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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (33 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Quand il pénétra dans la pièce, Jed lui jeta un coup d’œil distrait. Il n’avait pas l’air de s’ennuyer du tout : installé derrière le bureau du commissaire, il examinait attentivement les photos. « Vous savez… » dit-il finalement, « ce n’est qu’une assez médiocre imitation de Pollock. Il y a les formes, les coulures, mais l’ensemble est disposé mécaniquement, il n’y a aucune force, aucun élan vital. »

Jasselin hésita, il ne s’agissait pas de le braquer. « C’est mon bureau… » finit-il par dire, incapable de trouver une meilleure formulation. « Ah pardon ! », Jed se leva d’un bond, lui laissant la place, pas franchement gêné pour autant. Il lui exposa alors son idée. « Pas de problème » répondit Jed aussitôt. Ils convinrent de partir dès le lendemain, Jasselin utiliserait sa voiture personnelle. En prenant rendez-vous, ils s’aperçurent qu’ils n’habitaient qu’à quelques centaines de mètres l’un de l’autre.

« Drôle de type… » se dit Jasselin après son départ, et comme souvent par le passé il pensa à tous ces gens qui coexistent dans le cœur d’une même ville sans raison particulière, sans intérêt ni préoccupation communs, poursuivant des trajectoires incommensurables et disjointes, parfois réunis (de plus en plus rarement) par le sexe ou (de plus en plus souvent) par le crime. Mais pour la première fois cette pensée – qui le fascinait au début de sa carrière de policier, qui lui donnait envie de creuser, d’en savoir plus, d’aller jusqu’au fond de ces relations humaines – ne provoquait plus en lui qu’une obscure lassitude.

XII

Bien qu’il ne sache rien de sa vie, Jed fut peu surpris de voir Jasselin arriver au volant d’une Mercedes Classe A. La Mercedes Classe A est la voiture idéale d’un vieux couple sans enfants, vivant en zone urbaine ou périurbaine, ne rechignant cependant pas à s’offrir de temps à autre une escapade dans un
hôtel de charme
 ; mais elle peut également convenir à un jeune couple de tempérament conservateur – ce sera souvent, alors, leur première Mercedes. Entrée de gamme de la firme à l’étoile, c’est une voiture discrètement
décalée
 ; la Mercedes berline Classe C, la Mercedes berline Classe E sont davantage paradigmatiques. La Mercedes en général est la voiture de ceux qui ne s’intéressent pas tellement aux voitures, qui privilégient la sécurité et le confort aux
sensations de conduite
– de ceux aussi, bien sûr, qui ont des moyens suffisamment élevés. Depuis plus de cinquante ans – malgré l’impressionnante force de frappe commerciale de Toyota, malgré la pugnacité d’Audi – la bourgeoisie mondiale était, dans son ensemble, demeurée fidèle à Mercedes.

La circulation était fluide sur l’autoroute du Sud, et tous deux gardaient le silence. Il fallait
briser la glace
, se dit Jasselin au bout d’une demi-heure, il est important de mettre le témoin à l’aise, il le répétait souvent au cours de ses conférences à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Jed était complètement absent, perdu dans ses pensées – à moins plus simplement qu’il ne soit en train de s’endormir. Ce type l’intriguait, et l’impressionnait un peu. Il fallait bien le reconnaître, sa carrière de policier ne lui avait permis de rencontrer, en la personne des criminels, que des êtres simplistes et mauvais, incapables de toute pensée neuve et en général à peu près de toute pensée, des animaux dégénérés qu’il aurait mieux valu, dans leur propre intérêt comme dans celui des autres et de toute possibilité de communauté humaine, abattre dès l’instant de leur capture, c’était du moins – de plus en plus souvent – son opinion. Enfin ce n’était pas son affaire, c’était celle des juges. Son travail à lui était de pister le gibier, puis de le rapporter afin de le déposer aux pieds des juges, et plus généralement du
peuple français
(ils opéraient en son nom, c’était du moins la formule consacrée). Dans le cadre d’une chasse, le gibier déposé aux pieds du chasseur était le plus souvent mort – sa vie s’est achevée au cours de la capture, l’explosion d’une balle tirée à un endroit approprié avait mis fin à ses fonctions vitales ; parfois, les crocs des chiens avaient achevé le travail. Dans le cadre d’une enquête policière, le coupable déposé aux pieds du juge était à peu près vivant – ce qui permettait à la France de demeurer bien notée dans les enquêtes sur les droits de l’homme régulièrement publiées par
Amnesty International
. Le juge – subordonné au
peuple français
, qu’il représentait en général, et auquel il devait plus précisément se subordonner dans le cas des crimes graves impliquant un jury d’assises, ce qui était presque toujours le cas pour les affaires dont s’occupait Jasselin – devait alors statuer sur son sort. Diverses conventions internationales interdisaient (et même dans le cas où le peuple français se serait majoritairement prononcé dans cette direction) de lui donner la mort.

Passé le péage de Saint-Arnoult-en-Yvelines, il proposa à Jed de s’arrêter pour prendre un café. Le relais autoroutier produisit sur Jasselin une impression ambiguë. Par certains côtés, il évoquait nettement la région parisienne : le choix de magazines et de quotidiens nationaux était très vaste – il se réduirait rapidement à mesure qu’on s’enfoncerait dans les profondeurs de la province – et les principaux souvenirs proposés aux automobilistes étaient des Tour Eiffel et des Sacré Cœur déclinés sous différentes formes. D’un autre côté, il était difficile de prétendre qu’on était en banlieue : le passage de la barrière de péage, comme la limite de la dernière zone de Carte Orange, marquait symboliquement la fin de la banlieue, le début des régions ; d’ailleurs, les premiers produits régionaux (miel du Gâtinais, rillettes de lapin) avaient fait leur apparition. En somme ce relais autoroutier refusait de choisir son camp, Jasselin n’aimait pas trop ça. Il prit cependant un brownie au chocolat pour accompagner son café, et ils se choisirent une place parmi la centaine de tables libres.

Une entrée en matière était nécessaire ; Jasselin toussa à plusieurs reprises. « Vous savez… » attaqua-t-il finalement, « je vous suis reconnaissant d’avoir accepté de m’accompagner. Vous n’y étiez pas obligé du tout.

— Je trouve normal d’aider la police » répondit Jed avec sérieux.

— Eh bien… » Jasselin sourit, sans réussir à provoquer chez son interlocuteur de réaction analogue. « Je m’en réjouis, naturellement, mais tous nos concitoyens sont loin de penser comme vous…

— Je crois au mal » continua Jed sur le même ton. « Je crois à la culpabilité, et au châtiment. »

Jasselin en resta bouche bée ; il n’avait nullement prévu que la conversation prendrait cette tournure.

« Vous croyez à l’exemplarité des peines ? » suggéra-t-il, encourageant. Une serveuse âgée passant la serpillière entre les tables se rapprochait d’eux, leur jetant des regards mauvais. Elle avait l’air non seulement épuisée, découragée, mais pleine d’animosité à l’égard du monde dans son ensemble, elle tordait la serpillière dans son seau exactement comme si c’était à cela que se résumait, pour elle, le monde : une surface douteuse recouverte de salissures variées.

« Je n’en sais rien » répondit Jed au bout du temps. « À vrai dire, je ne me suis jamais posé la question. Les peines me paraissent justes parce qu’elles sont normales et nécessaires, parce qu’il est normal que le coupable subisse un châtiment, pour que l’équilibre soit rétabli, parce qu’il est nécessaire que le mal soit puni. Pourquoi ? Vous n’y croyez pas, vous ? » continua-t-il avec un peu d’agressivité en voyant que son interlocuteur gardait le silence. « Pourtant, c’est votre métier… »

Jasselin retrouva la maîtrise de ses moyens pour lui expliquer que non, c’était là le travail du juge, assisté d’un jury. Ce type, songea-t-il, ferait un juré d’assises impitoyable. Il y a séparation des pouvoirs, insista-t-il, c’est l’une des bases de notre Constitution. Jed hocha rapidement la tête pour montrer qu’il avait compris, mais que ça lui paraissait un point de détail. Jasselin envisagea d’entamer un débat sur la peine de mort, sans raison précise, un peu pour le plaisir de la conversation, puis il y renonça ; il avait décidément du mal à cerner ce type. Entre eux, le silence se fit à nouveau.

« Je vous ai accompagné aussi », reprit Jed, « pour d’autres raisons, plus personnelles. Je veux que l’assassin de Houellebecq soit retrouvé, et qu’il subisse son châtiment. C’est très important pour moi.

— Pourtant, vous n’étiez pas spécialement liés… » Jed eut une sorte de grognement douloureux, et Jasselin comprit qu’il avait sans le vouloir touché un point sensible. Un homme presque obèse, vêtu d’un costume gris terne, passa à quelques mètres d’eux, une assiette de frites à la main. Il avait l’air d’un technico-commercial ; il avait l’air au bout du rouleau. Avant de s’asseoir, il posa une main sur sa poitrine et resta immobile quelques instants, comme s’il s’attendait à un malaise cardiaque imminent.

« Le monde est médiocre », dit finalement Jed. « Et celui qui a commis ce meurtre a augmenté la médiocrité dans le monde. »

XIII

En arrivant à Souppes (c’était le nom du village où l’écrivain avait vécu ses derniers jours), ils se firent, à peu près au même instant, la réflexion que rien n’avait changé. Rien n’avait, d’ailleurs, aucune raison de changer : le village demeurait figé dans sa perfection rurale à destination touristique, il demeurerait ainsi dans les siècles des siècles, avec l’adjonction discrète de quelques éléments de confort de vie tels que les bornes Internet et les parkings ; mais il ne pourrait demeurer tel que si une espèce intelligente était là pour l’entretenir, pour le protéger de l’agression des éléments, de la voracité destructrice des plantes.

Le village était également toujours aussi désert, paisiblement et comme structurellement désert ; c’était exactement ainsi que se présenterait le monde, se dit Jed, après l’explosion d’une bombe à neutrons intergalactique. Les aliens pourraient pénétrer dans les rues, tranquilles et restaurées, de la bourgade, et se réjouir de sa beauté mesurée. S’il s’agissait d’aliens dotés d’une sensibilité esthétique même rudimentaire, ils comprendraient rapidement la nécessité d’un entretien, et procéderaient aux restaurations nécessaires ; c’était une hypothèse à la fois rassurante et vraisemblable.

Jasselin gara doucement sa Mercedes devant la longère. Jed sortit et, saisi par le froid, se remémora soudain sa première visite, le chien qui bondissait et gambadait pour l’accueillir, il imagina la tête du chien décapité, la tête de son maître décapité également, prit conscience de l’horreur du crime et pendant quelques instants il regretta d’être venu, mais il se reprit, il avait envie d’être utile, toute sa vie il avait eu envie d’être utile et depuis qu’il était riche l’envie était devenue encore plus forte. Là, il avait l’occasion d’être utile à quelque chose, c’était indéniable, il pouvait aider à la capture et à l’élimination d’un tueur, il pouvait également aider ce vieux policier découragé et morose qui se tenait à présent à ses côtés, l’air un peu inquiet, alors qu’il demeurait dans la lumière hivernale, immobile, essayant de contrôler sa respiration.

Ils avaient remarquablement bien travaillé pour nettoyer la scène de crime, se dit Jasselin en pénétrant dans le living-room, et il imagina les collègues ramassant, un à un, les fragments de chair éparpillés. Il n’y avait même plus de traces de sang sur la moquette, juste çà et là quelques taches claires et usées. À part ça la maison n’avait pas changé du tout, elle non plus, il reconnaissait parfaitement la disposition des meubles. Il s’assit sur un sofa, s’astreignant à ne pas regarder Jed. Il fallait laisser tranquille le témoin, il fallait respecter sa spontanéité, ne pas faire barrage aux émotions, aux intuitions qui pouvaient lui venir, il fallait se mettre entièrement à son service pour qu’il se mette, à son tour, au vôtre.

De fait Jed était parti en direction d’une chambre, il s’apprêtait à visiter toute la maison. Jasselin regretta de ne pas avoir pris Ferber avec lui : il avait une sensibilité, c’était un
policier avec une sensibilité
, il aurait su s’y prendre avec un artiste – alors que lui n’était qu’un policier ordinaire, âgé, passionnément attaché à sa femme vieillissante et à son petit chien impuissant.

Jed continuait à aller et venir entre les pièces, revenant régulièrement dans le living-room, se plongeant dans la contemplation de la bibliothèque, dont le contenu l’étonnait et l’impressionnait encore plus que lors de sa première visite. Puis il s’arrêta devant Jasselin, qui eut une espèce de sursaut, se leva d’un bond.

L’attitude de Jed n’avait, pourtant, rien d’inquiétant ; il se tenait debout, les mains croisées derrière le dos, comme un écolier qui s’apprête à réciter sa leçon.

« Mon tableau manque, dit-il finalement.

— Votre tableau ? Quel tableau ? » demanda fiévreusement Jasselin tout en ayant conscience qu’il aurait dû savoir, qu’il aurait
normalement
dû savoir, qu’il n’était plus tout à fait en possession de ses moyens. Il était parcouru de frissons ; peut-être couvait-il une grippe, ou pire.

« Le tableau que j’avais fait de lui. Que je lui avais offert. Il n’est plus là. »

Jasselin mit du temps à analyser l’information, les rouages de son cerveau tournaient au ralenti et il se sentait de plus en plus mal, il était fatigué à mourir, cette affaire le fatiguait au dernier degré et il lui fallut un temps incroyable pour poser la question essentielle, la seule qui vaille : « Ça valait de l’argent ? »

« Oui, pas mal » répondit Jed. « Combien ? » Jed réfléchit quelques secondes avant de répondre :

« En ce moment, ma cote augmente un peu, pas très vite. À mon avis, neuf cent mille euros.

— Quoi?… Vous avez dit quoi?… Il avait presque hurlé.

— Neuf cent mille euros. »

Jasselin se rabattit dans le sofa et demeura immobile, prostré, marmonnant de temps à autre des paroles incompréhensibles.

« Je vous ai aidé ? demanda Jed, hésitant.

— L’affaire est résolue. » Sa voix trahissait un découragement, une tristesse affreuse. « Il y a déjà eu des meurtres pour cinquante mille, dix mille, parfois pour mille euros. Alors, neuf cent mille euros… »

Ils repartirent vers Paris peu de temps après. Jasselin demanda à Jed s’il pouvait conduire, il ne se sentait pas très bien. Ils s’arrêtèrent dans le même relais autoroutier qu’à l’aller. Sans raison apparente, une bande blanche et rouge isolait plusieurs tables – peut-être le commercial obèse de tout à l’heure avait-il succombé à une crise cardiaque, au bout du compte. Jed reprit un café ; Jasselin voulait de l’alcool, mais ils n’en vendaient pas. Il finit par découvrir une bouteille de vin rouge au magasin de la station-service, dans la zone des produits régionaux ; mais ils n’avaient pas de tire-bouchon. Il se dirigea vers les toilettes, s’enferma dans une cabine ; d’un coup sec, il brisa le goulot de la bouteille sur le rebord des WC, puis il revint vers la cafétéria, sa bouteille brisée à la main ; un peu de vin avait rejailli sur sa chemise. Tout cela avait pris du temps, Jed s’était levé, rêvassait devant les salades composées ; il opta finalement pour un duo cheddar-dinde et un Sprite. Jasselin s’était servi un premier verre, qu’il avait avalé d’un trait ; un peu ragaillardi, il finissait, plus doucement, son deuxième. « Vous me donnez faim… » dit-il. Il partit s’acheter un wrap saveurs de Provence, se servit un troisième verre de vin. Au même instant, un groupe de préadolescents espagnols sortis d’un autocar pénétrèrent dans la cafétéria en parlant très fort ; les filles étaient surexcitées, poussaient des hurlements, leur taux d’hormones devait être incroyablement élevé. Le groupe était probablement en voyage scolaire, ils devaient avoir visité le musée du Louvre, Beaubourg, ce genre de choses. Jasselin frissonna en songeant qu’il pourrait, à l’heure actuelle, être le père d’un préadolescent similaire.

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