La Possibilité d'une île (15 page)

Read La Possibilité d'une île Online

Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

BOOK: La Possibilité d'une île
8.64Mb size Format: txt, pdf, ePub

Taïwan ou en Corée, dans un pays de toute façon qui connaissait depuis peu la richesse. Des Mercedes rosé pâle déposaient les invités sur le parvis d'une cathédrale néogothique ; le mari, vêtu d'un smoking blanc, avançait dans les airs, à un mètre au-dessus du sol, son petit doigt entrelacé avec celui de sa promise. Des bouddhas chinois ventrus, entourés d'ampoules électriques multicolores, tressaillaient d'allégresse. Une musique souple et bizarre augmentait lentement, cependant que les mariés s'élevaient dans les airs avant de surplomber l'assistance

- ils étaient à présent à la hauteur de la rosace de la cathédrale. Ils échangèrent un long baiser, à la fois virginal et labial, sous les applaudissements de l'assistance - je voyais s'agiter les petites mains. Dans le fond des traiteurs soulevaient les couvercles de plats fumants, à la surface du riz les légumes formaient de petites taches de couleur. Des pétards éclatèrent, il y eut un appel de trompettes.

L'obscurité se fit à nouveau et je suivis un chemin plus flou, comme tracé dans les bois, j'étais entouré de frôlements dorés et verts. Des chiens s'ébattaient dans la clairière des anges, ils se roulaient dans le soleil. Plus tard les chiens étaient avec leurs maîtres, les protégeant de leur regard d'amour, et plus tard ils étaient morts, de petites stèles s'élevaient dans la clairière pour commémorer l'amour, les promenades dans le soleil, et la joie partagée. Aucun chien n'était oublié : leur photo en relief décorait les stèles au pied desquelles les maîtres avaient déposé leurs jouets favoris. C'était un monument joyeux, dont toute larme était absente.

Dans la distance se formaient, comme suspendus à

des rideaux tremblants, des mots en lettres dorées. Il y avait le mot « AMOUR », le mot « BONTÉ », le mot « TENDRESSE », le mot « FIDÉLITÉ », le mot « BONHEUR ». Partis du noir total ils évoluaient, à travers des nuances d'or mat, jusqu'à une luminosité aveuglante ; puis ils retombaient alternativement dans la nuit, mais en se succédant dans leur montée vers la lumière, de sorte qu'ils semblaient s'engendrer l'un l'autre. Je poursuivis mon chemin à travers le sous-sol, guidé par l'éclairage qui illuminait successivement tous les coins de la pièce. Il y eut d'autres scènes, d'autres visions, si bien que je perdis peu à peu la notion du temps et que je n'en retrouvai la pleine conscience qu'une fois remonté, assis sur un banc de jardin en osier dans ce qui avait pu être une terrasse ou un jardin d'hiver. La nuit tombait sur le paysage de terrains vagues ; Vincent avait allumé une grosse lampe à abat-jour. J'étais visiblement secoué, il me servit sans que j'aie besoin de lui demander un verre de cognac.

« Le problème... dit-il, c'est que je ne peux plus vraiment exposer, il y a trop de réglages, c'est presque impossible à transporter. Quelqu'un est venu de la Délégation des arts plastiques ; ils envisagent d'acheter le pavillon, peut-être de réaliser des vidéos et de les vendre. »

Je compris qu'il abordait l'aspect pratique ou financier des choses par pure politesse, afin de permettre à la conversation de reprendre un cours normal - il est bien évident que dans sa situation, à la limite émotionnelle de la survie, les questions matérielles ne pouvaient plus avoir qu'un poids limité. J'échouai à lui répondre, dode-linai de la tête, me resservis un verre de cognac ; sa maîtrise de soi à ce moment me parut effrayante. Il reprit la parole :

« II y a une phrase célèbre qui divise les artistes en deux catégories : les révolutionnaires et les décorateurs. Disons que j'ai choisi le camp des décorateurs. Enfin je n'ai pas tellement eu le choix, c'est le monde qui a décidé pour moi. Je me souviens de ma première exposition à New York, à la galerie Saatchi, pour l'action

"FEED THE PEOPLE. ORGANIZE THEM" - ils avaient traduit le titre. J'étais assez impressionné, c'était la première fois depuis longtemps qu'un artiste français exposait dans une galerie new-yorkaise importante. En même temps j'étais un révolutionnaire à l'époque, et j'étais persuadé de la valeur révolutionnaire de mon travail. C'était un hiver très froid à New York, tous les matins on retrouvait dans les rues des vagabonds morts, gelés ; j'étais persuadé que les gens allaient changer d'attitude aussitôt après avoir vu mon travail : qu'ils allaient sortir dans la rue et suivre très exactement la consigne inscrite sur le téléviseur. Bien entendu, rien de tout ça ne s'est produit : les gens venaient, hochaient la tête, échangeaient des propos intelligents, puis repartaient.

« Je suppose que les révolutionnaires sont ceux qui sont capables d'assumer la brutalité du monde, et de lui répondre avec une brutalité accrue. Je n'avais simplement pas ce type de courage. J'étais ambitieux, pourtant, et il est possible que les décorateurs soient au fond plus ambitieux que les révolutionnaires. Avant Duchamp, l'artiste avait pour but ultime de proposer une vision du monde à la fois personnelle et exacte, c'est-à-dire émouvante ; c'était déjàune ambition énorme. Depuis Duchamp, l'artiste ne se contente plus de proposer une vision du monde, il cherche à créer son propre monde ; il est très exactement le rival de Dieu. Je suis Dieu dans mon soussol. J'ai choisi de créer un petit monde, facile, où l'on ne rencontre que le bonheur. Je suis parfaitement conscient de l'aspect régressif de mon travail ; je sais qu'on peut le comparer à l'attitude de ces adolescents qui au lieu d'affronter les problèmes de l'adolescence se plongent dans leur collection de timbres, dans leur herbier ou dans n'importe quel petit monde chatoyant et limité, aux couleurs vives. Personne n'osera me le dire en face, j'ai de bonnes critiques dans
Art Press,
comme dans la plupart des médias européens ; mais j'ai lu le mépris dans le regard de la fille qui est venue de la Délégation des arts plastiques. Elle était maigre, vêtue de cuir blanc, le teint presque bistre, très sexuelle ; j'ai tout de suite compris qu'elle me considérait comme un petit enfant infirme, et très malade. Elle avait raison : je suis un tout petit enfant infirme, très malade, et qui ne peut pas vivre. Je ne peux pas assumer la brutalité du monde ; je n'y arrive tout simplement pas. »

De retour au Lutetia, j'eus quelques difficultés à

trouver le sommeil. De toute évidence, Vincent avait oublié quelqu'un dans ses catégories. Comme le révolutionnaire l'humoriste assumait la brutalité du monde, et lui répondait avec une brutalité accrue. Le résultat de son action n'était cependant pas de transformer le monde, mais de le rendre acceptable en transmuant la violence, nécessaire à toute action révolutionnaire, en
rire -
accessoirement, aussi, de se faire pas mal de thune. En somme, comme tous les bouffons depuis l'origine, j'étais une sorte de
collabo.
J'évitais au monde des révolutions douloureuses et inutiles - puisque la racine de tout mal était biologique, et indépendante d'aucune transformation sociale imaginable ; j'établissais la clarté, j'interdisais l'action, j'éradiquais l'espérance ; mon bilan était mitigé.

En quelques minutes je passai en revue l'ensemble de ma carrière, cinématographique surtout. Racisme, pédophilie, cannibalisme, parricide, actes de torture et de barbarie : en moins d'une décennie, j'avais écrémé la quasitotalité des créneaux porteurs. Il était quand même curieux, me dis-je une fois de plus, que l'alliance de la méchanceté et du rire ait été considérée comme si novatrice par les milieux du cinéma ; ils ne devaient pas souvent lire Baudelaire, dans la
profession.
Restait la pornographie, sur laquelle tout le monde s'était cassé les dents. La chose semblait jusqu'à présent résister à toute tentative de sophistication. Ni la virtuosité

des mouvements de caméra, ni le raffinement des éclairages n'apportaient le moindre atout : ils semblaient au contraire constituer des handicaps. Une tentative plus

« Dogma », avec des caméras DV et des images de vidéosurveillance, n'obtint pas davantage de succès : les gens voulaient des images nettes. Laides, mais nettes. Non seulement les tentatives pour une « pornographie de qualité » avaient sombré dans le ridicule, mais elles s'étaient soldées par d'unanimes fiascos commerciaux. En somme, le vieil adage des directeurs de marketing :

« Ce n'est pas parce que les gens préfèrent les produits de base qu'ils n'achèteront pas nos produits de luxe »

semblait cette fois battu en brèche, et le secteur, pourtant un des plus lucratifs de la profession, restait aux mains d'obscurs tâcherons hongrois, voire lettons. À l'époque où je réalisais « BROUTE-MOI LA BANDE DE GAZA », j'avais passé pour me documenter un après-midi sur le tournage d'un des derniers réalisateurs français en activité, un certain Ferdinand Cabarel. Cela n'avait pas été un aprèsmidi inutile - sur le plan humain s'entend. Malgré son patronyme très Sud-Ouest, Ferdinand Cabarel ressemblait à un ancien roadie d'AC/DC : une peau blanchâtre, des cheveux gras et sales, un tee-shirt « Fuck your cunts », des bagues à tête de mort. Je me suis tout de suite dit que j'avais rarement vu un con pareil. Il parvenait uniquement à survivre grâce aux cadences ridicules qu'il imposait à ses équipes - il mettait en boîte à peu près quarante minutes utilisables par jour, tout en assurant les photos de promotion pour
Hot Video,
et passait de surcroît pour un
intello
dans la profession, affirmant ainsi
travailler
dans l'urgence.
Je passe sur les dialogues (« Je t'excite, hein, ma salope. - Tu m'excites, oui, mon salaud »), je passe aussi sur la modicité des indications scéniques (« Maintenant, c'est une double » indiquait évidemment, à tout le monde, que l'actrice allait se prêter à une double pénétration), ce qui m'avait surtout frappé est l'incroyable mépris avec lequel il traitait ses acteurs, en particulier de sexe mâle. C'est sans la moindre ironie, sans le moindre
second degré
que Cabarel gueulait à l'adresse de son personnel, dans son mégaphone, des choses comme :

« Si vous bandez pas, les mecs, vous serez pas payés ! »

ou : « S'il éjacule, l'autre, il dégage... » L'actrice disposait au moins d'un manteau de fausse fourrure pour recouvrir sa nudité entre deux prises ; les acteurs, eux, s'ils voulaient se réchauffer, devaient amener leurs couvertures. Après tout c'était l'actrice que les spectateurs mâles iraient voir, c'était elle qui ferait peut-être un jour la couverture de
Hot Video
; les acteurs, eux, étaient simplement traités comme des bites sur pattes. J'appris de surcroît (avec certaines difficultés - les Français, on le sait, n'aiment pas parler de leur salaire) que si l'actrice était payée cinq cents euros par jour de tournage, eux devaient se contenter de cent cinquante. Ils ne faisaient même pas ce métier pour l'argent : aussi incroyable, aussi pathétique que cela puisse paraître, ils faisaient ce métier
pour baiser des nanas.
Je me souvenais en particulier de la scène dans le parking souterrain : on grelottait, et en considérant ces deux types, Fred et Benjamin (l'un était lieutenant de sapeurspompiers, l'autre agent administratif), qui s'astiquaient mélancoliquement pour être en forme au moment de la
double,
je m'étais dit que les hommes étaient vraiment de braves bêtes, parfois, dès qu'il était question de la chatte. Ce peu reluisant souvenir me conduisit vers la fin de la nuit, à l'issue d'une insomnie quasi-totale, à jeter les bases d'un scénario que j'intitulai provisoirement « LES

ÉCHANGISTES DE L'AUTOROUTE », et qui devait me permettre de combiner astucieusement les avantages commerciaux de la pornographie et ceux de l'ultraviolence. Dans la matinée, tout en dévorant des brownies au bar du Lutetia, j'écrivis la séquence prégénérique. Une énorme limousine noire (peut-être une Packard des années 1960) roulait à faible allure le long d'une route de campagne, au milieu de prairies et de buissons de genêts d'un jaune vif (je pensais tourner en Espagne, probablement dans la région des Hurdes, très jolie au mois de mai) ; elle émettait en roulant un grondement sourd (genre : bombardier qui rentre à sa base). Au milieu d'une prairie, un couple faisait l'amour en pleine nature (c'était une prairie très fleurie, à l'herbe haute, avec des coquelicots, des bleuets et des fleurs jaunes dont le nom m'échappait sur le moment, mais je notai en marge : « Forcer sur les fleurs jaunes »). La jupe de la fille était retroussée, son tee-shirt relevé au-dessus de ses seins, en résumé elle avait l'air d'une
belle salope.
Ayant dégrafé le pantalon de l'homme, elle le gratifiait d'une fellation. Un tracteur qui tournait au ralenti dans le fond du cadre laissait accroire qu'on avait affaire à

un couple d'agriculteurs. Une petite pipe entre deux labours, le Sacre du Printemps, etc. Un travelling arrière nous informait cependant bien vite que les deux tourtereaux s'ébattaient dans le champ d'une caméra, et qu'on avait en réalité affaire au tournage d'un film pornographique - probablement d'assez haut de gamme, puisqu'il y avait une équipe complète. La limousine Packard s'arrêtait, surplombant la prairie, et deux exécuteurs en sortaient, vêtus de costumes croisés noirs. Sans pitié, ils mitraillaient le jeune couple et l'équipe. J'hésitai, puis barrai « mitraillaient »: il valait mieux un dispositif plus original, par exemple un lanceur de disques d'acier acérés qui tourbillonneraient dans l'atmosphère pour sectionner les chairs, en particulier celles des deux amants. Il ne fallait pas lésiner, avoir la bite tranchée net dans la gorge de la fille, etc. ; enfin, il fallait ce que mon directeur de production sur

« DIOGÈNE LE CYNIQUE » aurait appelé
des images un
peu sympa.
Je notai en marge : « prévoir un dispositif arrache-couilles ».

À la fin de la séquence, un homme gras, aux cheveux très noirs, au visage luisant et troué de petite vérole, également vêtu d'un costume croisé noir, sortait de l'arrière de la voiture en compagnie d'un vieillard squelettique et sinistre, à la William Burroughs, dont le corps flottait dans un pardessus gris. Celui-ci contemplait le carnage (lambeaux de chair rouges dans la prairie, fleurs jaunes, hommes en costume noir), soupirait légèrement et se tournait pour dire à son compagnon :
« A moral
duty, John. »

À la suite de différents massacres perpétrés le plus souvent sur des couples jeunes, voire adolescents, il s'avérait que ces peu recommandables drilles étaient membres d'une association de catholiques intégristes, peut-être affiliée à l'Opus Dei ; cette pointe contre le retour de l'ordre moral devait, dans mon esprit, me valoir la sympathie de la critique de gauche. Un peu plus tard, il apparaissait cependant que les tueurs étaient euxmêmes filmés par une seconde équipe, et que le véritable but de l'affaire était la commercialisation non pas de films pornos, mais d'images d'ultraviolence. Récit dans le récit, film dans le film, etc. Un projet béton. En somme, comme je le dis à mon agent le soir même, j'avançais, je travaillais, enfin j'étais en train de retrouver mon rythme ; il s'en déclara heureux, m'avoua qu'il s'était inquiété. Jusqu'à un certain point, j'étais sincère. Ce n'est que deux jours plus tard, en reprenant l'avion pour l'Espagne, que je me rendis compte que je ne terminerais jamais ce scénario - sans même parler de le réaliser. Il y a une certaine agitation sociale, à Paris, qui vous donne l'illusion d'avoir des projets ; de retour à San José, je le savais, j'allais me pétrifier complètement. J'avais beau faire l'élégant, j'étais en train de me recroqueviller comme un vieux singe ; je me sentais amenuisé, amoindri au-delà du possible ; mes marmottements et mes murmures étaient déjà ceux d'un vieillard. J'avais quarante-sept ans maintenant, cela faisait trente ans que j'avais entrepris de faire rire mes semblables ; à présent j'étais fini, lessivé, inerte. Le pétillement de curiosité qui subsistait encore dans le regard que je portais sur le monde allait bientôt s'éteindre, et je serais comme les pierres, une vague souffrance en plus. Ma carrière n'avait pas été un échec, commercialement tout du moins : si l'on agresse le monde avec une violence suffisante, il finit par le cracher, son sale fric ; mais jamais, jamais il ne vous redonne la joie.

Other books

Ace's Key: Book 1 by Abbie St. Claire
Sire by Thomas Galvin
A Handful of Pebbles by Sara Alexi
Dream Factory by BARKLEY, BRAD