La Possibilité d'une île (23 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

BOOK: La Possibilité d'une île
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Je me réveillai vers cinq heures du matin, peu avant l'aube, et fis une toilette énergique que je terminai par une douche glacée ; j'avais l'impression, assez difficile à justifier, et qui devait d'ailleurs se révéler fausse, que je m'apprêtais à vivre une journée décisive. Je me préparai un café noir, que je bus sur la terrasse en observant le camp de toile qui commençait à s'éveiller ; quelques adeptes se dirigeaient vers les sanitaires collectifs. Dans le jour naissant, la plaine caillouteuse paraissait d'un rouge sombre. Loin vers l'Est on apercevait les barrières de protection métallique, le terrain délimité par la secte devait faire au moins une dizaine de kilomètres carrés. Descendant le chemin en lacets, quelques mètres plus bas, j'aperçus soudain Vincent en compagnie de Susan. Ils s'arrêtèrent sur le terre-plein où nous avions laissé

le minibus la veille. Vincent agitait les mains, semblait plaider sa cause, mais parlait à voix basse, j'étais trop loin pour le comprendre ; elle le regardait avec calme, mais son expression demeurait inflexible. Tournant la tête elle me vit qui les regardais, posa une main sur le bras de Vincent pour le faire taire ; je regagnai l'intérieur de ma grotte, pensif. Vincent me paraissait bien mal parti : avec son regard limpide que rien ne semblait pouvoir troubler, son corps athlétique et sain de jeune sportive protestante, cette fille avait tout de la fanatique de base : on aurait aussi bien pu l'imaginer dans un mouvement évangéliste radical, ou un groupuscule de
deep ecology
; en l'occurrence elle devait être dévouée corps et âme au prophète, et rien ne pourrait la convaincre de rompre son vœu de service sexuel exclusif. Je compris alors pourquoi je n'avais jamais introduit de sectes dans mes sketches : il est facile d'ironiser sur les êtres humains, de les considérer comme des mécaniques burlesques lorsqu'ils sont, banalement, mus par la cupidité ou le désir ; lorsqu'ils donnent par contre l'impression d'être animés par une foi profonde, par quelque chose qui outrepasse l'instinct de survie, le mécanisme grippe, le rire est arrêté dans son principe.

Un à un les adeptes sortaient de leur tente, revêtus d'une tunique blanche, et se dirigeaient vers l'ouverture creusée à la base du piton rocheux, conduisant à une immense grotte naturelle dans laquelle se déroulaient les enseignements. Beaucoup de tentes me paraissaient vides ; de fait je devais apprendre, lors d'une conversation que j'eus quelques minutes plus tard avec Flic, que le stage d'hiver n'avait attiré cette année que trois cents personnes ; pour un mouvement qui revendiquait quatrevingt mille adeptes à travers le monde, c'était peu. Il imputait cet insuccès au niveau trop élevé des conférences de Miskiewicz. « Ça passe complètement au-dessus de la tête des gens... Dans un stage destiné à tous, il vaudrait mieux mettre l'accent sur des émotions plus simples, plus fédératrices. Mais le prophète est complètement fasciné

par les sciences... » conclut-il avec amertume. J'étais surpris qu'il s'adresse à moi avec autant de franchise ; la méfiance qu'il éprouvait à mon égard lors du stage de Zwork semblait s'être évanouie. À moins qu'il ne cherche en moi un allié : il devait s'être renseigné, avoir appris que j'étais un VIP de première importance, peut-être appelé

à jouer un rôle dans l'organisation, voire à influencer les décisions du prophète. Ses relations avec Savant n'étaient pas bonnes, c'était une évidence : l'autre le considérait comme une sorte de sous-officier, tout juste bon à organiser le service d'ordre ou à mettre en place l'intendance des repas. Lors de leurs échanges parfois acerbes Humoriste éludait, ironisait, évitait de prendre parti, se reposant entièrement sur sa relation personnelle avec le prophète. La première conférence de la journée démarrait à

huit heures, et c'était, justement, une conférence de Miskiewicz, intitulée « L'être humain : matière et information ». En le voyant monter sur l'estrade, émacié, sérieux, une liasse de notes à la main, je me dis qu'il aurait été, en effet, parfaitement à sa place dans un séminaire d'étudiants de troisième cycle, mais qu'ici c'était moins évident. Il salua rapidement l'assistance avant de commencer son exposé : pas de clin d'œil au public ni de trait d'humour, pas non plus la moindre tentative de produire une émotion collective, sentimentale ou religieuse ; rien que le savoir à l'état brut. Après une demi-heure consacrée au code génétique

- très bien exploré à l'heure actuelle - et aux modalités

- encore mal connues - de son expression dans la synthèse des protéines, il y eut, cependant, un petit effet de mise en scène. Deux assistants apportèrent sur la table devant lui, en peinant un peu, un container d'à peu près la taille d'un sac de ciment, constitué de poches plastiques transparentes, juxtaposées, de taille inégale, contenant des produits chimiques variés - la plus grande, de loin, était remplie d'eau.

« Ceci est un être humain !... » s'exclama Savant, presque avec emphase - j'appris par la suite que le prophète, tenant compte des remarques de Flic, lui avait demandé de dramatiser un petit peu son exposé, l'avait même inscrit à une formation accélérée de communication orale, avec training vidéo et participation de comédiens professionnels. « Le container posé sur cette table, reprit-il, a exactement la même composition chimique qu'un être humain adulte de soixante-dix kilos. Comme vous le constaterez, nous sommes surtout composés d'eau... » II saisit un stylet, perça la poche transparente ; un petit jet se forma.

« Naturellement, il y a de grandes différences... » Le spectacle était terminé, il reprenait peu à peu son sérieux ; la poche d'eau devenait flasque, s'aplatissait lentement.

« Ces différences, aussi importantes soient-elles, peuvent se résumer en un mot : l'information. L'être humain, c'est de la matière
plus
de l'information. La composition de cette matière nous est aujourd'hui connue, au gramme près : il s'agit d'éléments chimiques simples, déjà largement présents dans la nature inanimée. L'information elle aussi nous est connue, au moins dans son principe : elle repose entièrement sur l'ADN, celui du noyau et celui des mitochondries. Cet ADN contient non seulement l'information nécessaire à la construction de l'ensemble, à

l'embryogenèse, mais aussi celle qui pilote et commande par la suite le fonctionnement de l'organisme. Dès lors, pourquoi devrions-nous nous astreindre à passer par l'embryogenèse ? Pourquoi ne pas fabriquer directement un être humain adulte à partir des éléments chimiques nécessaires et du schéma fourni par l'ADN ? Telle est, très évidemment, la voie de recherches vers laquelle nous nous dirigerons dans le futur. Les hommes du futur naîtront directement dans un corps adulte, un corps de dix-huit ans, et c'est ce modèle qui sera reproduit par la suite, c'est sous cette forme idéale qu'ils atteindront, que vous et moi nous atteindrons, si mes recherches avancent aussi rapidement que je l'espère, à l'immortalité. Le clonage n'est qu'une méthode primitive, directement calquée sur le mode de reproduction naturel ; le développement de l'embryon n'apporte rien, si ce n'est une possibilité de malformations et d'erreurs ; dès lors que nous disposons du plan de construction et des matériaux nécessaires, il devient une étape inutile.

« II n'en est pas de même, poursuivit-il, et c'est un point sur lequel j'attire votre attention, pour le cerveau humain. Il y a, effectivement, certains précâblages grossiers ; quelques éléments de base parmi les aptitudes et les traits de caractère sont déjà inscrits dans le code génétique ; mais pour l'essentiel la personnalité humaine, ce qui constitue notre individualité et notre mémoire, se forme peu à peu, tout au long de notre vie, par activation et renforcement chimique de sous-réseaux neuronaux et de synapses dédiées ; l'histoire individuelle, en un mot, crée l'individu. »

Après un repas aussi frugal que le précédent, je pris place aux côtés du prophète dans sa Range Rover. Miskiewicz monta à l'avant, l'un des gardes prit le volant. La piste continuait après le village de toile, creusée dans le roc ; un nuage de poussière rouge nous enveloppa rapidement. Au bout d'un quart d'heure la voiture stoppa devant un parallélépipède de section carrée, d'un blanc immaculé, dépourvu d'ouvertures, qui pouvait faire vingt mètres de côté et dix mètres de hauteur. Miskiewicz actionna une télécommande : une porte massive, aux jointures invisibles, pivota dans la paroi. À l'intérieur régnaient jour et nuit, tout au long de l'année, une température et une luminosité uniformes et constantes, m'expliqua-t-il. Un escalier nous conduisit à une large coursive en hauteur qui faisait le tour du bâtiment, desservant une succession de bureaux. Les armoires métalliques encastrées dans les murs étaient remplies de DVD de données étiquetés avec soin. L'étage inférieur ne contenait rien d'autre qu'un hémisphère aux parois de plastique transparent, irrigué par des centaines de tuyaux également transparents conduisant à des containers d'acier poli.

« Ces tuyaux contiennent les substances chimiques nécessaires à la fabrication d'un être vivant, poursuivit Miskiewicz : carbone, hydrogène, oxygène, azote, et les différents oligo-éléments...

- C'est dans cette bulle transparente, ajouta le prophète d'une voix vibrante, que naîtra le premier humain conçu de manière entièrement artificielle ; le premier véritable cyborg! »

Je jetai un regard attentif aux deux hommes : pour la première fois depuis que je l'avais rencontré le prophète était d'un sérieux total, il semblait lui-même impressionné, et presque intimidé, par les perspectives qui s'ouvraient dans le futur. Miskiewicz de son côté

avait l'air tout à fait sûr de lui, et désireux de poursuivre ses explications : à l'intérieur de cette salle c'était lui le véritable patron, le prophète n'avait plus son mot à dire. Je pris alors conscience que l'aménagement du laboratoire avait dû coûter cher, et même très cher, que c'est probablement là que passait l'essentiel des cotisations et des bénéfices, que cette salle en somme était la véritable raison d'être de la secte. En réponse à mes questions, Miskiewicz précisa qu'ils étaient dès à présent en mesure de réaliser la synthèse de l'ensemble des protéines et des phospholipides complexes impliqués dans le fonctionnement cellulaire ; qu'ils avaient pu également reproduire l'ensemble des organites, à l'exception, qu'il supposait très temporaire, de l'appareil de Golgi ; mais qu'ils se heurtaient à des difficultés imprévues dans la synthèse de la membrane plasmique, et qu'ils n'étaient donc pas encore capables de produire une cellule vivante entièrement fonctionnelle. À ma question de savoir s'ils avaient de l'avance sur les autres équipes de recherche, il fronça les sourcils ; je n'avais, apparemment, pas tout à fait compris : ce n'est pas simplement qu'ils avaient de l'avance, c'est qu'ils étaient la
seule
équipe au monde à

travailler sur une synthèse artificielle, où l'ADN ne servait plus au développement des feuillets embryonnaires, mais était uniquement utilisé pour l'information permettant le pilotage des fonctions de l'organisme achevé. C'était cela, justement, qui devait permettre de contourner le stade de l'embryogenèse et de fabriquer directement des individus adultes. Tant qu'on resterait tributaire du développement biologique normal, il faudrait à peu près dix-huit ans pour construire un nouvel être humain ; lorsque l'ensemble des processus seraient maîtrisés, il pensait pouvoir ramener ce délai à moins d'une heure.

II fallut en réalité trois siècles de travaux pour atteindre l'objectif que Miskiewicz avait posé dès les premières années du XXIe siècle, et les premières générations néohumaines furent engendrées par le moyen du clonage, dont il avait pensé beaucoup plus rapidement pouvoir s'affranchir. Il reste que ses intuitions embryologiques s'avérèrent, sur le long terme, d'une extraordinaire fécondité, ce qui devait malheureusement conduire à

accorder le même crédit à ses idées sur la modélisation du fonctionnement cérébral. La métaphore du cerveau humain comme machine de Turing à câblage flou devait se révéler en fin de compte parfaitement stérile ; il existait bel et bien dans l'esprit humain des processus non algorithmiques, comme en réalité l'indiquait déjà l'existence, établie par Gôdel dès les années 1930, de propositions non démontrables pouvant cependant, sans ambiguïté, être reconnues comme
vraies.
Il fallut pourtant, là aussi, presque trois siècles pour abandonner cette direction de recherches, et pour se résigner à utiliser les anciens mécanismes du conditionnement et de l'apprentissage améliorés cependant, et rendus plus rapides et plus fiables par injection dans le nouvel organisme des protéines extraites de l'hippocampe de l'organisme ancien. Cette méthode hybride entre le biochimique et le prépositionnel correspond mal au vœu de rigueur exprimé par Miskiewicz et ses premiers successeurs ; elle n'a pour ambition que de représenter, selon la formule opérationnaliste et un brin insolente de Pierce, « ce que nous pouvons faire de mieux, dans le monde réel, compte tenu de l'état effectif de nos connaissances ».

« Une fois injecté dans l'espace mémoire de
l'application, il est possible de modifier son
comportement. »

kdm.fr.st

Les deux premières journées furent principalement occupées par l'enseignement de Miskiewicz ; l'aspect spirituel ou émotionnel était très peu présent, et je commençais à comprendre les objections de Flic : jamais, à

aucun moment de l'histoire humaine, une religion n'avait pu prendre d'ascendant sur les masses en s'adressant uniquement à la raison. Le prophète lui-même était un peu en retrait, je le croisais surtout aux repas, il restait la plupart du temps dans sa grotte, et j'imagine que les fidèles devaient être un peu déçus.

Tout changea au matin du troisième jour, qui devait se dérouler dans le jeûne, et être consacré à la méditation. Vers sept heures, je fus tiré du sommeil par le son mélancolique et grave de trompes tibétaines qui jouaient une mélodie simple, sur trois notes indéfiniment tenues. Je sortis sur ma terrasse ; le jour se levait au-dessus de la plaine caillouteuse. Un à un les élohimites sortaient de leur tente, déroulaient une natte sur le sol et s'allongeaient, se plaçant autour d'une estrade où les deux sonneurs de trompe entouraient le prophète assis en position du lotus. Comme les adeptes, il était vêtu d'une longue tunique blanche ; mais alors que la leur était faite d'une cotonnade ordinaire, la sienne était taillée dans un satin blanc, brillant, qui jetait des éclats dans la lumière naissante. Au bout d'une à deux minutes il se mit à parler d'une voix lente, profonde, qui, largement amplifiée, se fit aisément entendre par-dessus le son des trompes. En termes simples, il incita les adeptes à prendre conscience de la terre sur laquelle s'appuyaient leurs corps, à imaginer l'énergie volcanique qui émanait de la terre, cette énergie incroyable, supérieure à celle des bombes atomiques les plus puissantes ; à faire leur cette énergie, à l'incorporer à leurs corps, leurs corps destinés à l'immortalité. Plus tard, il leur demanda de se dépouiller de leurs tuniques, de présenter leurs corps nus au soleil ; d'imaginer, là aussi, cette énergie colossale, faite de millions de réactions thermonucléaires simultanées, cette énergie qui était celle du soleil, comme de toutes les étoiles. Il leur demanda encore d'aller plus profond que leurs corps, plus profond que leurs peaux, d'essayer par la méditation de visualiser leurs cellules, et plus profondément encore le noyau de leurs cellules, qui contenait cet ADN dépositaire de leur information génétique. Il leur demanda de prendre conscience de leur propre ADN, de se pénétrer de l'idée qu'il contenait leur schéma, le schéma de construction de leur corps, et que cette information, contrairement à la matière, était immortelle. Il leur demanda d'imaginer cette information traversant les siècles dans l'attente des Élohim, qui auraient le pouvoir de reconstituer leurs corps grâce à

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