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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (22 page)

BOOK: La carte et le territoire
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S’il constituait l’élément le plus significatif et le plus durable de cet ample basculement idéologique, Jean-Pierre Pernaut s’était toujours refusé à réinvestir son immense notoriété dans une tentative de carrière ou d’engagement politique ; il avait voulu, jusqu’au bout, rester dans le camp des entertainers. Contrairement à Noël Mamère, il ne s’était même pas laissé pousser la moustache. Et même s’il partageait probablement l’ensemble des valeurs de Jean Saint-Josse, le premier président de Chasse, Pêche, Nature, Traditions, il s’était toujours refusé à le soutenir publiquement. Il ne l’avait pas davantage fait pour Frédéric Nihous, son successeur.

Né en 1967 à Valenciennes, Frédéric Nihous avait reçu à l’âge de quatorze ans son premier fusil, offert par son père pour son BEPC. Titulaire d’un DEA de droit économique international et communautaire, ainsi que d’un DEA de défense nationale et sécurité européenne, il avait enseigné le droit administratif à la faculté de Cambrai ; il était en outre président de l’Association des chasseurs de pigeons et d’oiseaux de passage du Nord. En 1988, il avait terminé premier d’un tournoi de pêche organisé dans l’Hérault en péchant une carpe nakin de 7,256 kilogrammes. Vingt ans plus tard, il devait provoquer la chute du mouvement dont il avait pris la tête en commettant l’erreur de conclure une alliance avec Philippe de Villiers – ce que les chasseurs du Sud-Ouest, traditionnellement anticléricaux et de mouvance plutôt radicale ou socialiste, ne devaient jamais lui pardonner.

Le 30 décembre, en milieu d’après-midi, Jed téléphona à Houellebecq. L’écrivain était en pleine forme ; il venait de couper du bois pendant une heure, lui apprit-il. Couper du bois ? Oui, dans sa maison du Loiret, il avait maintenant une cheminée. Il avait également un chien – un bâtard de deux ans, qu’il était allé chercher le jour de Noël au refuge SPA de Montargis.

« Vous faites quelque chose le soir du 31 ? s’enquit Jed.

— Non, rien de particulier ; je relis Tocqueville en ce moment. Vous savez, à la campagne, on se couche tôt, surtout en hiver. »

Jed eut un instant l’idée de l’inviter, se rendit compte juste à temps qu’il ne pouvait pas inviter quelqu’un à une soirée qu’il n’organisait pas lui même ; de toute façon, l’écrivain aurait certainement refusé.

«Je vais vous apporter votre portrait, comme promis. Dans les premiers jours de janvier.

— Mon portrait, oui… Volontiers, volontiers. » Il avait l’air de s’en foutre complètement. Ils discutèrent encore agréablement pendant quelques minutes. Il y avait dans la voix de l’auteur des Particules élémentaires quelque chose que Jed ne lui avait jamais connu, qu’il ne s’attendait pas du tout à y trouver, et qu’il mit du temps à identifier, parce qu’au fond il ne l’avait plus rencontré chez personne, depuis pas mal d’années : il avait l’air heureux.

XII

Des paysans vendéens armés de fourches montaient la garde de chaque côté du porche conduisant à l’hôtel particulier de Jean-Pierre Pernaut. Jed tendit à l’un d’eux le mail d’invitation qu’il avait imprimé, avant d’arriver dans une grande cour carrée, au sol pavé, entièrement éclairée de torches. Une dizaine d’invités se dirigeaient vers les deux grandes portes, largement ouvertes, qui conduisaient aux salons de réception. Avec son pantalon de velours et son blouson C & A en Sympatex, il se sentait effroyablement underdressed : les femmes étaient en robe longue, les hommes pour la plupart en smoking. Deux mètres devant lui il reconnut Julien Lepers, accompagné d’une Noire magnifique qui le dépassait d’une tête ; elle portait une robe longue d’un blanc scintillant, aux parements dorés, décolletée dans le dos jusqu’à la naissance des fesses ; la lumière des flambeaux formait des reflets mouvants sur son dos nu. L’animateur, vêtu d’un smoking ordinaire, celui qui lui servait lors des soirées « spéciales grandes écoles », son smoking de travail en quelque sorte, semblait plongé dans une discussion difficile avec un homme petit et sanguin, l’air mauvais, qui donnait l’impression d’exercer des responsabilités institutionnelles. Jed les dépassa, et, pénétrant dans le premier salon de réception, fut accueilli par la plainte lancinante d’une dizaine de sonneurs de biniou bretons, qui venaient de se lancer dans un morceau celtique torturé, interminable, d’une audition presque douloureuse. Il passa au large, pénétra dans le deuxième salon, accepta un knacki aromatisé à l’emmental et un verre de gewurztraminer « vendanges tardives » proposés par deux serveuses alsaciennes en coiffe, vêtues d’un tablier blanc et rouge noué autour de la taille, qui circulaient avec leurs plateaux entre les invités ; elles se ressemblaient tellement qu’elles auraient pu être jumelles.

La zone de réception était constituée de quatre grands salons en enfilade, d’une hauteur sous plafond d’au moins huit mètres. Jed n’avait jamais vu un aussi grand appartement ; il ne savait même pas qu’un aussi grand appartement pouvait exister. Ce n’était pourtant probablement pas grand-chose, se dit-il dans un éclair de lucidité, par rapport aux résidences de ceux qui achetaient aujourd’hui ses tableaux. Il devait y avoir deux à trois cents invités, le vacarme des conversations couvrit peu à peu le hurlement des binious, il eut l’impression qu’il allait être victime d’un étourdissement et s’appuya au stand des produits auvergnats, acceptant une brochette Jésus-Laguiole et un verre de saint-pourçain. L’odeur puissante, terreuse du fromage le remit un peu d’aplomb, il finit son verre de saint-pourçain d’un trait, en demanda un deuxième et reprit son avancée dans la foule. Il commençait à avoir trop chaud, il aurait dû déposer son manteau au vestiaire, son manteau jurait vraiment avec le dress code, se reprocha-t-il à nouveau, tous les hommes étaient en tenue de soirée, absolument tous, se répéta-t-il avec désespoir, et juste à cet instant il se retrouva en face de Pierre Bellemare, vêtu d’un pantalon en Tergal bleu pétrole et d’une chemise blanche à jabot couverte de taches de graisse, son pantalon était retenu par de larges bretelles aux couleurs du drapeau américain. Jed tendit chaleureusement la main au roi français du téléachat, qui, surpris, la lui serra, et reprit son parcours, un peu rasséréné.

Il lui fallut plus de vingt minutes pour retrouver Olga. Debout dans une embrasure, à demi dissimulée par un rideau, elle était plongée avec Jean-Pierre Pernaut dans une conversation de nature visiblement professionnelle. C’était surtout lui qui parlait, scandant ses phrases de mouvements déterminés de la main droite ; elle hochait la tête de temps à autre, concentrée et attentive, formulait très peu d’objections ou de remarques. Jed s’immobilisa à quelques mètres d’elle. Deux bandes de tissu crème nouées derrière son cou, incrustées de petits cristaux, recouvraient ses seins et se rejoignaient à la hauteur du nombril, maintenues par une broche représentant un soleil en métal argenté, avant de s’attacher à une jupe courte et moulante, elle aussi parsemée de cristaux, qui laissait apercevoir l’attache d’un porte-jarretelles blanc. Ses bas, blancs eux aussi, étaient d’une finesse extrême. Le vieillissement, en particulier le vieillissement apparent, n’est nullement un processus continu, on peut plutôt caractériser la vie comme une succession de paliers, séparés par des chutes brusques. Lorsque nous rencontrons quelqu’un que nous avons perdu de vue depuis des années, nous avons parfois l’impression qu’il a pris un coup de vieux ; nous avons parfois, au contraire, l’impression qu’il n’a pas changé. Impression fallacieuse – la dégradation, secrète, se fraye d’abord un chemin à travers l’intérieur de l’organisme, avant d’éclater au grand jour. Depuis dix ans, Olga s’était maintenue sur un palier radieux de sa beauté – sans pourtant que cela n’ait suffi à la rendre heureuse. Lui non plus, croyait-il, n’avait pas tellement changé au cours de ces dix années, il avait
produit une oeuvre
comme on dit, sans davantage rencontrer, ni même envisager le bonheur.

Jean-Pierre Pernaut se tut, avala une gorgée de beaumes-de-venise, le regard d’Olga s’écarta de quelques degrés et soudain elle le vit, immobile au milieu de la foule des invités. Quelques secondes peuvent suffire si ce n’est à décider d’une vie, du moins à révéler le caractère de son orientation principale. Elle posa une main légère sur l’avant-bras du présentateur, prononçant une parole d’excuse, en quelques bonds elle fut devant Jed et l’embrassa à pleine bouche. Puis elle s’écarta, le prenant par les mains, pendant quelques secondes ils demeurèrent silencieux.

Bienveillant dans sa queue de pie Arthur van Aschendonk, Jean-Pierre Pernaut les vit revenir vers lui. Le visage largement ouvert, il donnait en cette minute l’impression de connaître la vie, et même de sympathiser avec elle. Olga fit les présentations.

« Je vous connais ! » s’exclama l’animateur, son sourire s’élargissant encore. « Venez avec moi ! »

Traversant rapidement le dernier salon, effleurant au passage le bras de Patrick Le Lay (qui avait tenté, sans succès, de prendre une participation dans le capital de la chaîne), il les précéda dans un large couloir aux parois hautes et voûtées, en calcaire massif. Plus encore qu’un hôtel particulier, la résidence de Jean-Pierre Pernaut évoquait une abbaye romane, avec ses couloirs et ses cryptes. Ils s’arrêtèrent devant une porte épaisse capitonnée de cuir fauve. « Mon bureau… » dit l’animateur.

Il s’arrêta sur le seuil, les laissant découvrir la pièce. Une rangée de bibliothèques en acajou contenait, principalement, des guides touristiques – toutes tendances confondues, le Guide du Routard voisinait avec le Guide Bleu, le Petit Futé avec le Lonely Planet. Sur des présentoirs étaient exposés les livres de Jean-Pierre Pernaut, des « Magnifiques Métiers de l’artisanat » à « La France des saveurs ». Une vitrine renfermait les cinq Sept d’Or qu’il avait remportés au cours de sa carrière, ainsi que des coupes sportives d’origine indéterminée. De profonds fauteuils de cuir s’arrondissaient autour d’un bureau ministre en mahogany. Derrière le bureau, discrètement éclairée par une rampe halogène, Jed reconnut immédiatement l’une des photos de sa période Michelin. Curieusement, le choix de l’animateur ne s’était pas porté sur un cliché spectaculaire, au pittoresque immédiat, comme ceux qu’il avait réalisés de la corniche varoise ou des gorges du Verdon. La photo, centrée sur Gournay-en-Bray, était traitée en aplats, sans effet d’éclairage ni de perspective ; Jed se souvint qu’il l’avait prise exactement à la verticale. Les taches blanches, vertes et brunes s’y répartissaient avec égalité, traversées par le réseau symétrique des départementales. Aucune agglomération ne se détachait nettement, toutes semblaient à peu près de la même importance ; l’ensemble donnait une impression de calme, d’équilibre et presque d’abstraction. Ce paysage, il en prit conscience, était probablement celui qu’il avait survolé à basse altitude, immédiatement après le départ de l’aéroport de Beauvais, lorsqu’il était allé rendre visite à Houellebecq en Irlande. En présence de la réalité concrète, de cette discrète juxtaposition de prairies, de champs, de villages, il avait ressenti la même chose : équilibre, harmonie paisible.

« Je sais que vous vous êtes tourné vers la peinture, maintenant » reprit Jean-Pierre Pernaut, « et que vous avez réalisé un tableau de moi. À vrai dire, j’ai même essayé de l’acheter ; mais François Pinault a surenchéri, je n’ai pas pu suivre.

— François Pinault ? » Jed était surpris. « Le journaliste Jean-Pierre Pernaut animant une conférence de rédaction » était un tableau discret, de facture classique, qui ne correspondait nullement aux choix habituels, beaucoup plus wild, de l’affairiste breton. Il avait décidé de diversifier, sans doute.

« J’aurais peut-être dû… » dit-il. « Je suis désolé… J’aurais peut-être dû introduire une sorte de clause de préférence pour les sujets représentés.

— C’est le marché… » dit Pernaut avec un sourire large, épanoui, sans rancune, il alla même jusqu’à lui tapoter l’épaule.

L’animateur les précéda à nouveau dans le couloir voûté, les basques de sa queue de pie flottant avec lenteur derrière son dos. Jed jeta un coup d’œil à sa montre : il était presque minuit. Ils passèrent à nouveau les portes battantes conduisant aux pièces de réception : dans les salons, le vacarme était maintenant à son comble ; de nouveaux invités étaient arrivés, il devait y avoir quatre à cinq cents personnes. Au milieu d’un petit groupe, Patrick Le Lay, très aviné, pérorait avec bruit ; il avait carrément raflé une bouteille de châteauneuf-du-pape, et buvait de longues rasades au goulot. Claire Chazal, visiblement tendue, posait la main sur son bras, cherchant à l’interrompre ; mais le président de chaîne avait manifestement franchi certaines barrières. « TF1, on est les plus grands ! » gueulait-il. « Je lui donne pas six mois, à sa chaîne, à Jean-Pierre ! M6 c’est pareil, ils avaient cru nous baiser avec le Loft, on a doublé la mise avec Koh Lanta et on les a enculés jusqu’à l’os ! Jusqu’à l’os ! » répéta-t-il, et il jeta la bouteille derrière son épaule ; frôlant le crâne de Julien Lepers, elle vint s’écraser aux pieds de trois hommes d’âge mûr, en costume trois pièces gris moyen, qui le fixaient d’un regard sévère.

Sans hésiter, Jean-Pierre Pernaut marcha vers son ancien président, se planta devant lui. « Tu as trop bu, Patrick » dit-il d’une voix calme ; ses muscles étaient tendus sous le tissu de la queue de pie, son visage se durcit comme s’il se préparait au combat. « OK, OK… » dit Le Lay avec un mouvement d’apaisement mou, « OK OK… » À ce moment, une voix de ténor vibrante, d’une puissance incroyable, s’éleva, venant du deuxième salon. D’autres voix de baryton, puis de basse, reprirent le même thème, sans paroles, en canon. Beaucoup se tournèrent dans cette direction, reconnaissant un groupe fameux de polyphonie corse. Douze hommes de tous les âges, vêtus de pantalons et de sarraus noirs, coiffés de bérets, se livrèrent à leur performance vocale pendant un peu plus de deux minutes, c’était à la limite de la musique, un cri de guerre plutôt, d’une surprenante sauvagerie. Puis ils se turent d’un seul coup. Écartant légèrement les mains, Jean-Pierre Pernaut s’avança au-devant de la foule, attendit que le silence se fasse, puis lança d’une voix forte : « Bonne année à tous ! » Les premiers bouchons de Champagne sautèrent. L’animateur se dirigea ensuite vers les trois hommes en costume gris moyen et leur serra la main un par un. «Ils appartiennent au directoire de Michelin…» souffla Olga à Jed avant de s’approcher du groupe. « Financièrement, TF1, par rapport à Michelin, ça ne pèse rien. Et il paraît que Bouygues en a marre d’éponger leurs pertes… » eut-elle le temps d’ajouter avant que Jean-Pierre Pernaut ne la présente aux trois hommes. «Je m’attendais un peu à ce que Patrick fasse un éclat… » disait-il aux membres du directoire, « il a très mal vécu mon départ ».

BOOK: La carte et le territoire
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