

JEUNE FEMME. — Il y a une quinzaine d’années.

MADELEINE
(écoute).
— On dirait qu’elle est

là.

JEUNE FEMME
(temps).
— Elle est là.
(Temps).
À la Magra vous avez dû chanter ça… Pendant plusieurs étés.

MADELEINE. — Ah, peut-être… peut-être.

JEUNE FEMME
(affirme).
— Oui.

MADELEINE
(écoute).
— Elle a beaucoup de talent.

JEUNE FEMME. — Oui.
(Temps).
Le disque était dans la maison depuis toujours. Et puis il a été cassé.

MADELEINE
(à peine dit).
— Ah oui…
(Silence. Le disque a baissé d’intensité. Elle montre la direction de la musique).
Celle-là qui chante, je l’ai connue ?

JEUNE FEMME. — Le nom ne vous dirait rien.

MADELEINE. — Non.

JEUNE FEMME
(temps).
— Vous reconnaissez la voix ?

MADELEINE. — Pas la voix… quelque chose dans la voix, la force peut-être… C’est une voix qui a beaucoup de force…

JEUNE FEMME. — C’est votre force. C’est votre voix.

MADELEINE
(n’écoute pas).
— Elle s’est tuée, cette femme-là.

JEUNE FEMME
(hésitation).
— Oui.
(Temps).
Vous le saviez.

MADELEINE
(temps).
— Non. Je l’ai dit au hasard.
(Temps).
C’est peut-être ce qu’elle chante qui porte à le croire.
(Silence. Le disque se termine).
Pendant des mois il m’est arrivé à moi aussi de mourir chaque soir au théâtre. Des mois durant, chaque soir.
(Temps).
C’était à l’époque d’une très grande douleur.

Silence.

JEUNE FEMME. — Je vais chanter cette chanson et vous, vous répéterez les paroles.
(Madeleine fait une légère moue).
Vous ne voulez pas ?

MADELEINE. — Si… Si… Je veux bien.
(Silence. Elle regarde la jeune Femme. Brusquement, elle s’étonne :)
Qui êtes-vous ?
(Temps).
Vous êtes une petite fille… ?
(Silence. Madeleine se lève. Peur).
Je ne me souviens jamais exactement…

La Jeune Femme se place devant Madeleine.

JEUNE FEMME. — Regardez-moi. Je viens tous les jours vous voir.

MADELEINE. — Ah oui oui… On joue aux cartes… ? On raconte des histoires… ?

JEUNE FEMME. — C’est ça… on prend le thé… des tas de choses…

MADELEINE
(temps).
— Oui… un jour… c’est vous qui me faites compter… C’est ça… des chiffres.

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — Des chiffres considérables, énormes…

JEUNE FEMME. — C’est ça.

MADELEINE. — Je vous reconnais.
(Temps long).
Vous êtes la fille de cette enfant morte. De ma fille morte.
(Temps long).
Vous êtes la fille de Savannah.
(Silence. Elle ferme les yeux et caresse le vide).
Oui… Oui… C’est ça.
(Elle lâche la tête qu’elle caressait, ses mains retombent, désespérées).
Je voudrais qu’on me laisse.

La Jeune Femme va s’asseoir devant Madeleine. Elle commence à chanter la chanson de façon ralentie, en prononçant les paroles de façon très intelligible.

JEUNE FEMME. — Regardez-moi.
(Temps. Chanté) :

C’est fou c’que j’peux t’aimer
C’que j’peux t’aimer des fois
Des fois j’voudrais crier…

MADELEINE
(regarde la jeune Femme comme une élève le ferait et répète lentement, sans ponctuation précise, comme sous dictée) :

C’est fou ce que je peux t’aimer
Ce que je peux t’aimer des fois
(Temps)
Des fois je voudrais crier

JEUNE FEMME. — Oui.
(Temps. Plus lentement) :

Car j’n’ai jamais aimé
Jamais aimé comme ça
Ça je peux te l’jurer…

MADELEINE
(de plus en plus attentive) :

Car je n’ai jamais aimé
Jamais aimé comme ça
Ça je peux le jurer

JEUNE FEMME
(temps).
— C’est ça.
(Elle se tait un instant, puis elle recommence à chanter) :

Si jamais tu partais
Partais et me quittais
Je crois que j’en mourrais
Que j’en mourrais d’amour
Mon amour, mon amour…

MADELEINE
(fixe, comme stupéfiée par la violence des paroles).
— Non.

Silence.

JEUNE FEMME
(sur le même ton) :

Si jamais tu partais
Partais et me quittais.

MADELEINE :

Si jamais tu partais
Partais et me quittais.

JEUNE FEMME. — Oui.

Je crois que j’en mourrais
Que j’en mourrais d’amour
Mon amour, mon amour…

MADELEINE. — Non.

JEUNE FEMME
(temps. Non chanté).
— Je crois que j’en mourrais.

MADELEINE. — Je crois que j’en mourrais.

JEUNE FEMME. — Que j’en mourrais d’amour, mon amour, mon amour.

MADELEINE
(docile).
— Que j’en mourrais d’amour, mon amour, mon amour…

JEUNE FEMME. — Oui.

Le refrain est repris par la Jeune Femme et Madeleine l’écoute toujours avec passion. La Jeune Femme ne prononce plus toutes les paroles.

JEUNE FEMME
(teneur musicale de la chanson).
— C’est fou c’que j’peux t’aimer… La la la la la… Mon amour, mon amour…
(Silence. Ton très réfléchi :)
C’est vous que j’aime le plus au monde.
(Temps).
Plus que tout.
(Temps).
Plus que tout ce que j’ai vu.
(Temps).
Plus que tout ce que j’ai lu.
(Temps).
Plus que tout ce que j’ai.
(Temps).
Plus que tout.

MADELEINE
(égarée, mais naturelle, laisse dire).
— Moi.

JEUNE FEMME. — Oui.

Silence.

Madeleine. Royale. Sauvage. Elle n’essaie pas de comprendre. Elle est regardée par la Jeune Femme comme elle le serait par nous.

MADELEINE. — Pourquoi me dire ça aujourd’hui…

JEUNE FEMME
(temps, prudence).
— Qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui ?

MADELEINE
(regarde ailleurs, comme confuse).
— J’avais décidé de demander qu’on ne vienne plus me voir aussi souvent… enfin… un peu moins…
(Silence. Sourire d’excuse :)
Je voudrais être seule ici.
(Elle montre autour d’elle).
Seule.
(Violence soudaine, elle crie).
Que personne ne vienne plus.

JEUNE FEMME
(douceur).
— Oui.

MADELEINE
(revirement total, plainte, amour).
— Mais toi… qu’est-ce que tu deviendras sans moi ?…
(Silence. Elle ferme les yeux, appelle une autre).
Mon enfant… mon enfant… ma beauté… ça ne voulait pas vivre… ça ne voulait pas… non… ça ne voulait rien… rien…

La jeune Femme, dirait-on, ne veut pas avoir entendu. Madeleine a parlé loin d’elle dans le temps. Silence.

JEUNE FEMME
(chante comme en réponse) :
C’est fou c’que j’peux t’aimer C’que j’peux t’aimer des fois Des fois j’voudrais crier…

MADELEINE
(dans le passé).
— Oui.

Silence.

JEUNE FEMME. — Je voulais vous dire, j’ai vu une photographie de ces années-là de la chanson. Ils sont tous devant la porte des bateaux.
(Temps).
Il y a une très jeune fille.

MADELEINE
(temps).
— Il y a toujours des jeunes filles sur les photographies des vacances.

JEUNE FEMME
(temps).
— À sa droite il y a un homme, il est grand, très jeune aussi, il lui tient la main.
(Silence).
Et puis, plus tard, il y a la photographie d’une femme. Elle a les mains sur le visage. Elle pleure.
(Temps).
C’est une scène de théâtre.

MADELEINE. — C’est moi. Au théâtre, c’est moi.

Silence. La Jeune Femme regarde Madeleine.

JEUNE FEMME
(violence).
— Quelquefois, je ne reconnais plus votre voix.

MADELEINE. — Ça arrive, ça arrive, je l’entends.

JEUNE FEMME
(douceur).
— Vous ne comprenez plus que très peu de ce qu’on vous dit.

MADELEINE. — Oui, très peu de ce qu’on me dit.
(Temps).
Quelquefois, rien.

JEUNE FEMME
(lentement).
— Quelquefois, tout.

MADELEINE. — Quelquefois, tout.

Silence.

JEUNE FEMME
(douceur).
— Un certain jour, un certain soir, je vous laisserai pour toujours.

(Elle montre la porte).
Je fermerai la porte, là
(geste),
et ce sera fini. Je vous embrasserai les mains. Je fermerai la porte. Ce sera fini.

MADELEINE
(rituel).
— Quelqu’un viendra chaque soir pour voir. Et pour allumer les lampes ?

JEUNE FEMME. — Oui.
(Temps).
Et un jour il n’y aura plus de lumière. Ce ne sera plus la peine qu’il y ait de la lumière.

Silence.

MADELEINE. — Oui, c’est ça. On écoutera. La respiration aura cessé

JEUNE FEMME. — Oui.

Silence. Madeleine regarde la Jeune Femme.

MADELEINE. — Et toi, où seras-tu ?

JEUNE FEMME. — Partie. Différente. Pour toujours différente. Pour toujours sans vous.

MADELEINE. — Sans moi, sans qui ?

JEUNE FEMME. — Vous. Sans vous.

Elles boivent le thé.

MADELEINE
(temps).
— La mort arrivera du dehors de moi.

JEUNE FEMME. — De très loin.
(Temps).
Vous ne saurez pas quand.

MADELEINE. — Non, je ne saurai pas.

JEUNE FEMME. — Elle est partie depuis le commencement du monde en prévision de vous seule.

MADELEINE. — Oui. Inscrite dès la naissance. Quel honneur, dès avant la naissance.

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE
(montre la scène).
— Pour arriver là.
(Silence).
Comment sais-tu ces choses-là ?

JEUNE FEMME. — Je vous vois.

Silence. Regard intense de la jeune Femme sur Madeleine. Elles boivent.

JEUNE FEMME. — Vous pensez tout le temps, tout le temps, à une seule chose.

MADELEINE
(d’évidence).
— Oui.

JEUNE FEMME
(violente).
— À quoi ? Vous pouvez le dire une fois ?

MADELEINE
(également violente).
— Eh bien, vas-y voir toi-même pour savoir ce à quoi on pense.

JEUNE FEMME. — Vous pensez à Savannah.

MADELEINE. — Oui. Je crois que c’est ça.

Silence. La douceur revient.

JEUNE FEMME. — Savannah arrive à la vitesse de la lumière. Elle disparaît à la vitesse de la lumière. Les mots n’ont plus le temps.

MADELEINE. — Non, plus le temps.

JEUNE FEMME. — Et à n’importe quel moment. Impossible de le prévoir.

MADELEINE. — Impossible, autant prévoir le bonheur.

Silence. La Jeune Femme s’avance vers Madeleine, et montre sa robe.

JEUNE FEMME. — Regardez… c’est le costume que vous portiez, vous savez, dans ce film,
Le voyage au Siam.

MADELEINE. — Ah oui… oui… ça vous va très bien… très bien…

La Jeune Femme entraîne Madeleine vers le lieu incendié de lumière d’un miroir invisible. Elles regardent toutes les deux l’« image » de Madeleine.

JEUNE FEMME. — Regardez-vous…

Silence.

MADELEINE
(très simple).
— Je trouve que je suis belle.

JEUNE FEMME. — Je trouve aussi… que vous êtes belle.

Silence.

MADELEINE. — Le rouge me va très bien… toujours… et puis c’est cette robe aussi…

Madeleine regarde sa robe, tourne devant le miroir.

JEUNE FEMME. — D’où elle vient ?

MADELEINE
(geste).
— Des armoires, là-bas. Je l’ai sortie ce matin.

JEUNE FEMME. — Vous avez joué beaucoup de pièces avec ça…

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