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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (2 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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par les circonstances de sa mort, c'est certain ; par les circonstances de sa naissance, c'est plus douteux. Quant aux
droits de l'homme,
bien évidemment, je n'en avais rien à foutre ; c'est à peine si je parvenais à

m'intéresser aux droits de ma queue.

Dans ce domaine, la suite de ma carrière avait à peu près confirmé mon premier succès du club de vacances. Les femmes manquent d'humour en général, c'est pourquoi elles considèrent l'humour comme faisant partie des qualités viriles ; les occasions de disposer mon organe dans un des orifices adéquats ne m'ont donc pas manqué, tout au long de ma carrière. Au vrai, ces coïts n'eurent rien d'éclatant : les femmes qui s'intéressent aux comiques sont en général des femmes un peu âgées, aux approches de la quarantaine, qui commencent à

sentir que l'affaire va mal tourner. Certaines avaient un gros cul, d'autres des seins en gant de toilette, parfois les deux. Elles n'avaient, en somme, rien de très bandant ; et quand l'érection diminue, quand même, on s'intéresse moins. Elles n'étaient pas très vieilles, non plus ; je savais qu'aux approches de la cinquantaine elles rechercheraient de nouveau des choses fausses, rassurantes et faciles - qu'elles ne trouveraient d'ailleurs pas. Dans l'intervalle, je ne pouvais que leur confirmer - bien involontairement, croyez-moi, ce n'est jamais agréable - la décroissance de leur valeur erotique ; je ne pouvais que confirmer leurs premiers soupçons, leur instiller malgré

moi une vision désespérée de la vie : non ce n'était pas la maturité qui les attendait, mais simplement la vieillesse ; ce n'était pas un nouvel épanouissement qui était au bout du chemin, mais une somme de frustrations et de souffrances d'abord minimes, puis très vite insoutenables ; ce n'était pas très sain, tout cela, pas très sain. La vie commence à cinquante ans, c'est vrai ; à ceci près qu'elle se termine à quarante.

Regarde les petits êtres qui bougent dans le lointain ; regarde. Ce sont des hommes.

Dans la lumière qui décline, j'assiste sans regret à la disparition de l'espèce. Un dernier rayon de soleil rase la plaine, passe au-dessus de la chaîne montagneuse qui barre l'horizon vers l'Est, teinte le paysage désertique d'un halo rouge. Les treillages métalliques de la barrière de protection qui entoure la résidence étincellent. Fox gronde doucement ; il perçoit sans doute la présence des sauvages. Pour eux je n'éprouve aucune pitié, ni aucun sentiment d'appartenance commune ; je les considère simplement comme des singes un peu plus intelligents, et de ce fait plus dangereux. Il m'arrive de déverrouiller la barrière pour porter secours à un lapin, ou à un chien errant ; jamais pour porter secours à un homme. Jamais je n'envisagerais, non plus, de m'accoupler à une femelle de leur espèce. Souvent territoriale chez les invertébrés et les plantes, la barrière interspécifique devient principalement comportementale chez les vertébrés supérieurs. Un être est façonné, quelque part dans la Cité centrale, qui est semblable à moi ; il a du moins mes traits, et mes organes internes. Lorsque ma vie cessera, l'absence de signal sera captée en quelques nanosecondes ; la fabrication de mon successeur sera aussitôt mise en route. Dès le lendemain, le surlendemain au plus tard, la barrière de protection sera rouverte ; mon successeur s'installera entre ces murs. Il sera le destinataire de ce livre. La première loi de Pierce identifie la personnalité

à la mémoire. Rien n'existe, dans la personnalité, que ce qui est mémorisable (que cette mémoire soit cognitive, procédurale ou affective) ; c'est grâce à la mémoire, par exemple, que le sommeil ne dissout nullement la sensation d'identité. Selon la seconde loi de Pierce, la mémoire cognitive a pour support adéquat le langage.

La troisième loi de Pierce définit les conditions d'un langage non biaisé.

Les trois lois de Pierce allaient mettre fin aux tentatives hasardeuses de downloading mémoriel par l'intermédiaire d'un support informatique au profit d'une part du transfert moléculaire direct, d'autre part de ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de
récit
de vie,
initialement conçu comme un simple complément, une solution d'attente, mais qui allait, à la suite des travaux de Pierce, prendre une importance considérable. Ainsi, cette avancée logique majeure allait curieusement conduire à la remise à l'honneur d'une forme ancienne, au fond assez proche de ce qu'on appelait jadis
l'auto-
biographie.

Concernant le récit de vie, il n'y a pas de consigne précise. Le début peut avoir lieu en n'importe quel point de la temporalité, de même que le premier regard peut se porter en n'importe quel point de l'espace d'un tableau ; l'important est que, peu à peu, l'ensemble ressurgisse.

«
Quand on voit le succès des dimanches
sans voiture, la promenade le long des

quais, on imagine très bien la suite... »

Gérard - chauffeur de taxi

II m'est à peu près impossible aujourd'hui de me
souvenir pourquoi
j'ai épousé ma première femme ; si je la croisais dans la rue, je ne pense même pas que je parviendrais à la reconnaître. On oublie certaines choses, on les oublie réellement ; c'est bien à tort qu'on suppose que toutes choses se conservent dans le sanctuaire de la mémoire ; certains événements, et même la plupart, sont bel et bien
effacés,
il n'en demeure aucune trace, et c'est tout à fait comme s'ils n'avaient jamais été. Pour en revenir à ma femme, enfin à ma première femme, nous avons sans doute vécu ensemble deux ou trois ans ; lorsqu'elle est tombée enceinte, je l'ai plaquée presque aussitôt. Je n'avais aucun succès à l'époque, elle n'a obtenu qu'une pension alimentaire minable.

Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait des œufs à la tomate. Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort, estime justement l'Ecclésiaste. Je n'avais jamais aimé cet enfant : il était aussi bête que sa mère, et aussi méchant que son père. Sa disparition était loin d'être une catastrophe ; des êtres humains de ce genre, on peut s'en passer. Après mon premier spectacle il s'est écoulé dix ans, ponctués d'aventures épisodiques et peu satisfaisantes, avant que je ne rencontre Isabelle. J'avais alors trenteneuf ans, et elle trente-sept ; mon succès public était très vif. Lorsque je gagnai mon premier million d'euros (je veux dire lorsque je l'eus réellement gagné, impôts déduits, et mis à l'abri dans un placement sûr), je compris que je n'étais pas un personnage balzacien. Un personnage balzacien venant de gagner son premier million d'euros songerait dans la plupart des cas aux moyens de s'approcher du second - à l'exception de ceux, peu nombreux, qui commenceront à rêver du moment où ils pourront compter en dizaines. Pour ma part je me demandai surtout si je pouvais arrêter ma carrière - avant de conclure que non.

Lors des premières phases de mon ascension vers la gloire et la fortune, j'avais occasionnellement goûté aux joies de la consommation, par lesquelles notre époque se montre si supérieure à celles qui l'ont précédée. On pouvait ergoter à l'infini pour savoir si les hommes étaient ou non plus heureux dans les siècles passés ; on pouvait commenter la disparition des cultes, la difficulté

du sentiment amoureux, discuter leurs inconvénients, leurs avantages ; évoquer l'apparition de la démocratie, la perte du sens du sacré, l'effritement du lien social. Je ne m'en étais d'ailleurs pas privé, dans bien des sketches, quoique sur un mode humoristique. On pouvait même remettre en cause le progrès scientifique et technologique, avoir l'impression par exemple que l'amélioration des techniques médicales se payait par un contrôle social accru et une diminution globale de la joie de vivre. Reste que, sur le plan de la consommation, la précellence du XXe siècle était indiscutable : rien, dans aucune autre civilisation, à aucune autre époque, ne pouvait se comparer à la perfection mobile d'un centre commercial contemporain fonctionnant à plein régime. J'avais ainsi consommé, avec joie, des chaussures principalement ; puis peu à peu je m'étais lassé, et j'avais compris que ma vie, sans ce soutien quotidien de plaisirs à la fois élémentaires et renouvelés, allait cesser d'être simple.

À l'époque où je rencontrai Isabelle, je devais en être à six millions d'euros. Un personnage balzacien, à ce stade, achète un appartement somptueux, qu'il emplit d'objets d'art, et se ruine pour une danseuse. J'habitais un trois pièces banal, dans le XIVe arrondissement, et je n'avais jamais couché avec une
top model -
je n'en avais même jamais éprouvé l'envie. Il me semblait juste, une fois, avoir copule avec un mannequin intermédiaire ; je n'en gardais pas un souvenir impérissable. La fille était bien, plutôt de gros seins, mais enfin pas plus que beaucoup d'autres ; j'étais, à tout prendre, moins surfait qu'elle.

L'entretien eut lieu dans ma loge, après un spectacle qu'il faut bien qualifier de
triomphal.
Isabelle était alors rédactrice en chef de
Lolita,
après avoir longtemps travaillé

pour
20 Ans.
Je n'étais pas très chaud pour cette interview au départ ; en feuilletant le magazine, j'avais quand même été surpris par l'incroyable niveau de pétasserie qu'avaient atteint les publications pour jeunes filles : les tee-shirts taille dix ans, les shorts blancs moulants, les strings dépassant de tous les côtés, l'utilisation raisonnée des Chupa-Chups... tout y était. « Oui, mais ils ont un positionnement bizarre... » avait insisté l'attachée de presse.

« Et puis, le fait que la rédactrice en chef se déplace ellemême, je crois que c'est un signe... »

II y a paraît-il des gens qui ne croient pas au
coup de
foudre
; sans donner à l'expression son sens littéral il est évident que l'attraction mutuelle est, dans tous les cas, très rapide ; dès les premières minutes de ma rencontre avec Isabelle j'ai su que nous allions avoir une histoire ensemble, et que ce serait une histoire longue ; j'ai su qu'elle en avait elle-même conscience. Après quelques questions de démarrage sur le trac, mes méthodes de préparation, etc., elle se tut. Je feuilletai à nouveau le magazine.

« C'est pas vraiment des Lolitas... observai-je finalement. Elles ont seize, dix-sept ans.

- Oui, convint-elle ; Nabokov s'est trompé de cinq ans. Ce qui plaît à la plupart des hommes ce n'est pas le moment qui précède la puberté, c'est celui qui la suit immédiatement. De toute façon, ce n'était pas un très bon écrivain. »

Moi non plus je n'avais jamais supporté ce pseudopoète médiocre et maniéré, ce malhabile imitateur de Joyce qui n'avait même pas eu la chance de disposer de l'élan qui, chez l'Irlandais insane, permet parfois de passer sur l'accumulation de lourdeurs. Une pâte feuilletée ratée, voilà à quoi m'avait toujours fait penser le style de Nabokov.

« Mais justement, poursuivit-elle, si un livre aussi mal écrit, handicapé de surcroît par une erreur grossière concernant l'âge de l'héroïne, parvient malgré tout à être un très bon livre, jusqu'à constituer un mythe durable, et à passer dans le langage courant, c'est que l'auteur est tombé sur quelque chose d'essentiel. »

Si nous étions d'accord sur tout, l'interview risquait d'être assez plate. « On pourrait continuer en dînant... proposa-t-elle. Je connais un restaurant tibétain rue des Abbesses. »

Naturellement, comme dans toutes les histoires sérieuses, nous avons couché ensemble dès la première nuit. Au moment de se déshabiller elle eut un petit moment de gêne, puis de fierté : son corps était incroyablement ferme et souple. C'est bien plus tard que je devais apprendre qu'elle avait trente-sept ans ; sur le moment je lui en donnai, tout au plus, trente.

« Comment est-ce que tu fais pour t'entretenir ? lui demandai-je.

- La danse classique.

- Pas de stretching, d'aérobic, rien de ce genre ?

- Non, tout ça c'est des conneries ; tu peux me croire sur parole, ça fait dix ans que je bosse dans les magazines féminins. Le seul truc qui marche vraiment, c'est la danse classique. Seulement c'est dur, il faut une vraie discipline ; mais ça me convient, je suis plutôt psychorigide.

- Toi, psychorigide ?

- Oui, oui... Tu verras. »

Ce qui me frappe avec le recul, lorsque je repense à Isabelle, c'est l'incroyable franchise de nos rapports, dès les premiers moments, y compris sur des sujets où

les femmes préfèrent d'ordinaire conserver un certain mystère dans la croyance erronée que le mystère ajoute une touche d'érotisme à la relation, alors que la plupart des hommes sont au contraire violemment excités par une approche sexuelle directe. « Ce n'est pas bien difficile, de faire jouir un homme... m'avait-elle dit, mifigue mi-raisin, lors de notre premier dîner dans le restaurant tibétain ; en tout cas, moi, j'y suis toujours parvenue. » Elle disait vrai. Elle disait vrai, aussi, lorsqu'elle affirmait que le secret n'a rien de spécialement extraordinaire ni d'étrange. « II suffit, continua-t-elle en soupirant, de se souvenir que les hommes ont des couilles. Que les hommes aient une bite ça les femmes le savent, elles ne le savent même que trop, depuis que les hommes sont réduits au statut d'objet sexuel elles sont littéralement obsédées par leurs bites ; mais lorsqu'elles font l'amour elles oublient, neuf fois sur dix, que les couilles sont une zone sensible. Que ce soit pour une masturbation, une pénétration ou une pipe, il faut, de temps en temps, poser sa main sur les couilles de l'homme, soit pour un effleurement, une caresse, soit pour une pression plus forte, tu t'en rends compte suivant qu'elles sont plus ou moins dures. Voilà, c'est tout. »

II devait être cinq heures du matin et je venais de jouir en elle et ça allait, ça allait vraiment bien, tout était réconfortant et tendre et je sentais que j'étais en train d'entrer dans une phase heureuse de ma vie, lorsque j e remarquai, sans raison précise, la décoration de la chambre - je me souviens qu'à cet instant la clarté lunaire tombait sur une gravure de rhinocéros, une gravure ancienne, du genre qu'on trouve dans les encyclopédies animales du XIXe siècle.

« Ça te plaît, chez moi ?

- Oui, tu as du goût.

- Ça te surprend que j'aie du goût alors que je travaille pour un journal de merde ? »

Décidément, il allait être bien difficile de lui dissimuler mes pensées. Cette constatation, curieusement, me remplit d'une certaine joie ; je suppose que c'est un des signes de l'amour authentique.

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