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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (17 page)

BOOK: La carte et le territoire
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— À Beauvais ? Mais qu’est-ce que tu fous à Beauvais ?

— Je prends un peu de recul. C’est bien, de prendre du recul à Beauvais. »

Il y avait un train à 8 heures 47, et le trajet pour la gare du Nord durait un peu plus d’une heure. À onze heures Jed était à la galerie, faisant face à un Franz découragé. « Tu n’es pas mon seul artiste, tu sais… » dit-il d’un ton de reproche. « Si l’exposition ne peut pas avoir lieu en mai, je suis obligé de décaler jusqu’à décembre. »

L’arrivée de Marylin, dix minutes plus tard, rétablit un peu de bonne humeur. « Oh moi décembre ça me va très bien » annonça-t-elle d’emblée, avant de reprendre avec une jovialité carnassière : « Ça me laissera plus de temps pour travailler les magazines anglais ; il faut s’y prendre très en amont, avec les magazines anglais.

— Bon, alors décembre… » concéda Franz, morose et battu.

«Je suis… » commença Jed en élevant légèrement les mains, avant de s’arrêter. Il allait dire : « Je suis l’artiste », ou une phrase de ce genre, d’une emphase un peu ridicule, mais il se reprit et ajouta simplement : « Il faut que j’aie le temps de faire le portrait de Houellebecq, aussi. Je veux que ce soit un bon tableau. Je veux que ce soit mon meilleur tableau. »

VI

Dans « Michel Houellebecq, écrivain », soulignent la plupart des historiens d’art, Jed Martin rompt avec cette pratique des fonds réalistes qui avait caractérisé l’ensemble de son œuvre tout au long de la période des « métiers ». Il rompt difficilement, et on sent que cette rupture lui coûte beaucoup d’efforts, qu’il s’efforce par différents artifices de maintenir autant que faire se peut l’illusion d’un fond réaliste possible. Dans le tableau, Houellebecq est debout face à un bureau recouvert de feuilles écrites ou demi-écrites. Derrière lui, à une distance qu’on peut évaluer à cinq mètres, le mur blanc est entièrement tapissé de feuilles manuscrites collées les unes contre les autres, sans le moindre interstice. Ironiquement, soulignent les historiens d’art, Jed Martin semble dans son travail accorder une énorme importance au texte, se polariser sur le texte détaché de toute référence réelle. Or, tous les historiens de la littérature le confirment, si Houellebecq aimait au cours de sa phase de travail punaiser les murs de sa chambre avec différents documents, il s’agissait le plus souvent de photos, représentant les endroits où il situait les scènes de ses romans ; et rarement de scènes écrites ou demi-écrites. En le représentant au milieu d’un univers de papier, Jed Martin n’a pourtant probablement pas souhaité prendre position sur la question du réalisme en littérature ; il n’a pas davantage cherché à rapprocher Houellebecq d’une position formaliste que celui-ci avait du reste explicitement rejetée. Sans doute a-t-il été, plus simplement, entraîné par une pure fascination plastique devant l’image de ces blocs de texte ramifiés, reliés, s’engendrant les uns les autres comme un gigantesque polype.

Peu de gens de toute façon, au moment de la présentation du tableau, prêtèrent attention au fond, éclipsé par l’incroyable expressivité du personnage principal. Saisi à l’instant où il vient de repérer une correction à effectuer sur une des feuilles posées sur le bureau devant lui, l’auteur paraît en état de transe, possédé par une furie que certains n’ont pas hésité à qualifier de démoniaque ; sa main portant le stylo correcteur, traitée avec un léger flou de mouvement, se jette sur la feuille « avec la rapidité d’un cobra qui se détend pour frapper sa proie », comme l’écrit de manière imagée Wong Fu Xin, qui procède probablement là à un détournement ironique des clichés d’exubérance métaphorique traditionnellement associés aux auteurs d’Extrême-Orient (Wong Fu Xin se voulait, avant tout, poète ; mais ses poèmes ne sont presque plus lus, et ne sont même plus aisément disponibles ; alors que ses essais sur l’œuvre de Martin restent une référence incontournable dans les milieux de l’histoire de l’art). L’éclairage, beaucoup plus contrasté que dans les tableaux antérieurs de Martin, laisse dans l’ombre une grande partie du corps de l’écrivain, se concentrant uniquement sur le haut du visage et sur les mains aux doigts crochus, longs, décharnés comme les serres d’un rapace. L’expression du regard apparut à l’époque si étrange qu’elle ne pouvait, estimèrent alors les critiques, être rapprochée d’aucune tradition picturale existante, mais qu’il fallait plutôt la rapprocher de certaines images d’archives ethnologiques prises au cours de cérémonies vaudoues.

Jed téléphona à Franz le 25 octobre pour lui annoncer que son tableau était terminé. Depuis quelques mois ils ne s’étaient pas beaucoup vus ; contrairement à ce qu’il faisait souvent il ne l’avait pas appelé pour lui montrer des travaux préparatoires, des esquisses. Franz de son côté s’était concentré sur d’autres expositions, qui avaient plutôt bien marché, sa galerie était assez en vue depuis quelques années, sa cote montait peu à peu – sans que cela ne se traduise encore par des ventes substantielles.

Franz arriva vers dix-huit heures. La toile était au centre de l’atelier, tendue sur un châssis standard de 116 centimètres sur 89, bien éclairée par une rampe d’halogènes. Franz s’assit sur une chaise de toile pliante, juste en face, et la considéra sans mot dire pendant une dizaine de minutes.

« Bon… » lâcha-t-il finalement. « T’es chiant par moments, mais t’es un bon artiste. Je dois reconnaître que ça valait le coup d’attendre. C’est un bon

tableau ; un très bon tableau, même. Tu es sûr que tu veux lui en faire cadeau ?

— J’ai promis.

— Et le texte, il arrive bientôt ?

— Avant la fin du mois.

— Mais vous êtes en contact, ou pas ?

— Pas vraiment. Il m’ajuste envoyé un mail en août pour me dire qu’il revenait s’installer en France, qu’il avait réussi à racheter sa maison d’enfance dans le Loiret. Mais il précisait que ça ne changeait rien, que j’aurais le texte fin octobre. Je lui fais confiance. »

VII

En effet, un matin du 31 octobre, Jed reçut un mail accompagné d’un texte sans titre, d’une cinquantaine de pages, qu’il transféra immédiatement à Marylin et à Franz, tout en s’inquiétant : est-ce que ce n’était pas trop long ? Celle-ci le rassura immédiatement : au contraire, lui dit-elle, c’était toujours préférable « d’avoir du volume ».

Même s’il est plutôt considéré aujourd’hui comme une curiosité historique, ce texte de Houellebecq – le premier de cette importance consacré à l’œuvre de Martin – n’en contient pas moins certaines intuitions intéressantes. Au-delà des variations de thèmes et de techniques, il affirme pour la première fois l’unité du travail de l’artiste, et découvre une profonde logique au fait qu’après avoir consacré ses années de formation à traquer l’essence des produits manufacturés du monde, il s’intéresse, dans une deuxième partie de sa vie, à leurs producteurs.

Le regard que Jed Martin porte sur la société de son temps, souligne Houellebecq, est celui d’un ethnologue bien plus que d’un commentateur politique. Martin, insiste-t-il, n’a rien d’un artiste engagé, et même si « L’introduction en bourse de l’action Beate Uhse », une de ses rares scènes de foule, peut évoquer la période expressionniste, nous sommes très loin du traitement grinçant, caustique d’un George Grosz ou d’un Otto Dix. Ses traders en jogging et sweat-shirt à capuche qui acclament avec une lassitude blasée la grande industrielle du porno allemand sont les héritiers directs des bourgeois en jaquette qui se croisent, interminablement, dans les réceptions mises en scène par le Fritz Lang des Mabuse ; ils sont traités avec le même détachement, la même froideur objective. Dans ses titres comme dans sa peinture elle-même, Martin est toujours simple et direct : il décrit le monde, ne s’autorisant que rarement une notation poétique, un sous-titre servant de commentaire. Il le fait, pourtant, dans une de ses œuvres les plus abouties, « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique », qu’il a choisi de sous-titrer La conversation de Palo Alto.

Enfoncé dans un siège en osier, Bill Gates écartait largement les bras en souriant à son interlocuteur. Il était vêtu d’un pantalon de toile, d’une chemisette kaki à manches courtes, les pieds nus dans des tongs. Ce n’était plus le Bill Gates en costume bleu marine de l’époque où Microsoft affermissait sa domination sur le monde, et où lui-même, détrônant le sultan de Brunei, s’élevait au rang de première fortune mondiale. Ce n’était pas encore le Bill Gates concerné, douloureux, visitant des orphelinats sri-lankais ou appelant la communauté internationale à la vigilance devant la recrudescence de la variole dans les pays de l’Ouest africain. C’était un Bill Gates intermédiaire, décontracté, manifestement heureux d’avoir abandonné son poste de chairman de la première entreprise mondiale de logiciels, un Bill Gates en vacances en somme. Seules les lunettes à la monture métallique, aux verres fortement grossissants, pouvaient rappeler son passé de
nerd
.

Face à lui, Steve Jobs, quoique assis en tailleur sur le canapé de cuir blanc, semblait paradoxalement une incarnation de l’austérité, du
Sorge
traditionnellement associés au capitalisme protestant. Il n’y avait rien de californien dans la manière dont sa main droite enserrait sa mâchoire comme pour l’aider dans une réflexion difficile, dans le regard plein d’incertitude qu’il posait sur son interlocuteur ; et même la chemise hawaiienne dont Martin l’avait affublé ne parvenait pas à dissiper l’impression de tristesse générale produite par sa position légèrement voûtée, par l’expression de désarroi qu’on lisait sur ses traits.

La rencontre, de toute évidence, avait lieu chez Jobs. Mélange de meubles blancs au design épuré et de tentures ethniques aux couleurs vives : tout dans la pièce évoquait l’univers esthétique du fondateur d’Apple, aux antipodes de la débauche de gadgets high-tech, à la limite de la science-fiction, qui caractérisait selon la légende la maison que le fondateur de Microsoft s’était fait construire dans la banlieue de Seattle. Entre les deux hommes, un jeu d’échecs aux pièces artisanales en bois était posé sur une table basse ; ils venaient d’interrompre la partie dans une position très défavorable pour les Noirs – c’est-à-dire pour Jobs.

Dans certaines pages de son autobiographie, La Route du futur; Bill Gates laisse parfois transparaître ce qu’on pourrait considérer comme un cynisme complet – en particulier dans le passage où il avoue tout uniment qu’il n’est pas forcément avantageux, pour une entreprise, de proposer les produits les plus innovants. Le plus souvent il est préférable d’observer ce que font les entreprises concurrentes (et il fait alors clairement référence, sans le citer, à son concurrent Apple), de les laisser sortir leurs produits, affronter les difficultés inhérentes à toute innovation, essuyer les plâtres en quelque sorte ; puis, dans un deuxième temps, d’inonder le marché en proposant des copies à bas prix des produits de la concurrence. Ce cynisme apparent n’est pourtant pas, souligne Houellebecq dans son texte, la vérité profonde de Gates ; celle-ci s’exprime plutôt dans ces passages surprenants, et presque touchants, où il réaffirme sa foi dans le capitalisme, dans la mystérieuse « main invisible » ; sa conviction absolue, inébranlable, que quels que soient les vicissitudes et les apparents contre-exemples le marché, au bout du compte, a toujours raison, le bien du marché s’identifie toujours au bien général. C’est alors que Bill Gates apparaît, dans sa vérité profonde, comme un être de foi, et c’est cette foi, cette candeur du capitaliste sincère que Jed Martin a su rendre en le représentant, les bras largement ouverts, chaleureux et amical, ses lunettes brillant dans les derniers rayons du soleil couchant sur l’océan Pacifique. Jobs au contraire, amaigri par la maladie, son visage soucieux, piqué d’une barbe clairsemée, douloureusement posé sur sa main droite, évoque un de ces évangélistes itinérants au moment où, se retrouvant pour la dixième fois peut-être à débiter ses prêches devant une assistance clairsemée et indifférente, il est tout à coup envahi par le doute.

C’était pourtant Jobs, immobile, affaibli, en position perdante, qui donnait l’impression d’être le maître du jeu ; tel était, souligne Houellebecq dans son texte, le profond paradoxe de cette toile. Dans son regard brillait toujours cette flamme qui n’est pas seulement celle des prédicateurs et des prophètes, mais aussi celle de ces inventeurs si souvent décrits par Jules Verne. À regarder plus attentivement la position d’échecs représentée par Martin, on se rendait compte qu’elle n’était pas nécessairement perdante ; et que Jobs pouvait, en se lançant dans un sacrifice de la reine, conclure en trois coups par un audacieux mat fou-cavalier. De même on avait l’impression qu’il pouvait, par l’intuition fulgurante d’un nouveau produit, imposer subitement au marché de nouvelles normes. Par la baie vitrée derrière les deux hommes on distinguait un paysage de prairies, d’un vert émeraude presque surréel, descendant en pente douce jusqu’à une rangée de falaises, où elles rejoignaient une forêt de conifères. Plus loin l’océan Pacifique déroulait ses vagues mordorées, interminables. Des petites filles, au loin sur la pelouse, avaient entamé une partie de frisbee. Le soir tombait, magnifiquement, dans l’explosion d’un soleil couchant que Martin avait voulu presque improbable dans sa magnificence orangée, sur la Californie du Nord, et le soir tombait sur la partie la plus avancée du monde ; c’était cela aussi, cette tristesse indéfinie des adieux, que l’on pouvait lire dans le regard de Jobs.

Deux partisans convaincus de l’économie de marché ; deux soutiens résolus, aussi, du Parti démocrate, et pourtant deux facettes opposées du capitalisme, aussi différentes entre elles qu’un banquier de Balzac pouvait l’être d’un ingénieur de Verne.
La conversation de Palo Alto
, soulignait Houellebecq en conclusion, était un sous-titre par trop modeste ; c’est plutôt
Une brève histoire du capitalisme
que Jed Martin aurait pu intituler son tableau ; car c’est bien cela qu’il était, en effet.

VIII

Après quelques tergiversations, le vernissage fut fixé au 11 décembre, un mercredi – c’était le jour idéal, selon Marylin. Fabriqués en urgence dans une imprimerie italienne, les catalogues arrivèrent juste à temps. C’étaient des objets élégants, et même luxueux – il ne fallait pas lésiner là-dessus, avait tranché Marylin, à laquelle Franz était de plus en plus soumis, ça en devenait curieux, il la suivait partout, de pièce en pièce, comme un bichon, quand elle passait ses coups de fil.

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