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Authors: Marguerite Duras

Agatha & Savannah Bay (7 page)

BOOK: Agatha & Savannah Bay
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MADELEINE. — Oh oui… de très belles pièces… des tragédies… des comédies… tout.

JEUNE FEMME. — Ah oui… c’est vrai.
(Temps).
Dites-moi, vous étiez comédienne ?…

MADELEINE
(comme le découvrant).
— Oui… oui… j’étais une comédienne. C’était ce que je faisais. Comédienne.

JEUNE FEMME. — Comédienne…

MADELEINE. — Comédienne pour le théâtre, j’étais.

JEUNE FEMME
(temps).
— Autrement, rien.

MADELEINE
(temps).
— Rien.

La Jeune Femme tourne autour de Madeleine.

JEUNE FEMME. — Dites-moi encore cette histoire.

MADELEINE. — Tous les jours tu veux cette histoire.

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — À force, tous les jours je me trompe… dans les dates… les gens… les endroits…

Rire subit des deux femmes.

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — C’est ce que tu veux ?

JEUNE FEMME. — Oui.

Rire. Fuis le rire s’éteint.

SCÈNE II

Le théâtre commence. On en pose lentement le décor.

JEUNE FEMME. — C’est une grande pierre blanche, au milieu de la mer.

MADELEINE. — Plate. Grande comme une salle.

JEUNE FEMME. — Belle comme un palais.

MADELEINE. — Comme la mer, de la même façon.

JEUNE FEMME. — Elle s’est détachée de la montagne quand la mer s’est engouffrée.

MADELEINE. — Elle est restée là. Trop lourde pour être emportée par les eaux.

JEUNE FEMME
(temps).
— De la mer elle a le grain, le grain de l’eau.

MADELEINE. — Du vent elle a la forme brutale.
(Silence).
On ne peut pas en parler.

JEUNE FEMME. — On en parle.
(Silence. Lenteur :)
C’était l’été.

MADELEINE. — C’était l’été au bord de la mer.

JEUNE FEMME. — Vous n’êtes plus sûre de rien.

MADELEINE. — Je ne suis sûre que de presque rien.
(Temps).
La pierre blanche, je suis sûre.
(Temps).
Il fallait nager pour l’atteindre. Elle était tombée dans la mer.
(Temps).
Ils s’étaient connus à cet endroit-là, de la grande forme plate, au milieu de la mer…

JEUNE FEMME. —… presque à fleur d’eau, la pierre, quand les bateaux passaient, la houle la recouvrait d’eau fraîche, puis le soleil revenait et en quelques secondes la rendait infernale, de nouveau brûlante.
(Temps).
C’était l’été. C’était les vacances scolaires. Elle était très jeune. À peine sortie du collège. Elle nageait loin.

MADELEINE
(temps).
— Il y avait des moments… on aurait pu croire… pendant quelques minutes… qu’elle ne reviendrait plus. Elle revenait. Pendant longtemps elle était revenue.

JEUNE FEMME. — Ils s’étaient connus là. C’était là qu’il l’avait vue, allongée sur la pierre, souriante, régulièrement recouverte par les eaux de la houle.

MADELEINE
(temps).
— Elle avait pris le raccourci le long des étangs, lui, il était venu par le chemin le long du fleuve. C’était vers midi.

JEUNE FEMME. — C’était des jours très chauds, vous avez oublié.

MADELEINE. — Non, je me souviens, c’était des jours très chauds, les plus chauds de l’été.

JEUNE FEMME
(geste).
— Dès l’embouchure du fleuve, en découvrant la mer, à l’endroit de la pierre, il l’avait vue. Il avait vu sur le blanc de cette pierre la petite forme cernée de noir.
(Temps long).
Et puis là il l’avait vue se jeter dans la mer, s’éloigner.

MADELEINE. — Elle a troué la mer avec son corps. Et elle a disparu dans le trou d’eau. L’eau s’est refermée.

JEUNE FEMME. — On ne voit plus rien à la surface de la mer.
(Temps).
Alors, il crie.
(Temps).
Tout à coup il se dresse sur la pierre blanche et il crie. Il crie qu’il veut revoir cette jeune fille en maillot noir.
(Temps).
Elle, à ce cri, elle revient.

MADELEINE. — Elle revient avec une certaine peine, trop légère qu’elle est pour l’eau épaisse et lourde, mon enfant.

JEUNE FEMME. — C’est quand il l’a vue revenir… il a souri… et ce sourire…

MADELEINE
(égarée).
— Ce sourire est terrible, à ne pas regarder, il fait croire que… une fois… pendant un moment même très court… comme si c’était possible… on pouvait mourir d’aimer.
(Silence).
Je crois que c’était à Montpellier en 1930-1935. Au théâtre de la ville. L’auteur était inconnu. Français, je crois.
(Silence).
Pendant ces années-là et les années qui ont suivi, j’étais tous les soirs sur les scènes du théâtre. Partout, dans le monde entier.
(Temps).
On aurait pu croire que je jouais différentes choses, mais en fait je ne jouais que ça, à travers tout ce qu’on croyait que je jouais, je jouais l’histoire de la Pierre blanche.
(Temps long).
Tu comprends un peu ?

JEUNE FEMME. — Oui.
(Temps).
Vous faites exprès cette comédie ?

MADELEINE. — Oui.

JEUNE FEMME. — Vous mentez ?
(Silence).
Non, vous ne mentez pas.

MADELEINE. — Non.

JEUNE FEMME
(temps. Douceur).
— Elle était là où vous étiez.

MADELEINE. — Elle était là où j’étais.

JEUNE FEMME
(temps).
— Elle était là aussi avant de naître.

MADELEINE. — Avant de naître, elle était là aussi, oui.

JEUNE FEMME. — Oui.
(Temps).
Dans les théâtres, aussi enfermée avec vous, partout dans le monde.

MADELEINE. — Partout.

JEUNE FEMME. — Et puis il y a eu ce jour d’été.

Elles détournent leur visage, mettent leurs mains sur leur visage, sans pleurer, ni dans la voix ni dans les yeux.

JEUNE FEMME. — Mon amour.

MADELEINE. — Oui.
(Temps).
Mon amour, mon trésor, mon adorée. Adorée.
(Silence).
Je me souviens mais ça n’a plus de forme, c’est caché. Je ne sais plus de quoi je me souviens quand je me souviens d’elle, mais c’est là.

Silence.

JEUNE FEMME. — Je ne vous laisserai jamais.

MADELEINE
(toujours égarée, n’entend pas).
— Mon amour, mon petit enfant…

JEUNE FEMME. — Oui.
(Temps).
Que dit l’histoire ?

MADELEINE. — Que c’était lorsqu’elle riait qu’on aurait pu croire qu’elle était là. Qu’elle resterait là, encore.

JEUNE FEMME. — Tout le monde n’est pas d’accord. Certains disent au contraire que la mort se pressentait déjà dans son rire léger, facile, ils disent : un rire comme l’air.

MADELEINE. — Ils disent ça, les gens ?

JEUNE FEMME. — Oui.

JEUNE FEMME
(temps).
— Vous, qu’est-ce que vous dites ?

MADELEINE. — Moi, je dis que lorsqu’elle riait

Arrêt net, douleur, puis elle se met à dévisager la Jeune Femme.

JEUNE FEMME
(l’entraîne hors de la douleur).
— Elle était en maillot noir.

MADELEINE
(répète).
— Elle était en maillot noir.

JEUNE FEMME. — Très mince…

MADELEINE. — Très mince.

JEUNE FEMME. — Très blonde.

MADELEINE. — Je ne sais plus.
(Elle s’approche de la Jeune Femme, porte la main sur son visage, lit la couleur de ses yeux).
Les yeux, je sais, ils étaient bleus ou gris selon la lumière. À la mer, ils étaient bleus.
(Silence).
Entre elle et lui, il y a cette couleur bleue, cet espace de la mer lourde, très profonde et très bleue.

JEUNE FEMME
(temps).
— Il s’avance jusqu’au bord de l’eau et il lui tire les bras.
(Temps).
Il la retire, il la sort de la mer.

MADELEINE. — Il prend ses mains et il tire vers lui. La peau lui brûle, lui craque, quand il tire les mains, quand il la sort de la mer.

Silence.

JEUNE FEMME. — Il l’a sortie de la mer.
(Temps).
Il l’a posée sur la pierre et il l’a regardée.
(Temps long).
Il la regarde. On dirait qu’il en est étonné.
(Temps).
Elle, elle se repose de la nage, elle se laisse recouvrir par le mouvement de la houle, elle respire entre les mouvements de cette houle, elle ferme les yeux.

MADELEINE. — Il la prend par les épaules, il la soulève, il la sort de la houle tout à coup, il embrasse les yeux fermés et il l’appelle.
(Temps).
Ces baisers… ces baisers… Dieu… il ne la connaissait pas, il ignorait son nom… Il l’appelle avec d’autres noms et aussi avec celui de Savannah.

JEUNE FEMME. — Elle ouvre les yeux, elle le voit.
(Temps long).
Ils restent un long moment à se voir.
(Temps long).
Pour la première fois, ils se voient. Ils voient. Sous le regard, à perte de vue ils voient.

MADELEINE. — Et puis, il lui parle.

JEUNE FEMME. — Il lui parle, là
(geste),
au visage.

MADELEINE. — Il parle comme il regarde, il ne pense pas à elle quand il lui parle.

JEUNE FEMME. — Ce qu’il dit, c’est ce qu’on dit.

MADELEINE. — Ce sont ces choses que l’on dit toujours avant de connaître, avant de toucher, de prendre.
(Temps).
Il lui aurait dit qu’il était étonné de la voir là, à cet endroit-là du monde, si loin de tout ce qu’il avait connu jusqu’ici, si différente.

JEUNE FEMME
(temps).
— Vous, où êtes-vous ?

MADELEINE. — Je suis restée dans la maison, dans le noir des volets fermés à cause de la chaleur. La maison est sombre, étouffante. Je sais qu’elle est allée à la pierre blanche.

JEUNE FEMME
(temps).
— Vous entendez ce qu’ils disent.

MADELEINE. — Oui. Le vent.

JEUNE FEMME. — Le vent porte les voix…

MADELEINE. — Oui, le vent du fleuve porte les voix.

JEUNE FEMME
(temps).
— Il prend sa tête dans ses mains, la pose dans ses bras à l’envers du soleil, il lui parle.
(Temps).
Il dit : « Vous n’êtes pas trop fatiguée, vous nagez si loin, comment avez-vous la force ? Faites attention au soleil, ici il est terrible, vous n’avez pas l’air de le savoir. »

MADELEINE. — Elle dit : « J’ai l’habitude de la mer. »

JEUNE FEMME. — Il dit que non, que ce n’est jamais possible, jamais. Elle dit que c’est vrai, jamais.
(Silence).
Il dit : « Je ne sais pas vous regarder. Ce n’est pas que vous soyez belle, c’est autre chose, de plus mystérieux, de plus terrible, je ne sais pas ce que c’est. »

MADELEINE. — Elle dit : « Moi non plus je ne sais pas de quoi vous parlez, de quoi il s’agit. Je n’ai jamais été aussi près d’un homme. J’ai seize ans. »

JEUNE FEMME. — Ils quittent la pierre blanche. Très lentement, ils nagent le long du sable. Et tout à coup il ferme les yeux pour ne plus la voir, il nage vite pour la perdre. Et puis il revient. Il dit : « Je suis revenu. »

Silence.

MADELEINE. — C’est alors qu’elle lui dit : « Si vous voulez, je peux me prêter à vous. Si cela vous plaît, je le ferai. Je suis en âge de le faire et ici, regardez, il n’y a personne pour voir, nous sommes arrivés à l’embouchure de la Magra. »
(Temps long).
Il lui demande : « Pourquoi désirez-vous me plaire ? »

JEUNE FEMME. — Elle dit que c’est une façon de parler, qu’elle ne sait rien encore de ce qu’elle lui a proposé, qu’elle a donc parlé au hasard.

MADELEINE
(temps).
— Il dit : « J’accepte que vous vous prêtiez à moi. Cependant je suis dans la peur. Je voudrais bien que vous me disiez, vous, pourquoi, moi, j’ai peur. »

JEUNE FEMME. — Elle sourit. Elle dit : « Depuis toujours je retiens en moi comme un drôle de désir, celui de mourir. Je dis ce mot faute d’un autre mot, mais vous, peut-être avez-vous deviné ce désir-là à travers la maladresse de ma demande. Et c’est peut-être pourquoi vous avez peur. »

MADELEINE. — Il demande : « Est-ce que vous m’avez choisi parce que j’ai peur ? »

JEUNE FEMME. — Elle dit : « Sans doute, oui, à cause de ça, mais je ne suis pas sûre, je ne connais pas ce dont je parle, je ne connais pas la nature de la peur que cela fait. »

MADELEINE. — « Mais vous parlez cependant de la mort. »

JEUNE FEMME. — « Oui, je parle de la peur que fait ce mot, mais ce n’est pas pour autant que je le connaisse, que je puisse dire l’inconnu qu’il contient, cet attrait si fort et cette peur à la fois. Cette difficulté fait partie de cette drôle de raison que je vous ai dite, cette envie de mourir. »

MADELEINE. — « Est-ce que vous connaissez quelque chose de la mort ? »

JEUNE FEMME. — Elle sourit, elle dit : « Rien encore, rien, que la vie de quoi elle vient.
(Silence).
Ils sont arrivés vers les grands marécages de la Magra. Ici le vent de la mer tombe. Ici s’éteignent les bruits de l’été, tout mouvement. Il y a des joncs, des nids d’oiseaux de mer.

MADELEINE. — Elle lui dit : « C’est là que j’ai toujours voulu venir. »

JEUNE FEMME
(temps).
— Elle dit : « Si vous voulez, nous pouvons nous aimer.
(Temps).
C’est ici que je n’ai plus peur de mourir. »

Silence.

MADELEINE. — Le ciel de la chambre est devenu noir. Leurs ombres ont disparu des murs.
(Temps).
Je perds la mémoire.

Long silence. On entend le Quintette de Schubert.

MADELEINE. — Je fais ouvrir toutes les portes de la maison, la porte de la Magra, la porte des bateaux, la porte des chambres… que tout rentre et tue… les marécages, la boue, le fleuve… C’était un amour si fort…

Elles ferment les yeux, restent immobiles. L’adagio. Moment de repos.

Puis la Jeune Femme entraîne Madeleine vers le miroir et, très lentement, tandis que continue de se dérouler la musique de Schubert, elle lui passe des colliers autour du cou. Madeleine se laisse faire. Elle aide la Jeune Femme à la parer, elle, Madeleine, avec beaucoup de soin. Elle sourit. Quand tous les colliers sont mis, la Jeune Femme enlace Madeleine comme son propre enfant et l’appelle dans une sorte d’amour fou.

JEUNE FEMME
(sourire d’une tendresse infinie).
— Ma petite fille… ma fille… ma petite poupée… mon trésor… ma chérie… mon amour… ma petite, ma petite.

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