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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (5 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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par trois. En somme, en ces années, j'étais un peu comme le roi Midas.

C'est alors que je décidai d'épouser Isabelle ; nous nous connaissions depuis trois ans, ce qui nous plaçait exactement dans la moyenne de fréquentation prémaritale. La cérémonie fut discrète, et un peu triste ; elle venait d'avoir quarante ans. Il me paraît évident aujourd'hui que les deux événements sont liés ; que j'ai voulu, par cette preuve d'affection, minimiser un peu le choc de la quarantaine. Non qu'elle l'ait manifesté par des plaintes, une angoisse visible, quoi que ce soit de clairement définissable ; c'était à la fois plus fugitif et plus poignant. Parfois - surtout en Espagne, lorsque nous nous préparions pour aller à la plage et qu'elle enfilait son maillot de bain - je la sentais, au moment où mon regard se posait sur elle, s'affaisser légèrement, comme si elle avait reçu un coup de poing entre les omoplates. Une grimace de douleur vite réprimée déformait ses traits magnifiques - la beauté de son visage fin, sensible était de celles qui résistent au temps ; mais son corps, malgré

la natation, malgré la danse classique, commençait à subir les premières atteintes de l'âge - atteintes qui, elle ne le savait que trop bien, allaient rapidement s'amplifier jusqu'à la dégradation totale. Je ne savais pas très bien ce qui passait alors, sur mon visage, et qui la faisait tant souffrir ; j'aurais beaucoup donné pour l'éviter, car, je le répète, je l'aimais ; mais, manifestement, ce n'était pas possible. Il ne m'était pas davantage possible de lui répéter qu'elle était toujours aussi désirable, aussi belle ; jamais je ne me suis senti, si peu que ce soit, capable de lui mentir. Je connaissais le regard qu'elle avait ensuite : c'était celui, humble et triste, de l'animal malade, qui s'écarte de quelques pas de la meute, qui pose sa tête sur ses pattes et qui soupire doucement, parce qu'il se sent atteint et qu'il sait qu'il n'aura, de la part de ses congénères, à attendre aucune pitié. Les falaises dominent la mer, dans leur absurdité

verticale, et il n'y aura pas de fin à la souffrance des hommes. Au premier plan je vois les roches, tranchantes et noires. Plus loin, pixellisant légèrement à la surface de l'écran, une surface boueuse, indistincte, que nous continuons à appeler la
mer,
et qui était autrefois la Méditerranée. Des êtres avancent au premier plan, longeant la crête des falaises comme le faisaient leurs ancêtres plusieurs siècles auparavant ; ils sont moins nombreux et plus sales. Ils s'acharnent, tentent de se regrouper, forment des meutes ou des hordes. Leur face antérieure est une surface de chair rouge, nue, à vif, attaquée par les vers. Ils tressaillent de douleur au moindre souffle du vent, qui charrie des graines et du sable. Parfois ils se jettent l'un sur l'autre, s'affrontent, se blessent par leurs coups ou leurs paroles. Progressivement ils se détachent du groupe, leur démarche se ralentit, ils tombent sur le dos. Élastique et blanc, leur dos résiste au contact du roc ; ils ressemblent alors à

des tortues retournées. Des insectes et des oiseaux se posent sur la surface de chair nue, offerte au ciel, la picotent et la dévorent ; les créatures souffrent encore un peu, puis s'immobilisent. Les autres, à quelques pas, continuent leurs luttes et leurs manèges. Ils s'approchent de temps à autre pour assister à l'agonie de leurs compagnons ; leur regard à ces moments n'exprime qu'une curiosité vide.

Je quitte le programme de surveillance ; l'image disparaît, se résorbe dans la barre d'outils. Il y a un nouveau message de Marie22 :

Le bloc énuméré

De l'œil qui se referme

Dans l'espace écrasé

Contient le dernier terme.

247,214327,4166, 8275. La lumière se fait, grandit, monte ; je m'engouffre dans un tunnel de lumière. Je comprends ce que ressentaient les hommes, quand ils pénétraient la femme. Je comprends la femme.

« Puisque nous sommes des hommes,

il convient, non de rire des malheurs de
l'humanité, mais de les déplorer. »

Démocrite d'Abdère

Isabelle s'affaiblissait. Ce n'était bien sûr pas facile, pour une femme déjà touchée dans sa chair, de travailler pour un magazine comme
Lolita
où débarquaient chaque mois de nouvelles pétasses toujours plus jeunes, toujours plus sexy et arrogantes. C'est moi, je m'en souviens, qui abordai la question en premier. Nous marchions au sommet des falaises de Carboneras, qui plongeaient, noiresrdans des eaux d'un bleu éclatant. Elle ne chercha pas d'échappatoire, de faux-fuyant : effectivement, effectivement, il fallait maintenir dans son travail une certaine ambiance de conflit, de compétition narcissique, ce dont elle se sentait de jour en jour plus incapable. Vivre avilit, notait Henri de Régnier ; vivre use, surtout

- il subsiste sans doute chez certains un noyau non avili, un noyau d'être ; mais que pèse ce résidu, face à l'usure générale du corps ?

« II va falloir que je négocie mes indemnités de licenciement... dit-elle. Je ne vois pas comment je vais pouvoir faire ça. Le magazine marche de mieux en mieux, aussi ; je ne vois pas quel prétexte invoquer pour mon départ.

- Tu prends rendez-vous avec Lajoinie, et tu lui expliques. Tu lui dis simplement, comme tu me l'as dit. Il est vieux, déjà, je pense qu'il peut comprendre. Bien sûr c'est un homme d'argent, et de pouvoir, et ce sont des passions qui s'éteignent lentement ; mais, d'après tout ce que tu m'en as dit, je pense que c'est un homme qui peut être sensible à l'usure. »

Elle fit ce que je lui proposais, et ses conditions furent intégralement acceptées ; il faut dire que le magazine lui devait à peu près tout. Pour ma part, je ne pouvais pas encore terminer ma carrière - pas tout à fait. Bizarrement intitulé « EN AVANT, MILOU ! EN ROUTE

VERS ADEN ! », mon dernier spectacle était sous-titré

« 100 % dans la haine » - l'inscription barrait l'affiche, dans un graphisme à la Eminem ; ce n'était nullement une hyperbole. Dès l'ouverture, j'abordais le thème du conflit du Proche-Orient - qui m'avait déjà valu quelques jolis succès médiatiques - d'une manière, comme l'écrivait le journaliste du
Monde, «
singulièrement décapante ». Le premier sketch, intitulé « LE COMBAT DES MINUSCULES », mettait en scène des Arabes - rebaptisés « vermine d'Allah » -, des Juifs - qualifiés de « poux circoncis » et même des chrétiens libanais, affligés du plaisant sobriquet de « morpions du con de Marie ». En somme, comme le notait le critique du
Point,
les religions du Livre étaient

« renvoyées dos à dos » - dans ce sketch tout du moins ; la suite du spectacle comportait une désopilante saynète intitulée « LES PALESTINIENS SONT RIDICULES », dans laquelle j'enfilais une variété d'allusions burlesques et salaces autour des bâtons de dynamite que les militantes du Hamas s'enroulaient autour de la taille afin de fabriquer de la pâtée de Juif. J'élargissais ensuite mon propos à une attaque en règle contre toutes les formes de rébellion, de combat nationaliste ou révolutionnaire, en réalité

contre l'action politique elle-même. Je développais bien sûr tout au long du show une veine
anarchiste de droite,
du style « un combattant mis hors de combat c'est un con de moins, qui n'aura plus l'occasion de se battre », qui, de Céline à Audiard, avait déjà fait les grandes heures du comique d'expression française ; mais audelà, réactualisant l'enseignement de saint Paul selon lequel toute autorité vient de Dieu, je m'élevais parfois jusqu'à une méditation sombre qui n'était pas sans rappeler l'apologétique chrétienne. Je le faisais bien entendu en évacuant toute notion théologique pour développer une argumentation structurelle et d'essence presque mathématique, qui s'appuyait notamment sur le concept de « bon ordre ». En somme ce spectacle était un classique, et qui fut d'emblée salué comme tel ; ce fut sans nul doute mon plus grand succès critique. Jamais, de l'avis général, mon comique ne s'était élevé

aussi haut - ou jamais il n'était tombé aussi bas, c'était une variante, mais qui voulait dire à peu près la même chose ; je me voyais fréquemment comparé à Chamfort, voire à La Rochefoucauld.

Sur le plan du succès public le démarrage fut un peu plus lent, jusqu'à ce que Bernard Kouchner se déclare

« personnellement écœuré » par le spectacle, ce qui me permit de terminer à guichets fermés. Sur le conseil d'Isabelle je me fendis d'un petit « Rebond » dans
Libération,
que j'intitulai « Merci, Bernard ». Enfin ça se passait bien, ça se passait vraiment bien, ce qui me mettait dans un état d'autant plus curieux que j'en avais vraiment marre, que j'étais à deux doigts de lâcher l'affaire - si les choses avaient tourné mal, je crois que j'aurais détalé sans demander mon reste. Mon attirance pour le média cinématographique - c'est-à-dire pour un média mort, contrairement à ce qu'on appelait pompeusement à l'époque le
spectacle vivant -
avait sans doute été le premier signe en moi d'un désintérêt, voire d'un dégoût pour le public

- et probablement pour l'humanité en général. Je travaillais alors mes sketches avec une petite
caméra.
vidéo fixée sur un trépied et reliée à un moniteur sur lequel je pouvais contrôler en temps réel mes intonations, mes mimiques, mes gestes. J'avais toujours eu un principe simple : si j'éclatais de rire à un moment donné

c'est que ce moment avait de bonnes chances de faire rire, également, le public. Peu à peu, en visionnant les cassettes, je constatai que j'étais gagné par un malaise de plus en plus vif, allant parfois jusqu'à la nausée. Deux semaines avant la première, la raison de ce malaise m'apparut clairement : ce qui m'insupportait de plus en plus, ce n'était même pas mon visage, même pas le caractère répétitif et convenu de certaines mimiques standard que j'étais bien obligé d'employer : ce que je ne parvenais plus à supporter c'était le
nre,
le rire en lui-même, cette subite et violente distorsion des traits qui déforme la face humaine, qui la dépouille en un instant de toute dignité. Si l'homme rit, s'il est le seul, parmi le règne animal, à exhiber cette atroce déformation faciale, c'est également qu'il est le seul, dépassant l'égoisme de la nature animale, à avoir atteint le stade infernal et suprême de la
cruauté.

Les trois semaines de représentation furent un calvaire permanent : pour la première fois je la connaissais vraiment, cette fameuse, cette atroce
tristesse des comiques
; pour la première fois, je comprenais vraiment l'humanité. J'avais démonté les rouages de la machine, et je pouvais les faire fonctionner, à volonté. Chaque soir, avant de monter sur scène, j'avalais une plaquette entière de Xanax. À chaque fois que le public riait (et je pouvais le prévoir à l'avance, je savais doser mes effets, j'étais un professionnel confirmé), j'étais obligé de détourner le regard pour ne pas voir ces
gueules,
ces centaines de gueules animées de soubresauts, agitées par la haine. Ce passage de la narration de Daniell est sans doute, pour nous, l'un des plus difficiles à comprendre. Les cassettes vidéo auxquelles il fait allusion ont été retranscrites, et annexées à son récit de vie. Il m'est arrivé de consulter ces documents. Étant génétiquement issu de Daniell j'ai bien entendu les mêmes traits, le même visage ; la plupart de nos mimiques, même, sont semblables (quoique les miennes, vivant dans un environnement non social, soient naturellement plus limitées) ; mais cette subite distorsion expressive, accompagnée de gloussements caractéristiques, qu'il appelait le
rire,
il m'est impossible de l'imiter ; il m'est même impossible d'en imaginer le mécanisme.

Les notes de mes prédécesseurs, de Daniel2 à Daniel23, témoignent en gros de la même incompréhension. Daniel2

et Daniel3 s'affirment encore capables de reproduire le phénomène, sous l'influence de certaines liqueurs ; mais pour Daniel4, déjà, il s'agit d'une réalité inaccessible. Plusieurs travaux ont été produits sur la disparition du rire chez les néo-humains ; tous s'accordent à reconnaître qu'elle fut rapide. Une évolution analogue, quoique plus lente, a pu être observée pour les
larmes,
autre trait caractéristique de l'espèce humaine. Daniel9 signale avoir pleuré, en une occasion bien précise (la mort accidentelle de son chien Fox, électrocuté par la barrière de protection) ; à partir de Daniel10, il n'en est plus fait mention. De même que le rire est justement considéré par Daniell comme symptomatique de la cruauté humaine, les larmes semblent dans cette espèce associées à la compassion. On ne pleure jamais uniquement sur soi-même, note quelque part un auteur humain anonyme. Ces deux sentiments, la cruauté et la compassion, n'ont évidemment plus grand sens dans les conditions d'absolue solitude où se déroulent nos vies. Certains de mes prédécesseurs, comme Daniel13, manifestent dans leur commentaire une étrange nostalgie de cette double perte ; puis cette nostalgie disparaît pour laisser place à une curiosité de plus en plus épisodique ; on peut aujourd'hui, tous mes contacts sur le réseau en témoignent, la considérer comme pratiquement éteinte.

«Je me détendis en faisant un peu

d'hyperventilation ; pourtant, Barnabe,
je ne pouvais m'empêcher de songer aux

grands lacs de mercure a la surface de

Saturne. »

Captain Clark

Isabelle accomplit ses trois mois légaux de préavis, et le dernier numéro de
Lolita
supervisé par elle parut en décembre. Il y eut une petite fête, enfin un cocktail, organisé dans les locaux du journal. L'ambiance était un peu tendue, dans la mesure où tous les participants se posaient la même question sans pouvoir la formuler de vive voix : qui allait la remplacer en tant que rédactrice en chef ? Lajoinie fit une apparition d'un quart d'heure, mangea trois blinis, ne donna aucune information utilisable. Nous partîmes en Andalousie la veille de Noël ; s'ensuivirent trois mois étranges, passés dans une solitude à peu près totale. Notre nouvelle résidence s'élevait un peu au sud de San José, près de la Playa de Monsul. D'énormes blocs granitiques encerclaient la plage. Mon agent voyait d'un bon œil cette période d'isolement ; il était bon, selon lui, que je prenne un peu de recul, afin d'attiser la curiosité du public ; je ne voyais pas comment lui avouer que je comptais mettre fin.

Il était à peu près le seul à connaître mon numéro de téléphone ; je ne pouvais pas dire que je m'étais fait tellement d'amis, au cours de ces années de succès ; j'en avais, par contre, perdu pas mal. La seule chose qui puisse vous enlever vos dernières illusions sur l'humanité, c'est de gagner rapidement une somme d'argent importante ; alors on les voit arriver, les vautours hypocrites. Il est capital, pour que le dessillement s'opère, de
gagner
cette somme d'argent : les riches véritables, nés riches, et n'ayant jamais connu d'autre ambiance que la richesse, semblent immunisés contre le phénomène, comme s'ils avaient hérité avec leur richesse d'une sorte de cynisme inconscient, impensé, qui leur fait savoir d'entrée de jeu qu'à peu près toutes les personnes qu'ils seront amenés à rencontrer n'auront d'autre but que de leur soutirer leur argent par tous les moyens imaginables ; ils se comportent ainsi avec prudence, et conservent en général leur capital intact. Pour ceux qui sont nés pauvres, la situation est beaucoup plus dangereuse ; enfin, j'étais moi-même suffisamment salaud et cynique pour me rendre compte, j'avais réussi à déjouer la plupart des pièges ; mais des amis, non, je n'en avais plus. Les gens que je fréquentais dans ma jeunesse étaient pour la plupart des comédiens, de futurs comédiens ratés ; mais je ne pense pas que cela aurait été très différent dans d'autres milieux. Isabelle non plus n'avait pas d'amis, et n'avait été entourée, les dernières années surtout, que de gens qui rêvaient de prendre sa place. Nous n'avions ainsi personne à inviter, dans notre somptueuse résidence ; personne avec qui partager un verre de Rioja en regardant les étoiles.

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