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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (19 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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« What are you thinking ? »
demanda Esther au moment où nous franchissions le seuil.
« Sad things... »

répondis-je pensivement. Elle hocha la tête, me regarda avec sérieux, se rendit compte que j'étais réellement triste.
« Don't worry... »
dit-elle ; puis elle s'agenouilla pour me faire une pipe. Elle avait une technique très au point, certainement inspirée par les films pornos - ça se voyait tout de suite car elle avait ce geste, qu'on apprend si vite dans les films, de rejeter ses cheveux en arrière pour permettre au garçon, à défaut de caméra, de vous regarder en pleine action. La fellation est depuis toujours la figure reine des films pornos, la seule qui puisse servir de modèle utile aux jeunes filles ; c'est aussi la seule où

l'on retrouve parfois quelque chose de l'émotion réelle de l'acte, parce que c'est la seule où le gros plan soit, également, un gros plan du visage de la femme, où l'on puisse lire sur ses traits cette fierté joyeuse, ce ravissement enfantin qu'elle éprouve à donner du plaisir. De fait, Esther me raconta par la suite qu'elle s'était refusée à cette caresse lors de sa première relation sexuelle, et qu'elle ne s'était décidée à se lancer qu'après avoir vu pas mal de films. Elle s'y prenait à présent remarquablement bien, jouissait de sa propre maîtrise, et jamais plus tard je n'hésitai, même lorsqu'elle me semblait trop fatiguée ou trop indisposée pour baiser, à lui demander une pipe. Immédiatement avant l'éjaculation elle se reculait légèrement pour recevoir le jet de sperme sur le visage ou dans la bouche, mais elle revenait ensuite à la charge pour lécher minutieusement, jusqu'à la dernière goutte. Comme beaucoup de très jolies jeunes filles elle était facilement indisposée, délicate sur le plan nutritionnel, et avait d'abord avalé avec réticence ; mais l'expérience lui avait démontré

de la manière la plus claire qu'il lui faudrait en prendre son parti, que la dégustation de leur sperme n'était pas pour les hommes un acte indifférent ni optionnel, mais constituait un témoignage personnel irremplaçable ; elle s'y prêtait maintenant avec joie, et j'éprouvai un immense bonheur à jouir dans sa petite bouche.

Après quelques semaines de réflexion je pris contact avec Marie23, lui laissant simplement mon adresse IP. Elle me répondit par le message suivant :

J'ai nettement vu Dieu

Dans son inexistence

Dans son néant précieux

Et j'ai saisi ma chance.

12924, 4311, 4358, 212526. L'adresse indiquée était celle d'une surface grise, veloutée, soyeuse, parcourue dans son épaisseur de légers mouvements, comme un rideau de velours agité par le vent, au rythme de lointains accords de cuivres. La composition était à la fois apaisante et légèrement euphorisante, je me perdis quelque temps dans sa contemplation. Avant que j'aie eu le temps de répondre, elle m'adressa un second message :

Après l'événement de la sortie du Vide,
Nous nagerons enfin dans la Vierge liquide.
51922624,4854267. Au milieu d'un paysage détruit composé de carcasses d'immeubles hautes et grises, aux fenêtres béantes, un bulldozer géant charriait de la boue. Je zoomai légèrement sur l'énorme véhicule jaune, aux formes arrondies, aux allures de jouet radiocommandé

- il semblait n'y avoir aucun pilote dans la cabine. Au milieu de la boue noirâtre, des squelettes humains étaient éparpillés par la lame du bulldozer au fur et à

mesure de son avancée ; en zoomant encore un peu je distinguai plus nettement des tibias, des crânes.

« C'est ce que je vois de ma fenêtre... » m'écrivit Marie23, passant sans préavis en mode non codant. J'en fus un peu surpris ; elle faisait donc partie de ces rares néo-humaines installées dans les anciennes conurbations. C'était un sujet, j'en pris conscience du même coup, que Marie22 n'avait jamais abordé avec mon prédécesseur; son commentaire du moins n'en portait nulle trace. « Oui, je vis dans les ruines de New York... »

répondit Marie23. « En plein milieu de ce que les hommes appelaient Manhattan... » ajouta-t-elle un peu plus tard. Cela n'avait évidemment pas beaucoup d'importance, puisqu'il était hors de question que les néohumains s'aventurent hors de leurs résidences ; mais j'étais content pour ma part de vivre au milieu d'un paysage naturel, lui dis-je. New York n'était pas si désagréable, me répondit-elle ; il y avait beaucoup de vent depuis la période du Grand Assèchement, le ciel était constamment changeant, elle vivait à un étage élevé et passait beaucoup de temps à observer le mouvement des nuages. Certaines usines de produits chimiques, probablement situées dans le New Jersey vu la distance, continuaient à fonctionner, au moment du coucher du soleil la pollution donnait au ciel d'étranges teintes rosés et vertes ; et l'océan était encore présent, très loin vers l'Est, à moins qu'il ne s'agisse d'une illusion d'optique, mais par grand beau temps on distinguait parfois un léger miroitement.

Je lui demandai si elle avait eu le temps de terminer le récit de vie de Marie1. « Oh oui... me répondit-elle immédiatement. Il est très bref : moins de trois pages. Elle semblait disposer d'étonnantes aptitudes à la synthèse... »

Cela aussi était original, mais possible. À l'opposé, Rebeccal était célèbre pour son récit de vie comportant plus de deux mille pages, et qui ne couvrait cependant qu'une période de trois heures. Il n'y avait, là non plus, aucune consigne.

La vie sexuelle de l'homme se décompose en deux phases : la première où il éjacule trop tôt, la seconde où

il n'arrive plus à bander. Durant les premières semaines de ma relation avec Esther, je m'aperçus que j'étais revenu à la première phase - alors que je croyais depuis longtemps avoir abordé la seconde. Par moments, en marchant à ses côtés dans un parc, ou le long de la plage, j'étais envahi par une ivresse extraordinaire, j'avais l'impression d'être un garçon de son âge, et je marchais plus vite, je respirais profondément, je me tenais droit, je parlais fort. À d'autres moments par contre, en croisant nos reflets dans un miroir, j'étais envahi par la nausée et, le souffle coupé, je me recroquevillais entre les couvertures ; d'un seul coup je me sentais si vieux, si flasque. Dans l'ensemble pourtant mon corps n'était pas mal conservé, je n'avais pas un poil de graisse, j'avais même quelques muscles ; mais mes fesses pendaient, et surtout mes couilles, elles pendaient de plus en plus, et c'était irrémédiable, je n'avais jamais entendu parler d'aucun traitement ; pourtant elle léchait ces couilles, et les caressait, sans paraître en ressentir la moindre gêne. Son corps à elle était si frais, si lisse.

Vers la mi-janvier, je dus me rendre à Paris pour quelques jours ; une vague de froid intense s'était abattue sur la France, tous les matins on retrouvait des SDF gelés sur les trottoirs. Je comprenais parfaitement qu'ils refusent d'aller dans les centres d'hébergement ouverts pour eux, qu'ils n'aient aucune envie de se mêler à leurs congénères ; c'était un monde sauvage, peuplé de gens cruels et stupides, dont la stupidité, par un mélange particulier et répugnant, exacerbait encore la cruauté ; c'était un monde où l'on ne rencontrait ni solidarité, ni pitié - les rixes, les viols, les actes de torture y étaient monnaie courante, c'était en fait un monde presque aussi dur que celui des prisons, à ceci près que la surveillance y était inexistante, et le danger constant. Je rendis visite à Vincent, son pavillon était surchauffé. Il m'accueillit en chaussons et en robe de chambre, il clignait des yeux et mit quelques minutes avant de parvenir à s'exprimer normalement ; il avait encore maigri. J'avais l'impression d'être son premier visiteur depuis des mois. Il avait beaucoup travaillé dans son sous-sol, me dit-il, est-ce que j'avais envie de voir ? Je ne m'en sentis pas le courage et je repartis après un café ; il continuait à s'enfermer dans son petit monde merveilleux, onirique, et je me rendais compte que personne n'y aurait plus jamais accès. Comme j'étais dans un hôtel près de la place de Clichy, j'en profitai pour me rendre dans quelques sex-shops afin d'acheter des dessous sexy à Esther - elle m'avait dit qu'elle aimait bien le latex, qu'elle appréciait aussi d'être cagoulée, menottée, couverte de chaînes. Le vendeur me paraissant inhabituellement compétent, je lui parlai de mon problème d'éjaculation précoce ; il me conseilla une crème allemande récemment mise sur le marché, à la composition complexe - il y avait du sulfate de benzocaïne, de l'hydrochlorite de potassium, du camphre. En l'appliquant sur le gland avant le rapport sexuel, et en massant soigneusement pour faire pénétrer, la sensibilité

se trouvait diminuée, la montée du plaisir et l'éjaculation survenaient beaucoup plus lentement. Je l'essayai dès mon retour en Espagne et ce fut d'emblée un succès total, je pouvais la pénétrer pendant des heures, sans autre limite que l'épuisement respiratoire - pour la première fois de ma vie j'eus envie d'arrêter de fumer. Généralement je me réveillais avant elle, mon premier mouvement était de la lécher, très vite sa chatte était humide et elle ouvrait les cuisses pour être prise : nous faisions l'amour dans le lit, sur les divans, à la piscine, à la plage. Peut-être des gens vivent-ils ainsi pendant de longues années, mais moi je n'avais jamais connu un tel bonheur, et je me demandais comment j'avais pu vivre jusque-là. Elle avait d'instinct les mimiques, les petits gestes (s'humecter les lèvres avec gourmandise, serrer ses seins entre les paumes pour vous les tendre) qui évoquent la fille un peu
salope,
et portent l'excitation de l'homme à son plus haut point. Etre en elle était une source de joies infinies, je sentais chacun des mouvements de sa chatte lorsqu'elle la refermait, doucement ou plus fort, sur mon sexe, pendant des minutes entières je criais et je pleurais en même temps, je ne savais plus du tout où j'en étais, parfois lorsqu'elle se retirait je m'apercevais qu'il y avait eu, très fort, de la musique, et que je n'en avais rien entendu. Nous sortions rarement, parfois nous allions prendre un cocktail dans un lounge bar de San José, mais là aussi très vite elle se rapprochait de moi, posait la tête sur mon épaule, ses doigts pressaient ma bite à travers le tissu mince, et souvent nous allions tout de suite baiser dans les toilettes

- j'avais renoncé à porter des sous-vêtements, elle n'avait jamais de culotte. Elle avait vraiment très peu d'inhibitions : parfois, lorsque nous étions seuls dans le bar, elle s'agenouillait entre mes jambes sur la moquette et me suçait tout en terminant son cocktail à petites gorgées. Un jour, en fin d'après-midi, nous fûmes surpris dans cette position par le serveur : elle retira ma bite de sa bouche, mais la garda entre ses mains, releva la tête et lui fit un grand sourire tout en continuant à me branler de deux doigts ; il sourit également, encaissa l'addition, et ce fut alors comme si tout était prévu, arrangé de longue date par une autorité supérieure, et que mon bonheur, lui aussi, était inclus dans l'économie du système. J'étais au paradis, et je n'avais aucune objection à

continuer à y vivre pour le restant de mes jours, mais elle dut partir au bout d'une semaine pour reprendre ses leçons de piano. Le matin de son départ, avant son réveil, je massai soigneusement mon gland avec la crème allemande ; puis je m'agenouillai au-dessus de son visage, écartai ses longs cheveux blonds et introduisis mon sexe entre ses lèvres ; elle commença à téter avant même d'ouvrir les yeux. Plus tard, alors que nous prenions le petit déjeuner, elle me dit que le goût plus prononcé de mon sexe au réveil, mélangé à celui de la crème, lui avait rappelé celui de la cocaïne. Je savais qu'après avoir sniffé

beaucoup de gens aimaient à lécher les grains de poudre restants. Elle m'expliqua alors que, dans certaines parties, les filles avaient un jeu consistant à se faire une ligne de coke sur le sexe des garçons présents ; enfin elle n'allait plus tellement à ce genre de parties maintenant, c'était plutôt quand elle avait seize, dix-sept ans. Le choc, pour moi, fut assez douloureux ; le rêve de tous les hommes c'est de rencontrer des petites salopes innocentes, mais prêtes à toutes les dépravations - ce que sont, à peu près, toutes les adolescentes. Ensuite peu à peu les femmes s'assagissent, condamnant ainsi les hommes à rester éternellement jaloux de leur passé

dépravé de petite salope. Refuser de faire quelque chose parce qu'on l'a déjà fait, parce qu'on a déjà
vécu l'expé-
rience,
conduit rapidement à une destruction, pour soimême comme pour les autres, de toute raison de vivre comme de tout futur possible, et vous plonge dans un ennui pesant qui finit par se transformer en une amertume atroce, accompagnée de haine et de rancœur à l'égard de ceux qui appartiennent encore à la vie. Esther, heureusement, ne s'était nullement
assagie,
mais je ne pus pourtant pas m'empêcher de l'interroger sur sa vie sexuelle ; elle me répondit, comme je m'y attendais, sans détour, et avec beaucoup de simplicité. Elle avait fait l'amour pour la première fois à l'âge de douze ans, après une soirée en discothèque lors d'un séjour linguistique en Angleterre ; mais ce n'était pas très important, me ditelle, plutôt une expérience isolée. Ensuite, il ne s'était rien passé pendant à peu près deux ans. Puis elle avait commencé à sortir à Madrid, et là oui, il s'était passé pas mal de choses, elle avait vraiment découvert les jeux sexuels. Quelques partouzes, oui. Un peu de SM. Pas tellement de filles - sa sœur était complètement bisexuelle, elle non, elle préférait les garçons. Pour son dix-huitième anniversaire elle avait eu envie, pour la première fois, de coucher avec deux garçons en même temps, et elle en gardait un excellent souvenir, les garçons étaient en pleine forme, cette histoire à trois s'était même prolongée quelque temps, les garçons s'étaient peu à peu spécialisés, elle les branlait et les suçait tous les deux mais l'un la pénétrait plutôt par-devant, l'autre par-derrière, et c'était peut-être ce qu'elle préférait, il réussissait vraiment à l'enculer très fort, surtout lorsqu'elle avait acheté des poppers. Je l'imaginais, frêle petite jeune fille, entrant dans les sex-shops de Madrid pour demander des poppers. Il y a une brève période idéale, pendant la dissolution des sociétés à morale religieuse forte, où les jeunes ont vraiment envie d'une vie libre, débridée, joyeuse ; ensuite ils se lassent, peu à peu la compétition narcissique reprend le dessus, et à la fin ils baisent encore moins qu'à l'époque de morale religieuse forte ; mais Esther appartenait encore à cette brève période idéale, plus tardive en Espagne. Elle avait été si simplement, si honnêtement sexuelle, elle s'était prêtée de si bonne grâce à tous les jeux, à toutes les expériences dans le domaine sexuel, sans jamais penser que ça puisse avoir quelque chose de
mal,
que je ne parvenais même pas réellement à lui en vouloir. J'avais juste la sensation tenace et lancinante de l'avoir rencontrée trop tard, beaucoup trop tard, et d'avoir gâché ma vie ; cette sensation, je le savais, ne m'abandonnerait pas, tout simplement parce qu'elle était juste.

BOOK: La Possibilité d'une île
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