La Possibilité d'une île (6 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

BOOK: La Possibilité d'une île
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Que pouvions-nous faire, donc ? Nous nous posions la question en traversant les dunes. Vivre ? C'est exactement dans ce genre de situation qu'écrasés par le sentiment de leur propre insignifiance les gens se décident à

faire des enfants ; ainsi se reproduit l'espèce, de moins en moins il est vrai. Isabelle était passablement hypocondriaque, et elle venait d'avoir quarante ans ; mais les examens prénataux avaient beaucoup progressé, et je sentais bien que le problème n'était pas là : le problème, c'était moi. Il n'y avait pas seulement en moi ce dégoût légitime qui saisit tout homme normalement constitué à

la vue d'un
bébé
; il n'y avait pas seulement cette conviction bien ancrée que l'enfant est une sorte de nain vicieux, d'une cruauté innée, chez qui se retrouvent immédiatement les pires traits de l'espèce, et dont les animaux domestiques se détournent avec une sage prudence. Il y avait aussi, plus profondément, une horreur, une authentique horreur face à ce calvaire ininterrompu qu'est l'existence des hommes. Si le nourrisson humain, seul de tout le règne animal, manifeste immédiatement sa présence au monde par des hurlements de souffrance incessants, c'est bien entendu qu'il souffre, et qu'il souffre de manière intolérable. C'est peut-être la perte du pelage, qui rend la peau si sensible aux variations thermiques sans réellement prévenir de l'attaque des parasites ; c'est peut-être une sensibilité nerveuse anormale, un défaut de construction quelconque. À tout observateur impartial en tout cas il apparaît que l'individu humain
ne peut pas
être heureux, qu'il n'est en aucune manière conçu pour le bonheur, et que sa seule destinée possible est de propager le malheur autour de lui en rendant l'existence des autres aussi intolérable que l'est la sienne propre - ses premières victimes étant généralement ses parents.

Armé de ces convictions peu humanistes, je jetai les bases d'un scénario provisoirement intitulé « LE DÉFICIT

DE LA SÉCURITÉ SOCIALE », qui reprenait les principaux éléments du problème. Le premier quart d'heure du film était constitué par l'explosion ininterrompue de crânes de bébés sous les coups d'un revolver de fort calibre - j'avais prévu des ralentis, de légers accélérés, enfin toute une chorégraphie de cervelle, à la John Woo ; ensuite, ça se calmait un peu. L'enquête, menée par un inspecteur de police plein d'humour, mais aux méthodes peu conventionnelles -je songeais à Jamel Debbouze concluait à l'existence d'un réseau de tueurs d'enfants, supérieurement organisé, inspiré par des thèses proches de l'écologie fondamentale. Le M.E.N. (Mouvement d'Extermination des Nains) prônait la disparition de la race humaine, irrémédiablement funeste à l'équilibre de la biosphère, et son remplacement par une espèce d'ours supérieurement intelligents - des recherches avaient été

menées parallèlement en laboratoire afin de développer l'intelligence des ours, et notamment de leur permettre d'accéder au langage (je songeais à Gérard Depardieu dans le rôle du chef des ours).

Malgré ce casting convaincant, malgré ma notoriété

aussi, le projet n'aboutit pas ; un producteur coréen se déclara intéressé, mais se révéla incapable de réunir les financements nécessaires. Cet échec inhabituel aurait pu réveiller le moraliste qui sommeillait en moi (d'un sommeil du reste en général paisible) : s'il y avait eu échec et rejet du projet, c'est qu'il subsistait des
tabous
(en l'occurrence l'assassinat d'enfants), et que tout n'était peutêtre pas irrémédiablement perdu. L'homme de réflexion, pourtant, ne tarda pas à prendre le dessus sur le moraliste : s'il y avait tabou, c'est qu'il y avait, effectivement,
problème
; c'est pendant les mêmes années qu'apparurent en Floride les premières « childfree zones », résidences de standing à destination de trentenaires décomplexés qui avouaient sans ambages ne plus pouvoir supporter les hurlements, la bave, les excréments, enfin les inconvénients environnementaux qui accompagnent d'ordinaire la
marmaille.
L'entrée des résidences était donc, tout bonnement, interdite aux enfants de moins de treize ans ; des sas étaient prévus, sous laforme d'établissements de restauration rapide, afin de permettre le contact avec les familles. Un pas important était franchi : depuis plusieurs décennies, le dépeuplement occidental (qui n'avait d'ailleurs rien de spécifiquement occidental ; le même phénomène se reproduisait quel que soit le pays, quelle que soit la culture, un certain niveau de développement économique une fois atteint) faisait l'objet de déplorations hypocrites, vaguement suspectes dans leur unanimité. Pour la première fois des gens jeunes, éduqués, d'un bon niveau socio-économique, déclaraient publiquement
ne pas vouloir
d'enfants, ne pas éprouver le désir de supporter les tracas et les charges associés à

l'élevage d'une progéniture. Une telle décontraction ne pouvait, évidemment, que faire des émules.

Connaissant la souffrance des hommes, je participe à la déliaison, j'accomplis le retour au calme. Lorsque j'abats un sauvage, plus audacieux que les autres, qui s'attarde trop longtemps aux abords de la barrière de protection - il s'agit souvent d'une femelle, aux seins déjà

flasques, brandissant son petit comme une supplique -, j'ai la sensation d'accomplir un acte nécessaire, et légitime. L'identité de nos visages - d'autant plus frappante que la plupart de ceux qui errent dans la région sont d'origine espagnole ou maghrébine - est pour moi le signe certain de leur condamnation à mort. L'espèce humaine disparaîtra, elle doit disparaître, afin que soient accomplies les paroles de la Sœur suprême.

Le climat est doux au nord d'Almeria, les grands prédateurs peu nombreux ; c'est sans doute pour ces raisons que la densité de sauvages reste élevée, encore que constamment décroissante -il y a quelques années j'ai même aperçu, non sans horreur, un troupeau d'une centaine d'individus. Mes correspondants témoignent du contraire, un peu partout à la surface du globe : très généralement, les sauvages sont en voie de disparition ; en de nombreux sites, leur présence n'a pas été signalée depuis plusieurs siècles ; certains en sont même venus à tenir leur existence pour un mythe.

Il n'y a pas de limitation au domaine des intermédiaires, mais il y a certaines certitudes. Je suis la Porte. Je suis la Porte, et le Gardien de la Porte. Le successeur viendra ; il doit venir. Je maintiens la présence, afin de rendre possible l'avènement des Futurs.

« //
existe d'excellents jouets pour chiens. »

Petra Durst-Benning

La solitude à deux est l'enfer consenti. Dans la vie du couple, le plus souvent, il existe dès le début certains détails, certaines discordances sur lesquelles on décide de se taire, dans l'enthousiaste certitude que l'amour finira par régler tous les problèmes. Ces problèmes grandissent peu à peu, dans le silence, avant d'exploser quelques années plus tard et de détruire toute possibilité

de vie commune. Depuis le début, Isabelle avait préféré

que je la prenne par derrière ; chaque fois que je tentais une autre approche elle s'y prêtait d'abord, puis se retournait, comme malgré elle, avec un demi-rire gêné. Pendant toutes ces années j'avais mis cette préférence sur le compte d'une particularité anatomique, une inclinaison du vagin ou je ne sais quoi, enfin une de ces choses dont les hommes ne peuvent jamais, malgré toute leur bonne volonté, prendre exactement conscience. Six semaines après notre arrivée, alors que je lui faisais l'amour (je la pénétrais comme d'habitude par derrière, mais il y avait un grand miroir dans notre chambre), je m'aperçus qu'en approchant de la jouissance elle fermait les yeux, et ne les rouvrait que longtemps après, une fois l'acte terminé.

J'y repensai toute la nuit en descendant deux bouteilles d'un brandy espagnol passablement infect : je revis nos actes d'amour, nos étreintes, tous ces moments qui nous avaient unis : je la revis à chaque fois détournant le regard, ou fermant les yeux, et je me mis à pleurer. Isabelle se laissait jouir, elle faisait jouir, mais elle n'aimait pas la jouissance, elle n'aimait pas les signes de la jouissance ; elle ne les aimait pas chez moi, et sans doute encore moins chez elle-même. Tout concordait : chaque fois que je l'avais vue s'émerveiller devant l'expression de la beauté plastique il s'était agi de peintres comme Raphaël, et surtout Botticelli : quelque chose de tendre parfois, mais souvent de froid, et toujours de très calme ; jamais elle n'avait compris l'admiration absolue que je vouais au Greco, jamais elle n'avait apprécié l'extase, et j'ai beaucoup pleuré parce que cette part animale, cet abandon sans limites à la jouissance et à l'extase était ce que je préférais en moi-même, alors que je n'avais que mépris pour mon intelligence, ma sagacité, mon humour. Jamais nous ne connaîtrions ce regard double, infiniment mystérieux, du couple uni dans le bonheur, acceptant humblement la présence des organes, et la joie limitée ; jamais nous ne serions véritablement amants.

Il y eut pire, bien entendu, et cet idéal de beauté plastique auquel elle ne pouvait plus accéder allait détruire, sous mes yeux, Isabelle. D'abord il y eut ses seins, qu'elle ne pouvait plus supporter (et c'est vrai qu'ils commençaient à tomber un peu) ; puis ses fesses, selon le même processus. De plus en plus souvent, il fallut éteindre la lumière ; puis la sexualité elle-même disparut. Elle ne parvenait plus à se supporter ; et, partant, elle ne supportait plus l'amour, qui lui paraissait faux. Je bandais encore pourtant, enfin un petit peu, au début ; cela aussi disparut, et à partir de ce moment tout fut dit ; il n'y eut plus qu'à se remémorer les paroles, faussement ironiques, du poète andalou :

Oh, la vie que les hommes essaient de vivre !

Oh, la vie qu'ils mènent

Dans le monde où ils sont !

Les pauvres gens, les pauvres gens... Ils ne savent pas
aimer.

Lorsque la sexualité disparaît, c'est le corps de l'autre qui apparaît, dans sa présence vaguement hostile ; ce sont les bruits, les mouvements, les odeurs ; et la présence même de ce corps qu'on ne peut plus toucher, ni sanctifier par le contact, devient peu à peu une gêne ; tout cela, malheureusement, est connu. La disparition de la tendresse suit toujours de près celle de l'érotisme. Il n'y a pas de relation épurée, d'union supérieure des âmes, ni quoi que ce soit qui puisse y ressembler, ou même l'évoquer sur un mode allusif. Quand l'amour physique disparaît, tout disparaît ; un agacement morne, sans profondeur, vient remplir la succession des jours. Et, sur l'amour physique, je ne me faisais guère d'illusions. Jeunesse, beauté, force : les critères de l'amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme. En résumé, j'étais dans un beau merdier. Une solution se présenta, sur une bretelle de l'autoroute A2, entre Saragosse et Tarragone, à quelques di-zaines de mètres d'un relais routier où nous nous étions arrêtés pour déjeuner, Isabelle et moi. L'existence des animaux domestiques est relativement récente en Espagne. Pays de culture traditionnellement catholique, machiste et violente, l'Espagne traitait il y a peu les animaux avec indifférence, et parfois avec une sombre cruauté. Mais le travail d'uniformisation se faisait, sur ce plan comme sur les autres, et l'Espagne se rapprochait des normes européennes, et particulièrement anglaises. L'homosexualité était de plus en plus courante, et admise ; la nourriture végétarienne se répandait, ainsi que les babioles New Age ; et les animaux domestiques, ici joliment dénommés
mascotas,
remplaçaient peu à peu les enfants dans les familles. Le processus n'en était pourtant qu'à ses débuts, et connaissait de nombreux ratés : il était fréquent qu'un chiot, offert comme un jouet pour Noël, soit abandonné quelques mois plus tard sur le bord d'une route. Il se formait ainsi, dans les plaines centrales, des meutes de chiens errants. Leur existence était brève et misérable. Infestés par la gale et d'autres parasites, ils trouvaient leur nourriture dans les poubelles des relais routiers, et finissaient généralement sous les pneus d'un camion. Ils souffraient surtout, effroyablement, de l'absence de contact avec les hommes. Ayant abandonné la meute depuis des millénaires, ayant choisi la compagnie des hommes, jamais le chien ne parvint à se réadapter à la vie sauvage. Aucune hiérarchie stable ne s'établissait dans les meutes, les combats étaient constants, que ce soit pour la nourriture ou la possession des femelles ; les petits étaient laissés à l'abandon, et parfois dévorés par leurs frères plus âgés.

Je buvais de plus en plus pendant cette période, et c'est après mon troisième anis, en titubant vers la Bentley, que je vis avec étonnement Isabelle, passant par une ouverture dans le grillage, s'approcher d'un groupe d'une dizaine de chiens qui stationnaient dans un terrain vague à proximité du parking. Je la savais d'un naturel plutôt timoré, et ces animaux étaient en général considérés comme dangereux. Les chiens, cependant, la regardaient approcher sans agressivité et sans crainte. Un petit bâtard blanc et roux, aux oreilles pointues, âgé de trois mois au maximum, se mit à ramper vers elle. Elle se baissa, le prit dans ses bras, revint vers la voiture. C'est ainsi que Fox fit son entrée dans nos vies ; et, avec lui, l'amour inconditionnel.

Le complexe entrelacement des protéines constituant l'enveloppe nucléaire chez les primates devait rendre pendant plusieurs décennies le clonage humain dangereux, aléatoire, et en fin de compte à peu près impraticable. L'opération fut par contre d'emblée un plein succès chez la plupart des animaux domestiques, y compris - quoique avec un léger retard - chez le chien. C'est donc exactement le même Fox qui repose à mes pieds au moment où j'écris ces lignes, ajoutant selon la tradition mon commentaire, comme l'ont fait mes prédécesseurs, au récit de vie de mon ancêtre humain. Je mène une vie calme et sans joie ; la surface de la résidence autorise de courtes promenades, et un équipement complet me permet d'entretenir ma musculature. Fox, lui, est heureux. Il gambade dans la résidence, se contentant du périmètre imposé - il a rapidement appris à se tenir éloigné de la barrière de protection ; il joue au ballon, ou avec un de ses petits animaux en plastique (j'en dispose de plusieurs centaines, qui m'ont été légués par mes prédécesseurs) ; il apprécie beaucoup les jouets musicaux, en particulier un canard de fabrication polonaise qui émet des couinements variés. Surtout, il aime que je le prenne dans mes bras, et reposer ainsi, baigné

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