La Possibilité d'une île (22 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

BOOK: La Possibilité d'une île
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Nous roulions dans une plaine d'un noir intense, presque bleuté, formée de rocs anguleux, grossiers, à

peine modelés par l'érosion, lorsqu'il reprit la parole :

« Tu vas voir, ce stage est superbe... » dit-il à mi-voix, comme pour lui-même, ou comme s'il me confiait un secret. « II y a des vibrations spéciales... C'est très spirituel, vraiment. » J'acquiesçai poliment. La remarque ne me surprenait qu'à moitié : dans les ouvrages New Age il est classiquement admis que les régions volcaniques sont parcourues de courants telluriques auxquels la plupart des mammifères - et en particulier les hommes - sont sensibles ; ils sont censés, entre autres, inciter à la promiscuité

sexuelle. « C'est cela, c'est cela... » fit Patrick, toujours avec extase, « nous sommes des fils du feu ». Je m'abstins de relever.

Peu avant d'arriver nous longeâmes une plage de sable noir, parsemée de petits cailloux blancs ; je dois reconnaître que c'était étrange, et même perturbant. Je regardai d'abord avec attention, puis détournai la tête ; je me sentais un peu choqué par cette brutale inversion des valeurs. Si la mer avait été rouge, j'aurais sans doute pu l'admettre ; mais elle était toujours aussi bleue, désespérément.

La route bifurqua brusquement vers l'intérieur des terres et cinq cents mètres plus loin nous nous arrêtâmes devant une barrière métallique solide, de trois mètres de haut, flanquée de barbelés, qui s'étendait à perte de vue. Deux gardes armés de mitraillettes patrouillaient derrière le portail, qui était apparemment la seule issue. Patrick leur fit signe, ils déverrouillèrent le portail, s'approchèrent, me dévisagèrent soigneusement avant de nous laisser passer. « C'est nécessaire... me dit Patrick d'une voix toujours aussi éthérée. Les journalistes... »

La piste, assez bien entretenue, traversait une zone plate et poussiéreuse, au sol de petits cailloux rouges. Au moment où j'apercevais, dans le lointain, comme un village de tentes blanches, Patrick tourna sur la gauche en direction d'un escarpement rocheux très pentu, érodé sur l'un de ses côtés, fait de cette même roche noire, probablement volcanique, que j'avais remarquée un peu plus tôt. Après deux ou trois lacets, il arrêta le véhicule sur un terre-plein et nous dûmes continuer à

pied. Malgré mes protestations il insista pour prendre ma valise, qui était assez lourde. « Non non, je t'en prie... Tu es un invité VIP... » II avait adopté le ton de la plaisanterie, mais quelque chose me disait que c'était en fait bien plus sérieux. Nous passâmes devant une dizaine de grottes creusées à flanc de rocher avant d'aboutir sur un nouveau terre-plein, presque au sommet du monticule. Une ouverture large de trois mètres, haute de deux, conduisait à une grotte beaucoup plus vaste que les autres ; deux gardes armés, là aussi, étaient postés à l'entrée.

Nous pénétrâmes dans une première salle carrée d'à

peu près dix mètres de côté, aux murs nus, uniquement meublée de quelques chaises pliantes disposées le long des murs ; puis, précédés par un garde, nous traversâmes un couloir éclairé par de hauts lampadaires en forme de colonnes, assez similaires à ceux en vogue dans les années 1970 : à l'intérieur d'un liquide luminescent et visqueux de couleur jaune, turquoise, orange ou mauve, de gros globules se formaient, remontaient lentement le long de la colonne lumineuse avant de disparaître. Les appartements du prophète étaient meublés dans le même style années 1970. Une épaisse moquette orange, zébrée d'éclairs violets, recouvrait le sol. Des divans bas, couverts de fourrure, étaient irrégulièrement disposés dans la pièce. Dans le fond, des gradins menaient à un fauteuil relax tournant en cuir rosé, avec repose-pieds intégré ; le fauteuil était vide. Derrière, je reconnus le tableau qui était dans la salle à manger du prophète à

Zwork - au milieu d'un jardin supposément édénique, douze jeunes filles vêtues de tuniques transparentes le contemplaient avec adoration et désir. C'était ridicule, si l'on veut, mais uniquement dans la mesure - au fond assez faible - où une chose purement sexuelle peut l'être ; l'humour et le sentiment du ridicule (j'étais payé, et même bien payé, pour le savoir) ne peuvent remporter une pleine victoire que lorsqu'ils s'attaquent à des cibles déjà désarmées telles que la religiosité, le sentimentalisme, le dévouement, le sens de l'honneur, etc. ; ils se montrent au contraire impuissants à nuire sérieusement aux déterminants profonds, égoïstes, animaux de la conduite humaine. Ce tableau quoi qu'il en soit était si mal peint qu'il me fallut un certain temps pour reconnaître les modèles dans la personne des jeunes filles réelles, assises sur les gradins, qui tentaient plus ou moins de redoubler les positions picturales - elles avaient dû être mises au courant de notre arrivée - mais n'offraient cependant qu'une reproduction approximative de la toile : si certaines avaient les mêmes tuniques transparentes, vaguement grecques, relevées jusqu'à la taille, d'autres avaient opté

pour des bustiers et des porte-jarretelles de latex noir ; toutes en tout cas avaient le sexe à découvert. « Ce sont les fiancées du prophète... » me dit Patrick avec respect. Il m'apprit alors que ces élues avaient le privilège de vivre dans la présence permanente du prophète ; toutes disposaient de chambres dans sa résidence californienne. Elles représentaient toutes les races de la Terre, et avaient été

destinées par leur beauté au service exclusif des Élohim : elles ne pouvaient donc avoir de rapports sexuels qu'avec eux - une fois bien sûr qu'ils auraient honoré la Terre de leur visite - et avec le prophète ; elles pouvaient aussi, lorsque celui-ci en exprimait le désir, avoir des rapports sexuels entre elles. Je méditai quelque temps sur cette perspective tout en essayant de les recompter : décidément, il n'y en avait que dix. J'entendis à ce moment un clapotis venant de la droite. Des halogènes situés dans le plafond s'allumèrent, découvrant une piscine creusée dans le roc, entourée d'une végétation luxuriante ; le prophète s'y baignait nu. Les deux jeunes filles manquantes attendaient respectueusement près de l'échelle d'accès, tenant un peignoir et une serviette blancs ornés de l'étoile multicolore. Le prophète prenait son temps, roulait sur luimême dans l'eau, dérivait paresseusement en faisant la planche. Patrick se tut, baissa la tête ; on n'entendit plus que le léger clapotis de la baignade.

Il sortit enfin, fut aussitôt enveloppé dans le peignoir, cependant que la seconde jeune fille s'agenouillait pour lui frictionner les pieds ; je m'aperçus alors qu'il était plus grand, et surtout plus costaud, que dans mon souvenir ; il devait certainement faire de la musculation, s'entretenir. Il vint vers moi les bras largement ouverts, me donna l'accolade. « Je suis content... dit-il d'une voix profonde, je suis content de te voir... » Je m'étais plusieurs fois demandé

pendant le voyage ce qu'il attendait de moi au juste ; peut-être s'exagérait-il ma notoriété. La Scientologie, par exemple, bénéficiait sans nul doute de la présence parmi ses adhérents de John Travolta ou de Tom Cruise ; mais j'étais loin d'en être au même niveau. Il était dans le même cas à vrai dire, et c'était peut-être simplement l'explication : il prenait ce qu'il avait sous la main. Le prophète s'assit dans son fauteuil relax ; nous nous installâmes sur des poufs en contrebas. Sur un signe de sa main les jeunes filles s'égaillèrent et revinrent, portant des coupelles en grès remplies d'amandes et de fruits secs ; d'autres portaient des amphores emplies de ce qui s'avéra être du jus d'ananas. Il restait, donc, dans la note grecque ; la mise en scène, quand même, n'était pas tout à fait au point, c'était un peu gênant d'apercevoir, sur une desserte, les emballages du mélange télévision Benenuts. « Susan... » dit doucement le prophète à une jeune fille très blonde, aux yeux bleus, au visage ravissant et candide, qui était restée assise à ses pieds. Obéissant sans un mot, elle s'agenouilla entre ses cuisses, écarta le peignoir et commença à le sucer ; son sexe était court, épais. Il souhaitait apparemment établir d'entrée de jeu une position de dominance claire ; je me demandai fugitivement s'il le faisait uniquement par plaisir, ou si ça faisait partie d'un plan destiné à m'impressionner. Je n'étais en fait nullement impressionné, je remarquai par contre que Patrick semblait gêné, regardait ses pieds avec embarras, rougissait un peu - alors que tout cela était, dans le principe, absolument conforme aux théories qu'il professait. La conversation roula d'abord sur la situation internationale - caractérisée, selon le prophète, par de graves menaces pesant sur la démocratie ; le danger représenté par l'intégrisme musulman n'était selon lui nullement exagéré, il disposait d'informations inquiétantes en provenance de ses adeptes africains. Je n'avais pas grand-chose à dire sur la question, ce qui n'était pas plus mal, ça me permit de conserver à mon visage une expression d'intérêt respectueux. De temps en temps il posait la main sur la tête de la fille, qui interrompait son mouvement ; puis, sur un nouveau signe, elle recommençait à le pomper. Après avoir monologué quelques minutes, le prophète voulut savoir si je souhaitais me reposer avant le repas, qui serait pris en compagnie des principaux dirigeants ; j'avais l'impression que la bonne réponse était : « Oui. »

« Ça s'est bien passé ! Ça s'est très bien passé !... » me glissa Patrick, tout frétillant d'excitation, alors que nous reprenions le couloir en sens inverse. Sa soumission affichée me rendait un peu perplexe : j'essayais de passer en revue ce que je savais sur les tribus primitives, les rituels hiérarchiques, mais j'avais du mal à me souvenir, c'étaient vraiment des lectures de jeunesse, datant de l'époque où je prenais mes cours d'acteur ; je m'étais alors persuadé que les mêmes mécanismes se retrouvaient, à peine modifiés, dans les sociétés modernes, et que leur connaissance pourrait me servir à l'écriture de mes sketches - l'hypothèse s'était d'ailleurs révélée en gros exacte, Lévi-Strauss en particulier m'avait beaucoup aidé. En débouchant sur le terre-plein je m'arrêtai, frappé par la vision du camp de toile où logeaient les adeptes une cinquantaine de mètres en contrebas : il devait y avoir un bon millier de tentes igloo, très serrées, toutes identiques, d'un blanc immaculé, et disposées de manière à

former cette étoile aux pointes recourbées qui était l'emblème de la secte. On ne pouvait apercevoir le dessin que d'en haut - ou du ciel, me suggéra Patrick. L'ambassade, une fois construite, affecterait la même forme, le prophète en avait lui-même dessiné les plans, il souhaiterait certainement me les montrer. Je m'attendais plus ou moins à un repas somptueux, ponctué de délices sybaritiques ; je dus rapidement déchanter. En matière d'alimentation, le prophète en tenait pour la plus grande frugalité : tomates, fèves, olives, semoule de blé dur - le tout servi en petites quantités ; un peu de fromage de brebis, accompagné d'un verre de vin rouge. Non seulement il était
régime Cretois
hardcore, mais il faisait une heure de gymnastique par jour, selon des mouvements précisément conçus pour tonifier l'appareil cardiovasculaire, prenait des comprimés de Pantestone et de MDMA, ainsi que d'autres médicaments disponibles uniquement aux USA. Il était littéralement obsédé par le vieillissement physique, et la conversation roula presque uniquement sur la prolifération des radicaux libres, le pontage du collagène, la fragmentation de l'élastine, l'accumulation de lipofuscine à l'intérieur des cellules du foie. Il avait l'air de connaître le sujet à fond, Savant intervenait juste de temps à autre pour préciser un point de détail. Les autres convives étaient Humoriste, Flic et Vincent - que je voyais pour la première fois depuis mon arrivée, et qui me parut encore plus largué que d'habitude : il n'écoutait pas du tout, semblait songer à des choses personnelles et informulables, son visage était parcouru de tressaillements nerveux, en particulier à chaque fois qu'apparaissait Susan - le service était assuré par les fiancées du prophète, qui avaient revêtu pour l'occasion de longues tuniques blanches fendues sur le côté.

Le prophète ne prenait pas de café, et le repas se conclut par une sorte d'infusion de couleur verte, particulièrement amère-mais qui était, selon lui, souveraine contre les accumulations de lipofuscine. Savant confirma l'information. Nous nous séparâmes tôt, le prophète insistait sur la nécessité d'un sommeil long et réparateur. Vincent me suivit précipitamment dans le couloir de sortie, j'eus l'impression qu'il s'accrochait à moi, qu'il souhaitait me parler. La grotte qui m'avait été allouée était légèrement plus vaste que la sienne, elle comportait une terrasse qui dominait le camp de toile. Il n'était que onze heures du soir mais tout était parfaitement calme, on n'entendait aucune musique, on distinguait peu d'allées et venues entre les tentes. Je servis à Vincent un verre du Glenfiddich que j'avais acheté au duty-free de l'aéroport de Madrid.

Je m'attendais plus ou moins à ce qu'il engage la conversation mais il n'en fit rien, il se contenta de se resservir et de faire tourner le liquide dans son verre. À mes questions sur son travail, il ne répondit que par des monosyllabes découragés ; il avait encore maigri. En désespoir de cause je finis par parler de moi, c'està-dire d'Esther, c'était à peu près la seule chose qui me paraissait digne d'être signalée dans ma vie dernièrement ; j'avais acheté un nouveau système d'arrosage automatique, aussi, mais je ne me sentais pas capable de tenir très longtemps sur le sujet. Il me demanda de lui parler encore d'Esther, ce que je fis avec un réel plaisir ; son visage s'éclairait peu à peu, il me dit qu'il était content pour moi, et je le sentais sincère. C'est difficile, l'affection entre hommes, parce que ça ne peut se concrétiser en rien, c'est quelque chose d'irréel et de doux, mais toujours d'un peu douloureux, aussi ; il partit dix minutes plus tard sans m'avoir révélé quoi que ce soit sur sa vie. Je m'allongeai dans l'obscurité et méditai sur la stratégie psychologique du prophète, qui me paraissait obscure. Allait-il me faire l'offrande d'une adepte destinée à me divertir sur le plan sexuel ? Il hésitait probablement, il ne devait pas avoir une grosse expérience dans le traitement des VIP. J'envisageais la perspective avec calme : j'avais fait l'amour avec Esther le matin même, cela avait été encore plus long et plus délicieux qu'à l'habitude ; je n'avais aucune envie d'une autre femme, je n'étais même pas certain le cas échéant de parvenir à m'y intéresser. On considère en général les hommes comme des bites sur pattes, capables de baiser n'importe quelle nana à condition qu'elle soit suffisamment excitante sans qu'aucune considération de sentiments entre en ligne de compte ; le portrait est à peu près juste, mais quand même un peu forcé. Susan était ravissante, certes, mais en la voyant sucer la queue du prophète je n'avais ressenti aucune montée d'adrénaline, aucune poussée de rivalité simiesque, en ce qui me concerne l'effet avait été manqué, et je me sentais en général inhabituellement calme.

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