et Reuters - et à trois networks qui étaient CNN, la BBC, et il me semble Sky News. Il y avait aussi deux policiers espagnols venus de Madrid, qui souhaitaient recueillir une déclaration de l'être qui allait émerger du laboratoire - à proprement parler on n'avait rien à lui reprocher, mais sa position était sans précédent : il prétendait être le prophète, qui était officiellement mort, sans l'être exactement ; il prétendait naître sans avoir de père ni de mère biologique. Les juristes du gouvernement espagnol s'étaient penchés sur la question, sans évidemment trouver quoi que ce soit qui s'applique, même de loin, au cas présent ; ils avaient donc décidé
de se contenter d'une déclaration formelle où Vincent confirmerait par écrit ses prétentions, et de lui accorder temporairement le statut d'enfant trouvé.
Au moment où les portes du laboratoire s'ouvrirent, tournant sur leurs jointures invisibles, tous se levèrent, et j'eus l'impression qu'un halètement animal parcourait la foule, causé par des centaines de respirations s'accélérant d'un seul coup. Dans le jour naissant le visage de Savant apparaissait tendu, épuisé, fermé. Il annonça que la fin de l'opération de résurrection se heurtait à des difficultés inattendues ; après en avoir conféré avec ses assistants, il avait décidé de se donner un délai de trois jours supplémentaires ; il invitait donc les adeptes à rentrer dans leurs tentes, à y demeurer autant que possible, à
concentrer leurs pensées sur la transformation en cours, dont dépendait le salut du reste de l'humanité. Il leur donnait rendez-vous dans trois jours, au coucher du soleil, à la base de la montagne : si tout allait bien le prophète aurait regagné ses appartements, et serait en mesure de faire sa première apparition publique. La voix de Miskiewicz était grave, reflétant la dose appropriée d'inquiétude, et cette fois je perçus une agitation, la foule fut parcourue de chuchotements. J'étais surpris qu'il manifeste une si bonne compréhension de la psychologie collective. Le stage était initialement prévu pour se terminer le lendemain, mais personne je pense ne songea sérieusement à repartir : sur trois cent douze vols retours, il y eut trois cent douze défections. Moimême, il me fallut plusieurs heures avant d'avoir l'idée de prévenir Esther. Une fois de plus je tombai sur son répondeur, une fois de plus je laissai un message ; j'étais assez surpris qu'elle ne rappelle pas, elle devait être au courant de ce qui se passait dans l'île, les médias du monde entier en parlaient maintenant.
Le délai supplémentaire accrut naturellement l'incrédulité des médias, mais la curiosité ne retombait pas, elle augmentait au contraire d'heure en heure, et c'est tout ce que cherchait Miskiewicz : il fit deux brèves déclarations, une chaque jour, s'adressant cette fois uniquement aux cinq journalistes scientifiques qu'il avait choisis comme interlocuteurs, afin d'évoquer les difficultés de dernière minute auxquelles il prétendait se heurter. Il maîtrisait parfaitement son sujet, et j'avais l'impression que les autres commençaient de plus en plus à se laisser convaincre. J'étais surpris, aussi, par l'attitude de Vincent, qui entrait de plus en plus dans la peau du rôle. Sur le plan de la ressemblance physique, le projet m'avait au départ inspiré quelques doutes. Vincent s'était toujours montré
très discret, il avait toujours refusé de parler en public, d'évoquer par exemple son travail artistique, comme le prophète l'y avait invité à de nombreuses reprises ; malgré tout la plupart des adeptes avaient eu l'occasion de le croiser, au cours des dernières années. En quelques jours, mes doutes se dissipèrent : je me rendis compte avec surprise que Vincent se transformait
physiquement.
Il avait d'abord décidé de se raser le crâne, et la ressemblance avec le prophète s'en trouvait accentuée ; mais le plus étonnant c'est que l'expression de son regard changeait peu à peu, et le ton de sa voix. Il y avait maintenant dans ses yeux une lueur vive, souple, malicieuse, que je ne lui avais jamais connue ; et sa voix prenait des tonalités chaudes et séductrices qui me surprenaient de plus en plus. Il y avait toujours en lui une gravité, une profondeur que le prophète n'avait jamais eues, mais cela aussi pouvait cadrer : l'être qui allait renaître était censé avoir traversé les frontières de la mort, on pouvait s'attendre à ce qu'il ressorte de l'expérience quelqu'un de plus lointain, de plus étrange. Flic et Savant étaient en tout cas ravis des mutations qui s'opéraient en lui, je crois qu'ils n'avaient pas espéré obtenir un résultat aussi convaincant. Le seul qui réagissait mal était Gérard, que je pouvais difficilement continuer à appeler Humoriste : il passait ses journées à errer dans les galeries souterraines, comme s'il espérait encore y rencontrer le prophète, il avait cessé de se laver et commençait à puer. À Vincent il jetait des regards méfiants, hostiles, exactement comme un chien qui ne reconnaît pas son maître. Vincent luimême parlait peu, mais son regard était lumineux, bienveillant, il donnait l'impression de se préparer à une ordalie, et d'avoir banni toute crainte ; il me confia plus tard qu'en ces journées il pensait déjà à la construction de l'ambassade, à sa décoration, il ne comptait rien garder des plans du prophète. Il avait manifestement oublié
l'Italienne, dont la disparition semblait sur le moment lui poser des problèmes de conscience si douloureux ; et j'avoue que, moi aussi, je l'avais un peu oubliée. Miskiewicz, au fond, avait peut-être raison : une constellation de givre, une jolie formation temporaire... Mes années de carrière dans le show-business avaient quelque peu atténué mon sens moral ; il me restait pourtant quelques convictions, croyais-je. L'humanité, comme toutes les espèces sociales, s'était bâtie sur la prohibition du meurtre à l'intérieur du groupe, et plus généralement sur la limitation du niveau de violence acceptable dans la résolution des conflits inter-individuels ; la civilisation, même, n'avait pas d'autre contenu véritable. Cette idée valait pour toutes les civilisations envisageables, pour tous les « êtres raisonnables », comme aurait dit Kant, que ces êtres soient mortels ou immortels, c'était là une certitude indépassable. Après quelques minutes de réflexion je me rendis compte que, du point de vue de Miskiewicz, Francesca n'appartenait
pas
au groupe : ce qu'il essayait de faire c'était de créer une nouvelle espèce, et celle-ci n'aurait pas davantage d'obligation morale à l'égard des humains que ceux-ci n'en avaient à l'égard des lézards, ou des méduses ; je me rendis compte, surtout, que je n'aurais aucun scrupule à appartenir à cette nouvelle espèce, que mon dégoût du meurtre était d'ordre sentimental ou affectif, bien plus que rationnel ; pensant à Fox je pris conscience que l'assassinat d'un chien m'aurait choqué autant que celui d'un homme, et peut-être davantage ; puis, comme je l'avais fait dans toutes les circonstances un peu difficiles de ma vie, je cessai simplement de penser.
Les fiancées du prophète étaient restées cantonnées dans leurs chambres, et tenues au courant des événements exactement au même degré que les autres adeptes ; elles avaient accueilli la nouvelle avec la même foi, et attendaient avec confiance de retrouver un amant rajeuni. Je me dis un moment qu'il y aurait peut-être, quand même, des difficultés avec Susan : elle avait connu personnellement Vincent, lui avait parlé ; puis je compris que non, qu'elle avait la foi elle aussi, et sans doute encore plus que toutes les autres, que sa nature même excluait jusqu'à
la possibilité du doute. Dans ce sens, me dis-je, elle était très différente d'Esther, jamais je n'aurais imaginé Esther souscrire à des dogmes si peu réalistes ; je me rendis compte aussi que depuis le début de ce séjour je pensais un peu moins à elle, heureusement d'ailleurs car elle ne répondait toujours pas âmes messages, j'en avais peut-être laissé une dizaine sur son répondeur, sans succès, mais je n'en souffrais pas trop, j'étais en quelque sorte ailleurs, dans un espace encore humain mais extrêmement différent de tout ce que j'avais pu connaître ; même certains journalistes, je m'en aperçus plus tard en lisant leurs comptes rendus, avaient été sensibles à cette ambiance particulière, cette sensation d'attente pré-apocalyptique. Le jour de la résurrection, les fidèles se rassemblèrent dès les premières heures au pied de la montagne, alors que l'apparition de Vincent n'était prévue qu'au coucher du soleil. Deux heures plus tard, les hélicoptères des networks commencèrent à bourdonner au-dessus de la zone - Savant leur avait finalement donné l'autorisation de survol, mais il avait interdit à tout journaliste l'accès au domaine. Pour l'instant, les cameramen n'avaient pas grand-chose à grappiller-quelques images d'une petite foule paisible qui attendait en silence, sans un mot et pratiquement sans un geste, que le miracle se manifestât. L'ambiance lorsque les hélicoptères revenaient se faisait un peu plus tendue - les adeptes détestaient les médias, ce qui était assez normal compte tenu du traitement dont ils avaient été jusqu'à présent l'objet ; mais il n'y avait pas de réactions hostiles, de gestes menaçants ni de cris. Vers cinq heures de l'après-midi, un bruissement de voix parcourut la foule ; quelques chants naquirent, furent repris en sourdine, puis le silence se fit à nouveau. Vincent, assis en tailleur dans la grotte principale, semblait non seulement concentré, mais en quelque sorte hors du temps. Vers sept heures, Miskiewicz se présenta à l'entrée de la grotte. « Tu te sens prêt ? » lui demanda-t-il. Vincent acquiesça sans mot dire, se leva souplement ; sa longue robe blanche flottait sur son corps amaigri. Miskiewicz sortit le premier, avança sur le terre-plein qui dominait la foule des fidèles ; tous se levèrent d'un bond. Le silence n'était troublé que par le vrombissement régulier des hélicoptères immobilisés envol stationnaire.
« La porte a été franchie », dit-il. Sa voix était parfaitement amplifiée, sans distorsion ni écho, j'étais sûr qu'avec un bon micro directionnel les journalistes parviendraient à réaliser un enregistrement correct. « La porte a été franchie dans un sens, puis dans l'autre, poursuivitil. La barrière de la mort n'est plus ; ce qui avait été
annoncé vient d'être accompli. Le prophète a vaincu la mort ; il est de nouveau parmi nous. » Sur ces mots il s'écarta de quelques pas, baissa la tête avec respect. Il y eut une attente d'environ une minute mais qui me parut interminable, plus personne ne parlait ni ne bougeait, tous les regards étaient tournés vers l'ouverture de la grotte, qui était orientée plein Ouest. Au moment où
un rayon de soleil couchant, traversant les nuages, illumina l'ouverture, Vincent sortit et s'avança sur le terre-plein : c'est cette image, captée par un cameraman de la BBC, qui devait passer en boucle sur toutes les télévisions du monde. Une expression d'adoration emplit les visages, certains levèrent vers le ciel leurs bras écartés ; mais il n'y eut pas un cri, pas un murmure. Vincent ouvrit les mains, et après quelques secondes où il se contenta de respirer dans le micro qui captait chacun de ses souffles, il prit la parole : « Je respire, comme chacun d'entre vous... dit-il doucement. Pourtant, je n'appartiens plus à la même espèce. Je vous annonce une humanité nouvelle... poursuivit-il. Depuis son origine l'univers attend la naissance d'un être éternel, coexistant à lui, pour s'y refléter comme dans un miroir pur, inentamé par les souillures du temps. Cet être est né aujourd'hui, un peu après dix-sept heures. Je suis le Paraclet, et la réalisation de la promesse. Je suis pour l'instant solitaire, mais ma solitude ne durera pas, car vous viendrez bientôt me rejoindre. Vous êtes mes premiers compagnons, au nombre de trois cent douze ; vous êtes la première génération de la nouvelle espèce appelée à remplacer l'homme ; vous êtes les premiers néo-humains. Je suis l'instant zéro, vous êtes la première vague. Aujourd'hui nous entrons dans une ère différente, où le passage du temps n'a plus le même sens. Aujourd'hui, nous entrons dans la vie éternelle. Il sera gardé mémoire de ce moment. »
Ces journées cruciales n'ont eu, en dehors de Daniell, que trois témoins directs ; les récits de vie de Slotan1 - qu'il appelait « Savant »-et de Jérôme1 - qu'il avait baptisé du nom de « Flic » - convergent pour l'essentiel avec le sien : l'adhésion immédiate des adeptes, leur croyance sans réserve à la résurrection du prophète... Le plan semble avoir fonctionné d'emblée, pour autant d'ailleurs qu'on puisse parler de « plan » ; Slotanl, son récit de vie en témoigne, n'avait nullement l'impression de se livrer à une supercherie, persuadé qu'il était d'obtenir des résultats effectifs dans un délai de quelques années ; il ne s'agissait, dans son esprit, que d'une annonce légèrement anticipée.
D'une tonalité très différente, et d'une brièveté elliptique qui a déconcerté ses commentateurs, le récit de vie de Vincentl n'en confirme pas moins exactement le déroulement des faits, jusqu'au pathétique épisode du suicide de Gérard, celui que Daniell avait baptisé du surnom d'« Humoriste », retrouvé pendu dans sa cellule après s'être traîné misérablement pendant plusieurs semaines, et alors que Slotanl etjérômel commençaient à songer de leur côté à l'éliminer. S'adonnant de plus en plus à l'alcool, Gérard se laissait aller à l'évocation larmoyante de ses années de jeunesse avec le prophète et des « bons coups » qu'ils avaient montés ensemble. Ni l'un ni l'autre, semblait-il, n'avait cru une seconde à l'existence des Élohim. « C'était juste une blague... répétait-il, une bonne blague de camés. On avait pris des champignons, on est partis faire une balade sur les volcans, et on s'est mis à délirer tout le truc. Jamais j'aurais pensé que ça serait allé si loin... » Ses bavardages commençaient à devenir gênants, car le culte des Élohim ne fut jamais officiellement abandonné, bien qu'il fût assez vite tombé en déshérence. Ni Vincentl ni Slotan1
n'accordaient au fond une grande importance à cette hypothèse d'une race de créateurs extraterrestres, mais tous deux partageaient l'idée que l'être humain allait disparaître, et qu'il s'agissait de préparer l'avènement de son successeur. Dans l'esprit de Vincentl, même s'il était possible que l'homme eût été créé par les Élohim, les événements récents prouvaient de toute façon qu'il était entré dans un processus d'élohimisation, en ce sens qu'il était désormais, à son tour, maître et créateur de la vie. L'ambassade devenait dans cette perspective une sorte de mémorial de l'humanité, destiné à témoigner de ses aspirations et de ses valeurs aux yeux de la race future ; ce qui s'inscrivait d'ailleurs parfaitement dans la tradition classique de l'art. Quant à Jérôme1, la question des Élohim lui était tout aussi indifférente, du moment qu'il pouvait se consacrer à sa vraie passion : la création et l'organisation de structures de pouvoir. Cette grande diversité des points de vue au sein du triumvirat des fondateurs fut certainement pour beaucoup, on l'a déjà souligné, dans la complémentarité de fonctionnement qu'ils surent mettre en place, et dans le succès foudroyant de l'élohimisme dans les quelques années qui suivirent la « résurrection » de Vincent. Elle rend, par ailleurs, d'autant plus frappante la concordance de leurs témoignages.