Au soir du cinquième jour, je l'appelai. Elle ne parut pas du tout surprise de m'entendre, le temps lui avait paru passer très vite. Elle accepta facilement de venir me rendre visite à San José ; elle connaissait la province d'Almeria pour y avoir passé plusieurs fois des vacances, quand elle était petite fille ; depuis quelques années elle allait plutôt à Ibiza, ou à Formentera. Elle pouvait passer un weekend, pas le suivant, mais celui dans deux semaines ; je respirai profondément pour ne pas montrer ma déception.
« Un besito... » dit-elle juste avant de raccrocher. Voilà ; j'avais franchi un nouveau cran dans l'engrenage. Deux semaines après mon arrivée Fox mourut, peu après le coucher du soleil. J'étais allongé sur le lit lorsqu'il s'approcha, essaya péniblement de monter ; il agitait la queue avec nervosité. Depuis le début, il n'avait pas touché une seule fois à sa gamelle ; il avait beaucoup maigri. Je l'aidai à s'installer sur moi ; pendant quelques secondes il me regarda, avec un curieux mélange d'épuisement et d'excuse ; puis, apaisé, il posa sa tête contre ma poitrine. Sa respiration se ralentit, il ferma les yeux. Deux minutes plus tard, il rendait son dernier souffle. Je l'enterrai à l'intérieur de la résidence, à l'extrémité
ouest du terrain ceinturé par la barrière de protection, près de ses prédécesseurs. Dans la nuit, un transport rapide venu de la Cité centrale déposa un chien identique ; ils connaissaient les codes et le fonctionnement de la barrière, je ne me dérangeai pas pour les accueillir. Un petit bâtard blanc et roux vint vers moi en remuant la queue ; je lui fis signe. Il sauta sur le lit, s'allongea à
mes côtés.
L'amour est simple à définir, mais il se produit peu
- dans la série des êtres. À travers les chiens nous rendons hommage à l'amour, et à sa possibilité. Qu'est-ce qu'un chien, sinon une
machine à aimer
? On lui présente un être humain, en lui donnant pour mission de l'aimer et aussi disgracieux, pervers, déformé ou stupide soitil, le chien l'aime. Cette caractéristique était si surprenante, si frappante pour les humains de l'ancienne race que la plupart - tous les témoignages concordent - en venaient à aimer leur chien en retour. Le chien était donc une
machine à aimera effet d'entraînement-
dont l'efficacité, cependant, restait limitée aux chiens, et ne s'étendait jamais aux autres hommes.
Aucun sujet n'est davantage abordé que l'amour, dans les récits de vie humains comme dans le corpus littéraire qu'ils nous ont laissé ; l'amour homosexuel comme l'amour hétérosexuel sont abordés, sans qu'on ait pu jusqu'à présent déceler de différence significative ; aucun sujet non plus n'est aussi discuté, aussi controversé, surtout pendant la période finale de l'histoire humaine, où les oscillations cyclothymiques concernant la croyance en l'amour devinrent constantes et vertigineuses. Aucun sujet en somme ne semble avoir autant préoccupé les hommes ; même l'argent, même les satisfactions du combat et de la gloire perdent en comparaison, dans les récits de vie humains, de leur puissance dramatique. L'amour semble avoir été pour les humains de l'ultime période l'acmé et l'impossible, le regret et la grâce, le point focal où pouvaient se concentrer toute souffrance et toute joie. Le récit de vie de Daniel1, heurté, douloureux, aussi souvent sentimental sans retenue que franchement cynique, à tous points de vue contradictoire, est à cet égard caractéristique. Je faillis louer une autre voiture pour aller chercher Esther à l'aéroport d'Almeria ; j'avais peur qu'elle ne soit défavorablement impressionnée par le coupé Mercedes 600 SL, mais aussi par la piscine, les jacuzzis, plus généralement par l'étalage de luxe qui caractérisait mon mode de vie. Je me trompais : Esther était une réaliste ; elle savait que j'avais eu du succès et s'attendait donc, logiquement, à ce que je vive sur un grand pied ; elle connaissait des gens de toutes sortes, les uns très riches, les autres très pauvres, et n'y voyait rien à redire ; elle acceptait cette inégalité, comme toutes les autres, avec une parfaite simplicité. Ma génération avait encore été marquée par différents débats autour de la question du régime économique souhaitable, débats qui se concluaient toujours par un accord sur la supériorité de l'économie de marché
- avec cet argument massif que les populations auxquelles on avait tenté d'imposer un autre mode d'organisation l'avaient rejeté avec empressement, et même avec une certaine pétulance, dès que cela s'était avéré possible. Dans la génération d'Esther, ces débats eux-mêmes avaient disparu ; le capitalisme était pour elle un milieu naturel où
elle se mouvait avec l'aisance qui la caractérisait dans tous les actes de sa vie ; une manifestation contre un plan de licenciements lui aurait paru aussi absurde qu'une mani-festation contre le rafraîchissement du temps, ou l'invasion de l'Afrique du Nord par les criquets pèlerins. Toute idée de revendication collective lui était plus généralement étrangère, il lui paraissait évident depuis toujours que sur le plan financier comme pour toutes les questions essentielles de la vie chacun devait se défendre seul, et mener sa propre barque sans compter sur l'aide de personne. Sans doute pour s'endurcir elle s'astreignait à
une grande indépendance financière, et bien que sa sœur fût plutôt riche elle tenait depuis l'âge de quinze ans à
gagner elle-même son argent de poche, à s'acheter ellemême ses disques et ses fringues, dût-elle pour cela se livrer à des tâches aussi fastidieuses que distribuer des prospectus ou livrer des pizzas. Elle n'alla quand même pas jusqu'à me proposer de payer sa part au restaurant, ni quoi que ce soit de ce genre ; mais je sentis dès le début qu'un cadeau trop somptueux l'aurait indisposée, comme une légère menace à l'encontre de son indépendance. Elle arriva vêtue d'une minijupe plissée turquoise et d'un tee-shirt Betty Boop. Sur le parking de l'aéroport, j'essayai de la prendre dans mes bras ; elle se dégagea rapidement, gênée. Au moment où elle mettait sa valise dans le coffre un coup de vent souleva sa jupe, j'eus l'impression qu'elle n'avait pas de culotte. Une fois installé
au volant, je lui posai la question. Elle hocha la tête en souriant, se retroussa jusqu'à la taille, écarta légèrement les cuisses : les poils de sa chatte formaient un petit rectangle blond, bien taillé.
Au moment où je démarrais, elle baissa de nouveau sa jupe : je savais maintenant qu'elle n'avait pas de culotte, l'effet était obtenu, c'était suffisant. Arrivés à la résidence, pendant que je sortais sa valise du coffre, elle me précéda sur les quelques marches menant à l'entrée ; en apercevant le bas de ses petites fesses j'eus un étourdissement, je faillis éjaculer dans mon pantalon. Je la rejoignis, l'enlaçai en me collant à elle.
« Open the door... »
dit-elle en frottant distraitement ses fesses contre ma bite. J'obéis, mais à peine dans l'entrée je me collai de nouveau contre elle ; elle s'agenouilla sur un petit tapis à proximité, posant ses mains sur le sol. J'ouvris ma braguette et la pénétrai, mais malheureusement le trajet en voiture m'avait tellement excité que je jouis presque tout de suite ; elle en parut un peu déçue, mais pas trop. Elle voulut se changer et prendre un bain.
Si la célèbre formule de Stendhal, qu'appréciait tellement Nietzsche, selon laquelle la beauté est une promesse de bonheur, est en général tout à fait fausse, elle s'appliquerait par contre parfaitement à Pérotisme. Esther était ravissante, mais Isabelle aussi, dans sa jeunesse elle était même probablement encore plus belle. Esther par contre était plus erotique, elle était incroyablement, délicieusement erotique, j'en pris conscience une nouvelle fois lorsqu'elle revint de la salle de bains : sitôt après avoir enfilé un pull large elle le baissa légèrement sur ses épaules afin de découvrir les bretelles de son soutien-gorge, puis rajusta son string afin de le faire dépasser de son jean ; elle faisait tous ces petits gestes automatiquement, sans même y penser, avec un naturel et une candeur irrésistibles. Le lendemain, au réveil, je fus traversé par un frisson de joie à l'idée que nous allions descendre à la plage ensemble. Sur la Playa de Monsul, comme sur toutes les plages sauvages, difficiles d'accès, et en général à peu près désertes du parc naturel du Cabo de Gâta, le naturisme est tacitement admis. Bien sûr la nudité n'est pas erotique, enfin c'est ce qu'on dit, pour ma part j'ai toujours trouvé
la nudité
plutôt
erotique - lorsque le corps est beau évidemment -, disons que ce n'est pas ce qu'il y a
de plus
erotique, j'avais eu des discussions pénibles là-dessus avec des journalistes du temps que j'introduisais des naturistes néo-nazis dans mes sketches. Je savais bien, de toute façon, qu'elle allait trouver quelque chose ; je n'eus que quelques minutes à attendre, puis elle apparut vêtue d'un mini-short blanc dont elle avait laissé ouverts les deux premiers boutons, découvrant la naissance de ses poils pubiens ; sur ses seins elle avait noué un châle doré, en prenant soin de le remonter un peu pour qu'on puisse apercevoir leur base. La mer était très calme. Une fois installée elle se déshabilla complètement, ouvrit largement ses cuisses, offrant son sexe au soleil. Je versai de l'huile sur son ventre et commençai à la caresser. J'ai toujours été assez doué pour ça, enfin je sais comment m'y prendre avec l'intérieur des cuisses, le périnée, c'est un de mes petits talents. J'étais en pleine action, et je m'apercevais avec satisfaction qu'Esther commençait à
éprouver le désir d'être pénétrée, lorsque j'entendis :
« Bonjour ! » lancé d'une voix forte et joyeuse, quelques mètres derrière moi. Je me retournai : Fadiah avançait dans notre direction. Elle aussi était nue, et portait en bandoulière un sac de plage en toile blanche, orné de l'étoile multicolore aux branches recourbées qui était le signe de reconnaissance des élohimites ; elle avait décidément un corps superbe. Je me levai, fis les présentations, une conversation animée s'engagea en anglais. Le petit cul blanc d'Esther était très attirant, mais les fesses rondes et cambrées de Fadiah étaient tentantes également, en tout cas je bandais de plus en plus, mais pour l'instant elles faisaient semblant de ne pas s'en apercevoir : dans les films pornos il y a toujours au moins une scène avec deux femmes, j'étais persuadé qu'Esther n'avait rien contre, et quelque chose me disait que Fadiah serait partante également. En se baissant pour relacer ses sandales, Esther effleura ma bite comme par inadvertance, mais j'étais certain qu'elle l'avait fait exprès, je fis un pas dans sa direction, mon sexe était maintenant dressé à la hauteur de son visage. L'arrivée de Patrick me calma un peu ; lui aussi était nu, il était bien bâti mais corpulent, je m'aperçus qu'il commençait à prendre du ventre, les déjeuners d'affaires probablement, enfin c'était un brave mammifère de taille moyenne, je n'avais rien contre un plan à quatre dans le principe mais sur le moment mes velléités sexuelles s'en trouvèrent plutôt refroidies. Nous continuâmes à discuter, nus, tous les quatre, à
quelques mètres du bord de la mer. Ni lui ni elle ne semblaient surpris par la présence d'Esther et la disparition d'Isabelle. Les élohimites forment rarement des couples stables, ils peuvent vivre ensemble deux ou trois ans, parfois plus, mais le prophète encourage vivement chacun à garder son autonomie et son indépendance, en particulier financière, nul ne doit consentir à un dessaisissement durable de sa liberté individuelle, que ce soit par un mariage ou un simple PACS, l'amour doit rester ouvert et pouvoir être constamment remis en jeu, tels sont les principes édictés par le prophète. Même si elle profitait des hauts revenus de Patrick et du mode de vie qu'ils permettaient, Fadiah n'avait probablement aucune possession commune avec lui, et ils avaient sans aucun doute des comptes séparés. Je demandai à Patrick des nouvelles de ses parents, il m'apprit alors une triste nouvelle : sa mère était morte. Cela avait été très inattendu, très brutal : une infection nosocomiale contractée dans un hôpital de Liège où elle était rentrée pour une opération en principe banale de la hanche ; elle avait succombé en quelques heures. Lui-même était en déplacement professionnel en Corée et n'avait pas pu la voir sur son lit de mort, à son retour elle était déjà congelée
- elle avait fait don de son corps à la science. Robert, son père, supportait très mal le choc, en fait il avait décidé
de quitter l'Espagne pour s'installer dans une maison de retraite en Belgique ; il lui laissait la propriété. Le soir, nous dînâmes ensemble dans un restaurant de poissons de San José. Robert le Belge dodelinait de la tête, participait peu à la conversation ; il était à peu près complètement abruti par les calmants. Patrick me rappela que le stage d'hiver se déroulait dans quelques mois à
Lanzarote, et qu'ils espéraient vivement ma présence, le prophète lui en avait encore parlé la semaine dernière, j'avais fait sur lui une très bonne impression, et cette fois ce serait vraiment grandiose, il y aurait des adhérents venus du monde entier. Esther, naturellement, était la bienvenue. Elle n'avait jamais entendu parler de la secte, aussi écouta-t-elle l'exposé de la doctrine avec curiosité. Patrick, sans doute échauffé par le vin (un Tesoro de Bullas, de la région de Murcie, un vin qui tapait fort), insista particulièrement sur les aspects sexuels. L'amour qu'enseignait le prophète, et qu'il recommandait de pratiquer, était l'amour véritable, non possessif : si l'on aimait véritablement une femme, ne devait-on pas se réjouir de la voir prendre du plaisir avec d'autres hommes ? De même qu'elle se réjouissait, sans arrière-pensée, de vous voir éprouver du plaisir avec d'autres femmes ? Je connaissais ce genre de baratin, j'avais eu des discussions pénibles là-dessus avec des journalistes du temps que j'introduisais des partouzeuses anorexiques dans mes sketches. Robert le Belge hochait la tête avec une approbation désespérée, lui qui n'avait probablement jamais connu d'autre femme que la sienne, à présent décédée, et qui allait sans doute mourir assez vite dans sa maison de retraite du Brabant, croupissant anonymement dans son urine, encore heureux s'il pouvait éviter d'être molesté
par les aides-soignants. Fadiah elle aussi semblait tout à
fait d'accord, trempait ses crevettes dans la mayonnaise, se léchait les lèvres avec gourmandise. J'ignorais complètement ce que pouvait en penser Esther, j'imagine qu'elle devait trouver les discussions théoriques à ce sujet assez
ringardes,
et à vrai dire j'étais un peu dans le même état d'esprit - quoique pour des raisons différentes, plutôt liées à une répulsion générale pour les discussions théoriques, il me devenait de plus en plus difficile d'y participer, ou même de feindre un intérêt quelconque. Dans le fond j'aurais certainement eu des objections à formuler, par exemple que l'amour non possessif ne paraissait concevable que si l'on vivait soi-même dans une atmosphère saturée de délices, d'où toute crainte était absente, en particulier la crainte de l'abandon et de la mort, qu'il impliquait au minimum, et entre autres choses, l'éternité, en bref que ses conditions n'étaient pas réalisées ; quelques années plus tôt j'aurais certainement
argumenté,
mais je ne m'en sentais plus la force, et de toute façon ce n'était pas trop grave, Patrick était un peu ivre, il s'écoutait parler avec satisfaction, le poisson était frais, nous passions ce qu'il est convenu d'appeler une
agréable soirée.
Je promis de venir à Lanzarote, Patrick m'assura d'un geste large que je bénéficierais d'un traitement VIP tout à fait exceptionnel ; Esther ne savait pas, elle aurait peut-être des examens à cette période. En nous quittant je serrai longuement la main de Robert, qui marmonna quelque chose que je ne compris pas du tout ; il tremblait un peu, malgré la douceur de la température. Il me faisait de la peine, ce vieux matérialiste, avec ses traits creusés par le chagrin, ses cheveux avaient blanchi d'un seul coup. Il n'en avait plus que pour quelques mois, quelques semaines peut-être. Qui le regretterait ? Pas grand monde ; probablement Harry, qui allait se retrouver privé d'entretiens plaisants, balisés, contradictoires sans excès. Je pris alors conscience qu'Harry supporterait probablement bien mieux que Robert la disparition de sa femme ; il pouvait se représenter Hildegarde jouant de la harpe au milieu des anges du Seigneur, ou, sous une forme plus spirituelle, blottie dans un recoin topologique du point oméga, quelque chose de ce genre ; pour Robert le Belge, la situation était sans issue.