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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (19 page)

BOOK: La carte et le territoire
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« Bon », résuma-t-il dès que Jed se fut installé. « J’ai eu des offres pour presque tous les tableaux, maintenant. J’ai fait monter les enchères, je peux peut-être faire monter encore un peu, enfin pour l’instant le prix moyen se stabilise autour de cinq cent mille euros.

— Pardon ?

— Tu as bien entendu : cinq cent mille euros. »

Franz tortillait nerveusement des mèches de ses cheveux blancs en désordre ; c’était la première fois que Jed lui voyait ce tic. Il vida son verre, en commanda aussitôt un autre.

« Si je vends maintenant, poursuivit-il, on touchera trente millions d’euros ; environ. »

Le silence retomba dans le café. Près d’eux, un vieillard très maigre, en pardessus gris, s’assoupissait devant son Picon bière. À ses pieds, un petit chien ratier blanc et roux, obèse, somnolait à demi, comme son maître. La pluie se remit à tomber doucement.

« Alors ? » demanda Franz au bout d’une minute. « Qu’est-ce que je fais ? Je vends maintenant ?

— Comme tu veux.

— Comment ça, comme je veux, merde ! Tu te rends compte du fric que ça représente ? » Il avait presque crié, et le vieillard près d’eux se réveilla en sursaut ; le chien se redressa péniblement, gronda dans leur direction.

«Quinze millions d’euros… Quinze millions d’euros chacun… » poursuivit Franz plus doucement, mais d’une voix étranglée. « Et j’ai l’impression que ça ne te fait ni chaud ni froid…

— Si, si, excuse-moi » répondit rapidement Jed. « Disons que je suis sous le choc » ajouta-t-il un peu plus tard.

Franz le considéra avec un mélange de suspicion et d’écœurement. « Bon, OK » dit-il finalement. « Je suis pas Larry Gagosian, j’ai pas les nerfs pour ce genre de trucs. Je vais vendre maintenant. »

« Tu as sûrement raison » dit Jed une bonne minute plus tard. Le silence s’était fait à nouveau, uniquement troublé par les ronflements du ratier qui s’était recouché, rassuré, aux pieds de son maître.

« À ton avis… » reprit Franz. « À ton avis, quel est le tableau qui a décroché la meilleure offre ? »

Jed réfléchit un instant. « Peut-être Bill Gates et Steve Jobs… » suggéra-t-il finalement.

« Exactement. Il est monté à un million et demi d’euros. Par un courtier américain, qui paraît-il opère pour le compte de Jobs lui-même.

«Depuis longtemps…» poursuivit Franz d’une voix tendue, à la limite de l’exaspération, « depuis longtemps le marché de l’art est dominé par les hommes d’affaires les plus riches de la planète. Et aujourd’hui pour la première fois ils ont l’occasion, en même temps qu’ils achètent ce qui est le plus à l’avant-garde dans le domaine esthétique, d’acheter un tableau qui les représente eux-mêmes. Je te dis pas le nombre de propositions que j’ai eues, de la part d’hommes d’affaires ou d’industriels, qui voudraient que tu fasses leur portrait. On est revenus aux temps de la peinture de cour d’Ancien Régime… Enfin ce que je veux dire c’est qu’il y a une pression, une grosse pression sur toi en ce moment. Tu as toujours l’intention de donner son tableau à Houellebecq ?

— Évidemment. J’ai promis.

— À ton aise. C’est un beau cadeau. Un cadeau à sept cent cinquante mille euros… Remarque, il le mérite. Son texte a joué un rôle important. En insistant sur le côté systématique, théorique de ta démarche, il a permis d’éviter que tu sois assimilé aux nouveaux figuratifs, à tous ces minables… Évidemment je n’ai pas laissé les tableaux dans mon entrepôt de l’Eure-et-Loir, j’ai loué des coffres dans une banque. Je vais te faire un papier, tu pourras passer chercher le portrait de Houellebecq quand tu voudras. »

« J’ai reçu une visite, aussi » poursuivit Franz après une nouvelle pause. « Une jeune femme russe, je suppose que tu vois qui c’est. » Il sortit une carte de visite, la tendit à Jed. « Une très jolie jeune femme… »

La lumière commençait à baisser. Jed rangea la carte de visite dans une poche intérieure de son blouson, l’enfila à demi.

«Attends… » l’interrompit Franz. «Avant que tu partes, je voudrais juste vérifier que tu comprends exactement la situation. J’ai reçu une cinquantaine d’appels d’hommes qui comptent parmi les plus grosses fortunes mondiales. Parfois ils ont fait téléphoner par un assistant, mais le plus souvent ils ont appelé eux-mêmes. Tous, ils voudraient que tu fasses leur portrait. Tous, ils te proposent un million d’euros – au minimum. »

Jed termina d’enfiler son blouson, sortit son portefeuille pour payer.

«Je t’invite… » dit Franz avec une grimace narquoise. « Ne réponds pas, ce n’est pas la peine, je sais exactement ce que tu vas dire. Tu vas demander à réfléchir ; et dans quelques jours tu vas m’appeler pour me dire que tu refuses. Et puis tu vas arrêter. Je commence à te connaître, tu as toujours été comme ça, déjà à l’époque des cartes Michelin : tu travailles, tu t’acharnes dans ton coin pendant des années ; et puis dès que ton travail est exposé, dès que tu accèdes à la reconnaissance, tu laisses tomber.

— Il y a des petites différences. Là, je commençais à piétiner au moment où j’ai laissé tomber " Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art ".

— Oui, je sais ; c’est même ce qui m’a décidé à organiser l’exposition. Je suis content, d’ailleurs, que tu n’aies pas terminé ce tableau. Pourtant j’aimais bien l’idée, le projet avait une pertinence historique, c’était un témoignage assez juste sur la situation de l’art à un moment donné. Il y a eu, en effet, une espèce de partage : d’un côté le fun, le sexe, le kitsch, l’innocence ; de l’autre le trash, la mort, le cynisme. Mais, dans ta situation, ça aurait forcément été interprété comme l’œuvre d’un artiste de second plan, jaloux du succès de confrères plus riches ; on en est à un point de toute façon où le succès en termes de marché justifie et valide n’importe quoi, remplace toutes les théories, personne n’est capable de voir plus loin, absolument personne. Maintenant ce tableau tu pourrais te le permettre, tu es devenu l’artiste français le mieux payé du moment ; mais je sais que tu ne le peindras pas, tu vas passer à autre chose. Tu vas peut-être simplement arrêter les portraits ; ou arrêter la peinture figurative en général ; ou arrêter la peinture tout court, peut-être revenir à la photographie, je n’en sais rien. »

Jed garda le silence. À la table voisine le vieillard sortit de son assoupissement, se releva, gagna la porte ; son chien le suivit avec difficulté, son gros corps se dandinant sur ses pattes courtes.

« En tout cas », dit Franz, « je veux que tu saches que je reste ton galeriste. Quoi qu’il arrive. »

Jed acquiesça. Le patron sortit de la réserve, alluma la rampe de néons au-dessus du comptoir, hocha la tête en direction de Jed ; Jed hocha de son côté. Ils étaient des clients réguliers, et même de vieux clients maintenant, mais aucune réelle familiarité ne s’était établie entre eux. Le patron de l’établissement avait même oublié qu’il avait, une dizaine d’années auparavant, autorisé Jed à prendre des photos de lui et de son café, dont celui-ci devait s’inspirer pour la réalisation de « Claude Vorilhon, gérant de bar-tabac », le second tableau de sa série des métiers simples – pour lequel un courtier en bourse américain venait d’offrir la somme de trois cent cinquante mille euros. Il avait toujours vu en eux des clients atypiques, pas du même âge ni du même milieu que le reste de sa pratique, en somme ils ne faisaient pas partie de son cœur de cible.

Jed se leva, il se demandait quand il reverrait Franz, en même temps il prit conscience d’un seul coup qu’il était devenu un homme riche, et juste avant qu’il se dirige vers la porte Franz lui demanda : « Tu fais quoi pour Noël ? – Rien. Je vois mon père, comme d’habitude. »

X

Comme d’habitude pas vraiment, songea Jed en remontant vers la place Jeanne-d’Arc. Son père au téléphone avait paru complètement abattu, et il avait d’abord proposé d’annuler leur repas annuel. « Je ne veux être à la charge de personne… » Son cancer du rectum avait connu une aggravation subite, il avait des
pertes de matière
maintenant, avait-il annoncé avec une délectation masochiste, il allait falloir lui poser un anus artificiel. Sur l’insistance de Jed il avait accepté qu’ils se voient, à condition que son fils le reçoive chez lui. « Je peux plus supporter la gueule des êtres humains… »

Arrivé sur le parvis de Notre-Dame de la Gare il hésita, puis entra. L’église lui parut d’abord déserte, mais en avançant vers l’autel il aperçut une jeune fille noire, de dix-huit ans tout au plus, agenouillée dans une stalle, les mains jointes, face à une statue de la Vierge ; elle formait des mots à voix basse. Concentrée dans sa prière, elle ne faisait aucune attention à lui. Son cul, cambré par l’agenouillement, était très précisément moulé par son pantalon de fin tissu blanc, nota Jed un peu contre son gré. Avait-elle des péchés à se faire pardonner ? Des parents malades ? Les deux, probablement. Sa foi paraissait grande. Ça devait être bien pratique, quand même, cette croyance en Dieu : quand on ne pouvait plus rien pour les autres – et c’était souvent le cas dans la vie, c’était au fond presque toujours le cas, et particulièrement en ce qui concernait le cancer de son père – demeurait la ressource de
prier pour eux
.

Il ressortit, mal à l’aise. La nuit tombait sur la rue Jeanne-d’Arc, les feux rouges des voitures s’éloignaient au ralenti vers le boulevard Vincent-Auriol. Au loin, le dôme du Panthéon était baigné d’une inexplicable lumière verdâtre, un peu comme si des aliens sphériques projetaient une attaque massive sur la région parisienne. Des gens mouraient sans doute, à cette minute même, çà et là, dans la ville.

Le lendemain pourtant, à la même heure, il se retrouva à allumer des bougies fantaisie et à déposer les coquilles de saumon sur sa table à tréteaux, cependant que l’ombre s’étendait sur la place des Alpes. Son père avait promis d’être là à dix-huit heures.

Il sonna en bas à dix-huit heures une. Jed ouvrit par l’interphone et respira lentement, profondément, à plusieurs reprises, pendant le trajet de l’ascenseur.

Il effleura rapidement les joues rêches de son père, qui se planta, immobile, au centre de la pièce. «Assieds-toi, assieds-toi…» dit-il. Obéissant aussitôt, son père s’assit à l’extrême bord d’une chaise et jeta des regards timides autour de lui. Il n’est jamais venu, réalisa soudain Jed, il n’est jamais venu dans mon appartement. Il fallut lui dire d’enlever son manteau, aussi. Son père tentait de sourire, un peu comme un homme qui cherche à montrer qu’il supporte vaillamment une amputation. Jed voulut ouvrir le Champagne, ses mains tremblaient un peu, il manqua de faire tomber la bouteille de vin blanc qu’il venait de sortir du congélateur ; il était en sueur. Son père souriait toujours, d’un sourire un peu figé. Voilà un homme qui avait dirigé avec dynamisme, et parfois avec dureté, une entreprise d’une cinquantaine de personnes, qui avait dû licencier, embaucher ; qui avait négocié des contrats portant sur des dizaines, parfois des centaines de millions d’euros. Mais les approches de la mort rendent humble, et il semblait désireux, ce soir, que tout se passe aussi bien que possible, il semblait surtout désireux de ne causer aucun trouble, c’était apparemment sa seule ambition à présent sur cette terre. Jed réussit à ouvrir le Champagne, se détendit un peu.

«J’ai appris ton succès… » dit son père en levant son verre. « Nous buvons à ton succès. »

C’était une piste, se dit aussitôt Jed, une ouverture pour une conversation possible, et il se mit à parler de ses tableaux, de ce travail qu’il avait entrepris il y a une dizaine d’années déjà, de sa volonté de décrire, par la peinture, les différents rouages qui concourent au fonctionnement d’une société. Il parla avec aisance, pendant presque une heure, en resservant régulièrement du Champagne puis du vin, alors qu’ils mangeaient les plats achetés la veille chez le traiteur, et ce qu’il disait là, il s’en rendit compte avec étonnement le lendemain, il ne l’avait jamais dit à personne.

Son père l’écoutait avec attention, posait de temps à autre une question, il avait l’expression étonnée et curieuse d’un petit enfant, en somme tout se passa à merveille jusqu’au fromage, où l’inspiration de Jed commença à se tarir, et où son père, comme sous l’effet de la pesanteur, retomba dans un accablement douloureux. Il était, cependant, un peu ragaillardi par le dîner, et c’est sans réelle tristesse, plutôt en secouant la tête avec incrédulité, qu’il lâcha à mi-voix : « Putain… Un anus artificiel… »

« Tu sais », dit-il d’une voix qui trahissait une légère ébriété, « dans un sens, je suis content que ta mère soit plus là. Elle qui était si raffinée, si élégante… La déchéance physique, elle aurait pas supporté. »

Jed se figea. Ça y est, se dit-il. Ça y est,
nous y voilà
 ; après des années, il va parler. Mais son père avait surpris son changement d’expression.

« Je ne vais pas te révéler ce soir pourquoi ta mère s’est suicidée ! » scanda-t-il d’une voix forte, presque avec colère. « Je ne vais pas te le révéler parce que je n’en sais rien ! » Il se calma presque aussitôt, se tassa sur lui-même. Jed transpirait. Il faisait trop chaud peut-être, le chauffage était presque impossible à régler, il avait toujours peur qu’il ne retombe en panne, il allait déménager maintenant qu’il avait de l’argent, sûrement, c’est ce que font les gens quand ils ont de l’argent, ils essaient d’améliorer leur cadre de vie, mais déménager pour aller où ? Il n’avait aucun désir immobilier particulier. Il allait rester, faire des travaux peut-être, en tout cas changer le chauffe-eau. Il se releva, tenta plus ou moins de manipuler les commandes de l’appareil. Son père dodelinait de la tête, prononçait des mots à voix basse. Jed revint près de lui. Il aurait fallu le prendre par les mains, lui toucher l’épaule ou quelque chose, mais comment faire ? Il n’avait jamais fait ça. « Un anus artificiel… » murmura-t-il à nouveau, d’une voix rêveuse.

« Je sais qu’elle n’était pas satisfaite de notre vie », reprit-il ; « mais est-ce que c’est une raison suffisante pour mourir ? Moi non plus je n’étais pas satisfait de ma vie, je t’avoue que j’espérais autre chose de ma carrière d’architecte que de construire des résidences balnéaires à la con pour des touristes débiles, sous le contrôle de promoteurs foncièrement malhonnêtes et d’une vulgarité presque infinie ; mais bon c’était le travail, les habitudes… Probablement est-ce qu’elle n’aimait pas la vie, et voilà tout. Ce qui m’a le plus choqué, c’est ce que m’a raconté la voisine, qui l’a croisée juste avant. Elle revenait de faire ses courses, elle venait probablement de se procurer le poison – on n’a jamais su comment, d’ailleurs. Ce que m’a dit cette femme c’est qu’elle avait l’air heureuse, incroyablement enthousiaste et heureuse. Elle avait exactement, m’a-t-elle dit, l’expression de quelqu’un qui s’apprête à partir en vacances. C’était du cyanure, elle a dû mourir presque instantanément ; je suis absolument certain qu’elle n’a pas souffert. »

BOOK: La carte et le territoire
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