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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (4 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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La mer a disparu, et la mémoire des vagues. Nous disposons de documents sonores, et visuels ; aucun ne nous permet de ressentir vraiment cette fascination têtue qui emplissait l'homme, tant de poèmes en témoignent, devant le spectacle apparemment répétitif de l'océan s'écrasant sur le sable.

Pas davantage nous ne pouvons comprendre l'excitation de la chasse, et de la poursuite des proies ; ni l'émotion religieuse, ni cette espèce de frénésie immobile, sans objet, que l'homme désignait sous le nom
d'extase
mystique.

Avant, lorsque les humains vivaient ensemble, ils se donnaient mutuelle satisfaction au moyen de contacts physiques ; cela nous le comprenons, car nous avons reçu le message de la Sœur suprême. Voici le message de la Sœur suprême, selon sa formulation intermédiaire :

« Admettre que les hommes n'ont ni dignité, ni droits ; que le bien et le mal sont des notions simples, des formes à peine théorisées du plaisir et de la douleur. Traiter en tout les hommes comme des animaux méritant compréhension et pitié, pour leurs âmes et pour leurs corps.

Demeurer dans cette voie noble, excellente. »

En nous détournant de la voie du plaisir, sans parvenir à la remplacer, nous n'avons fait que prolonger l'humanité dans ses tendances tardives. Lorsque la prostitution fut définitivement interdite, et l'interdiction effectivement appliquée sur toute la surface de la planète, les hommes entrèrent dans
l'âge gris.
Ils ne devaient jamais en sortir, du moins avant la disparition de la souveraineté de l'espèce. Nulle théorie vraiment convaincante n'a été formulée pour expliquer ce qui a toutes les apparences d'un suicide collectif.

Des robots androïdes apparurent sur le marché, munis d'un vagin artificiel performant. Un système expert analysait en temps réel la configuration des organes sexuels masculins, répartissait les températures et les pressions ; un senseur radiométrique permettait de prévoir Péjaculation, de modifier la stimulation en conséquence, de faire durer le rapport aussi longtemps que souhaité. Il y eut un succès de curiosité pendant quelques semaines, puis les ventes s'effondrèrent d'un seul coup : les sociétés de robotique, dont certaines avaient investi plusieurs centaines de millions d'euros, déposèrent une à une leur bilan. L'événement fut commenté

par certains comme une volonté de retour au naturel, à la vérité des rapports humains ; rien bien sûr n'était plus faux, comme la suite devait le démontrer avec évidence : la vérité, c'est que les hommes étaient simplement en train d'abandonner la partie.

« Un distributeur automatique nous délivra
un excellent chocolat chaud. Nous l'avalâmes
d'un trait, avec un plaisir non dissimulé. »

Patrick Lefebvre - Ambulancier pour animaux Le spectacle « ON PRÉFÈRE LES PARTOUZEUSES

PALESTINIENNES » fut sans doute le sommet de ma carrière - médiatiquement s'entend. Je quittai brièvement les pages « Spectacles » des quotidiens pour entrer dans les pages « Justice-Société ». Il y eut des plaintes d'associations musulmanes, des menaces d'attentat à la bombe, enfin un peu d'action. Je prenais un risque, c'est vrai, mais un risque calculé ; les intégristes islamistes, apparus au début des années 2000, avaient connu à peu près le même destin que les punks. D'abord ils avaient été ringardisés par l'apparition de musulmans polis, gentils, pieux, issus de la mouvance tabligh : un peu l'équivalent de la new wave, pour prolonger le parallèle ; les filles à cette époque portaient encore un voile mais joli, décoré, avec de la dentelle et des transparences, plutôt comme un accessoire erotique en fait. Et puis bien sûr, par la suite, le phénomène s'était progressivement éteint : les mosquées construites à grands frais s'étaient retrouvées désertes, et les beurettes à nouveau offertes sur le marché sexuel, comme tout le monde. C'était plié d'avance, tout ça, compte tenu de la société

où on vivait, il ne pouvait guère en aller autrement ; il n'empêche que, l'espace d'une ou deux saisons, je m'étais retrouvé dans la peau d'un
héros de la liberté d'expression.
La liberté, à titre personnel, j'étais
plutôt contre
; il est amusant de constater que ce sont toujours les adversaires de la liberté qui se trouvent, à un moment ou à

un autre, en avoir le plus besoin.

Isabelle était à mes côtés, et me conseillait avec finesse. « Ce qu'il faut, me dit-elle d'emblée, c'est que t'aies la racaille de ton côté. Avec la racaille de ton côté, tu seras inattaquable.

- Ils
sont
de mon côté, protestai-je ; ils viennent à

mes spectacles.

- Ça suffit pas ; il faut que t'en rajoutes une couche. Ce qu'ils respectent avant tout, c'est la thune. T'as de la thune, mais tu le montres pas assez. Il faut que tu flambes un peu plus. »

Sur ses conseils, j'achetai donc une Bentley Continental GT, coupé « magnifique et racé », qui, selon
L'Auto-Journal,
« symbolisait le retour de Bentley à sa vocation d'origine : proposer des voitures sportives de très grand standing ». Un mois plus tard, je faisais la couverture de
Radikal Hip-Hop -
enfin, surtout ma voiture. La plupart des rappeurs achetaient des Ferrari, quelques originaux des Porsche ; mais une Bentley, ça les bluffait complètement. Aucune culture, ces petits cons, même en automobile. Keith Richards, par exemple, avait une Bentley, comme tous les musiciens sérieux. J'aurais pu prendre une Aston Martin, mais elle était plus chère, et finalement la Bentley était mieux, le capot était plus long, on aurait pu y ranger trois pétasses sans problème. Pour cent soixante mille euros, au fond, c'était presque une affaire ; en tout cas, en crédibilité racaille, je crois que j'ai bien rentabilisé l'investissement. Ce spectacle marqua également le début de ma brève

- mais lucrative - carrière cinématographique. A l'intérieur du show, j'avais inséré un court métrage ; mon projet initial, intitulé « PARACHUTONS DES MINIJUPES

SUR LA PALESTINE ! », avait déjà ce ton de burlesque islamophobe léger qui devait plus tard tant contribuer à ma renommée ; mais sur le conseil d'Isabelle j'avais eu l'idée d'introduire un soupçon d'antisémitisme, destiné

à contrebalancer le caractère globalement antiarabe du spectacle ; c'était la voie de la sagesse. J'optai donc pour un film porno, enfin une parodie de film porno - genre, il est vrai, facile à parodier - intitulé « BROUTE-MOI LA BANDE DE GAZA
(mon gros colon juif)
». Les actrices étaient des beurettes authentiques, garanties neuf-trois

- salopes mais voilées, le genre ; on avait tourné les extérieurs à la Mer de Sable, à Ermenonville. C'était comique - d'un comique un peu relevé, certes. Les gens avaient ri ; la plupart des gens. Lors d'une interview croisée avec Jamel Debbouze, il m'avait qualifié de

« mec super-cool » ; enfin, ça n'aurait pas pu mieux tourner. À vrai dire, Jamel m'avait affranchi dans la loge juste avant l'émission : « Je peux pas t'allumer, mec. On a la même audience. » Fogiel, qui avait organisé la rencontre, s'est vite rendu compte de notre complicité, et s'est mis à péter de trouille ; il faut dire que ça faisait longtemps que j'avais envie de récurer cette petite merde. Mais je me suis contenu, j'ai été très bien,
super-cool
en effet.

La production du spectacle m'avait demandé de couper une partie de mon court métrage - une partie, en effet, pas très drôle ; on l'avait tournée dans un immeuble en voie de démolition à Franconville, mais c'était censé se dérouler à Jérusalem-Est. Il s'agissait d'un dialogue entre un terroriste du Hamas et un touriste allemand, qui prenait tantôt la forme d'une interrogation pascalienne sur le fondement de l'identité

humaine, tantôt celle d'une méditation économique - un peu à la Schumpeter. Le terroriste palestinien commençait par établir que, sur le plan métaphysique, la valeur de l'otage était nulle -puisqu'il s'agissait d'un infidèle ; elle n'était cependant pas négative - comme c'aurait été le cas, par exemple, d'un Juif ; sa destruction n'était donc pas souhaitable, elle était simplement indifférente. Sur le plan économique, par contre, la valeur de l'otage était considérable - puisqu'il appartenait à une nation riche, et connue pour se montrer solidaire à l'égard de ses ressortissants. Ces préambules posés, le terroriste palestinien se livrait à une série d'expériences. D'abord, il arrachait une des dents de l'otage - à mains nues - avant de constater que sa valeur négociable en restait inchangée. Il procédait ensuite à la même opération sur un ongle

- en s'aidant, cette fois, de tenailles. Un second terroriste intervenait, une brève discussion avait lieu entre les deux Palestiniens sur des bases plus ou moins darwiniennes. En conclusion ils arrachaient les testicules de l'otage, sans omettre de suturer soigneusement la plaie afin d'éviter un décès prématuré. D'un commun accord ils concluaient que la valeur biologique de l'otage était seule à ressortir modifiée de l'opération ; sa valeur métaphysique restait nulle, et sa valeur négociable très élevée. Bref, ça devenait de plus en plus pascalien - et, visuellement, de plus en plus insoutenable ; je fus d'ailleurs surpris de constater à quel point les trucages utilisés dans les films
gore
étaient peu onéreux. La version intégrale de mon court métrage fut proj etée quelques mois plus tard dans le cadre de « L'Etrange Festival », et c'est alors que les propositions cinématographiques commencèrent à affluer. Curieusement je fus recontacté par Jamel Debbouze, qui souhaitait sortir de son personnage comique habituel pour interpréter un
bad boy,
un vraiment méchant. Son agent lui fit vite comprendre que ce serait une erreur, et finalement rien ne s'est fait, mais l'anecdote me paraît significative. Pour mieux la situer, il faut se souvenir qu'en ces années - les dernières années d'existence d'un cinéma français économiquement indépendant - les seuls succès attestables de la production française, les seuls qui pouvaient prétendre, sinon rivaliser avec la production américaine, du moins couvrir à peu près leurs frais, appartenaient au genre de la
comédie -
subtile ou vulgaire, les deux pouvaient marcher. D'un autre côté la reconnaissance artistique, qui permettait à la fois l'accès aux derniers financements publics et une couverture correcte dans les médias de référence, allait en priorité, dans le cinéma comme dans les autres domaines culturels, à des productions faisant l'apologie du mal - ou du moins remettant gravement en cause les valeurs morales qualifiées de « traditionnelles » par convention de langage, en une sorte d'anarchie institutionnelle se perpétuant à travers des mini-pantomimes dont le caractère répétitif n'émoussait nullement, aux yeux de la critique, le charme, d'autant qu'elle leur facilitait la rédaction de comptes rendus balisés, classiques, mais pouvant cependant se présenter comme novateurs. La mise à mort de la morale était en somme devenue une sorte de sacrifice rituel producteur d'une réaffirmation des valeurs dominantes du groupe - axées depuis quelques décennies sur la compétition, l'innovation et l'énergie plus que sur la fidélité et le devoir. Si la fluidification des comportements requise par une économie développée était incompatible avec un catalogue normatif de conduites restreintes, elle s'accommodait par contre parfaitement d'une exaltation permanente de la volonté et du
moi.
Toute forme de cruauté, d'égoïsme cynique ou de violence était donc la bienvenue - certains sujets, comme le parricide ou le cannibalisme, bénéficiant d'un petit
plus.
Le fait qu'un comique, reconnu comme comique, puisse en outre se mouvoir avec aisance dans les régions de la cruauté et du mal, devait donc nécessairement constituer, pour la profession, un électrochoc. Mon agent accueillit ce qu'il faut bien qualifier de
ruée -
en moins de deux mois, je reçus quarante propositions de scénarios différentes - avec un enthousiasme relatif. J'allais certainement gagner beaucoup d'argent, me dit-il, et lui aussi du même coup ; mais, en termes de notoriété, j'allais y perdre. Le scénariste a beau être un élément essentiel de la fabrication d'un film, il reste absolument inconnu du grand public ; et écrire des scénarios représentait quand même un vrai travail, qui risquait de me détourner de ma carrière de
sbowman.

S'il avait raison sur le premier point - ma participation en tant que scénariste, coscénariste ou simple consultant au générique d'une trentaine de films ne devait pas ajouter un iota à ma notoriété -, il surestimait largement le second. Les réalisateurs de films, j'eus vite l'occasion de m'en rendre compte, ne sont pas d'un niveau très élevé : il suffit de leur apporter une idée, une situation, un fragment d'histoire, toutes choses qu'ils seraient bien incapables de concevoir par euxmêmes ; on rajoute quelques dialogues, trois ou quatre saillies à la con - j'étais capable de produire à peu près quarante pages de scénario par jour -, on présente le produit, et ils s'émerveillent. Ensuite, ils changent d'avis tout le temps, sur tous les points - eux, la production, les acteurs, n'importe qui. Il suffit d'aller aux réunions de travail, de leur dire qu'ils ont entièrement raison, de réécrire suivant leurs instructions, et le tour est joué ; jamais je n'avais connu d'argent aussi facile à gagner. Mon plus grand succès en tant que scénariste principal fut certainement « DIOGÈNE LE CYNIQUE » ; contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer, il ne s'agissait pas d'un film en costumes. Les cyniques, c'est un point en général oublié de leur doctrine, préconisaient aux enfants de tuer et de dévorer leurs propres parents dès que ceux-ci, devenus inaptes au travail, représentaient des bouches inutiles ; une adaptation contemporaine aux problèmes posés par le développement du quatrième âge n'était guère difficile à imaginer. J'eus un instant l'idée de proposer le rôle principal à Michel Onfray, qui bien entendu se montra enthousiaste ; mais l'indigent graphomane, si à l'aise devant des présentateurs de télévision ou des étudiants plus ou moins benêts, se déballonna complètement face à la caméra, il était impossible d'en tirer quoi que ce soit. La production en revint, sagement, à des formules plus éprouvées, et Jean-Pierre Marielle fut, comme à l'ordinaire, magistral. À peu près à la même époque, j'achetai une résidence secondaire en Andalousie, dans une zone alors très sauvage, un peu au nord d'Almeria, appelée le parc naturel du Cabo de Gâta. Le projet de l'architecte était somptueux, avec des palmiers, des orangers, des jacuzzis, des cascades - ce qui, compte tenu des conditions climatiques (il s'agissait de la région la plus sèche d'Europe), pouvait sembler participer d'un léger délire. Je l'ignorais complètement, mais cette région était la seule de la côte espagnole à avoir été jusque-là épargnée par le tourisme ; cinq ans plus tard, le prix des terrains était multiplié

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