La Possibilité d'une île (40 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

BOOK: La Possibilité d'une île
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l'idée d'un
supplément.
Je commandai un quatrième cocktail et soupesai lentement les différentes possibilités en faisant tourner l'alcool dans mon verre avant de m'apercevoir que très probablement je ne ferais rien, que je n'aurais pas davantage recours à la prostitution maintenant qu'Esther m'avait quitté que je ne l'avais fait après le départ d'Isabelle, et je me rendis compte aussi, avec un mélange d'effarement et de dégoût, que je continuais (de manière à vrai dire purement théorique, parce que je savais bien qu'en ce qui me concerne tout était terminé, j'avais gaspillé mes dernières chances, j'étais sur le départ maintenant, il fallait mettre un terme, il fallait conclure), mais que je continuais quand même au fond de moi, et contre toute évidence, à croire en l'amour. Mon premier contact avec Esther31 me surprit ; probablement influencé par le récit de vie de mon prédécesseur humain, je m'attendais à une personne jeune. Avertie de ma demande d'intermédiation, elle passa en mode visuel : je me retrouvai face à une femme au visage posé, sérieux, qui avait de peu dépassé la cinquantaine ; elle se tenait face à son écran, dans une petite pièce bien rangée qui devait lui servir de bureau, et portait des lunettes de vue. L'ordinal 31 qui était le sien constituait déjà en soi une légère surprise ; elle m'expliqua que la lignée des Esther avait hérité de la malformation rénale de sa fondatrice, et se caractérisait par conséquent par des durées de vie plus brèves. Elle était, naturellement, au courant du départ de Marie23 : il lui paraissait, à elle aussi, presque certain qu'une communauté de primates évolués était installée à l'emplacement de ce qui avait été Lanzarote ; cette zone de l'Atlantique Nord, m'apprit-elle, avait connu un destin géologique tourmenté : après avoir été entièrement engloutie au moment de la Première Diminution, l'île avait ressurgi sous l'effet de nouvelles éruptions volcaniques ; elle était devenue une presqu'île au moment du Grand Assèchement, et une étroite bande de terre la reliait toujours, selon les derniers relevés, à la côte africaine.

Contrairement à Marie23, Esther31 pensait que la communauté installée dans la zone n'était pas constituée de sauvages, mais de néo-humains ayant rejeté les enseignements de la Sœur suprême. Les images satellite, c'est vrai, laissaient planer le doute : il pouvait s'agir, ou non, d'êtres transformés par la RGS ; mais comment des hétérotrophes, me fit-elle remarquer, auraient-ils pu survivre dans un endroit qui ne portait aucune trace de végétation ? Elle était persuadée que Marie23, comptant rencontrer des humains de l'ancienne race, allait en fait retrouver des néo-humains ayant suivi le même parcours qu'elle.

« C'était peut-être, au fond, ce qu'elle recherchait... »

lui dis-je. Elle réfléchit longuement avant de me répondre, d'une voix neutre : « C'est possible. »

Vincent s'était installé pour travailler dans un hangar sans fenêtres, d'une cinquantaine de mètres de côté, situé à proximité immédiate des locaux de l'Eglise, et qui leur était relié par un passage couvert. En traversant les bureaux où malgré l'heure matinale s'affairaient déjà

derrière leurs écrans d'ordinateur des secrétaires, des documentalistes, des comptables, je fus une nouvelle fois frappé par le fait que cette organisation spirituelle puissante, en plein essor, qui revendiquait déjà, dans les pays du nord de l'Europe, un nombre d'adhérents équivalent à celui des principales confessions chrétiennes, était, à

d'autres égards, exactement organisée comme une petite entreprise. Flic se sentait bien, je le savais, dans cette ambiance laborieuse et modeste qui correspondait à ses valeurs ; le côté flambeur,
show off
du prophète lui avait toujours, en réalité, profondément déplu. À l'aise dans sa nouvelle existence, il se comportait en patron social, à l'écoute de ses employés, toujours prêt à leur accorder une demi-journée de congé ou une avance sur salaire. L'organisation tournait à merveille, le legs des adhérents venait, après leur mort, enrichir un patrimoine déjà

évalué au double de celui de la secte Moon ; leur ADN, répliqué à cinq exemplaires, était conservé à basse tempe-rature dans des salles souterraines imperméables à la plupart des radiations connues, et qui pouvaient résister à une attaque thermonucléaire. Les laboratoires dirigés par Savant ne constituaient pas seulement le
nec plus
ultra,
de la technologie du moment ; rien en réalité, dans le secteur privé aussi bien que public, ne pouvait leur être comparé, lui et son équipe avaient acquis, dans le domaine du génie génétique comme dans celui des réseaux neuronaux à câblage flou, une avance irrattrapable, cela dans le respect absolu de la législation en vigueur, et les étudiants les plus prometteurs, dans la plupart des universités technologiques américaines et européennes, postulaient maintenant pour travailler à leurs côtés. Une fois établis le dogme, le rituel et le régime, tout danger de dérive écarté, Vincent n'avait plus fait que de brèves apparitions médiatiques au cours desquelles il avait pu se payer le luxe de la tolérance, convenant avec les représentants des religions monothéistes de l'existence d'une aspiration spirituelle commune - sans dissimuler, toutefois, que leurs objectifs étaient radicalement différents. Cette stratégie d'apaisement avait payé, et les deux attentats perpétrés contre des locaux de l'Église

- l'un à Istanbul, revendiqué par un groupe islamiste ; l'autre à Tucson, dans l'Arizona, attribué à un groupement fondamentaliste protestant - avaient suscité

une réprobation générale, et s'étaient retournés contre leurs instigateurs. L'aspect novateur des propositions de vie élohimites était maintenant essentiellement assumé par Lucas dont la communication incisive, ridiculisant sans détour la paternité, jouant avec une audace contrôlée de l'ambiguïté sexuelle des très jeunes filles, dévaluant sans l'attaquer de front l'antique tabou de l'inceste, assurait à chacune de ses campagnes de presse un impact sans commune mesure avec l'investissement consenti, cependant qu'il maintenait les moyens d'un large consensus par une apologie sans réserve des valeurs hédonistes dominantes et par un hommage appuyé aux techniques sexuelles orientales, le tout dans un habillage visuel à la fois esthétisé et très direct qui avait fait école (le spot « L'ÉTERNITÉ, TRANQUILLEMENT » avait ainsi été complété d'un « L'ÉTERNITÉ, SENSUELLEMENT », puis d'un « L'ÉTERNITÉ, AMOUREUSEMENT » qui innovaient, sans le moindre doute, dans le domaine de la publicité religieuse). C'est sans résistance aucune, et sans même jamais envisager la possibilité d'une contreattaque, que les Églises constituées virent, en quelques années, s'évaporer la plupart de leurs fidèles, et leur étoile pâlir au profit du nouveau culte, qui, de surcroît, recrutait la majorité de ses adeptes dans des milieux athées, aisés et modernes - des CSP+ et CSP++, pour reprendre la terminologie de Lucas - auxquels elles n'avaient plus depuis longtemps accès.

Conscient que les choses tournaient bien, qu'il s'était entouré des meilleurs collaborateurs possible, Vincent s'était de plus en plus exclusivement consacré, au cours des dernières semaines, à son grand projet, et c'est avec surprise que j'avais vu se manifester à nouveau sa timidité, son malaise, la manière incertaine et maladroite de s'exprimer qu'il avait lors de nos premières rencontres. Il hésita longuement, ce matin-là, avant de me laisser découvrir l'œuvre de sa vie. Nous prîmes un café, puis un second, au distributeur automatique. Tournant le gobelet vide entre ses doigts, il me dit finalement : « Je crois que ce sera mon dernier travail... » avant de baisser les yeux. « Susan est d'accord... ajouta-t-il. Lorsque le moment sera venu... enfin, le moment de quitter ce monde, et d'entrer dans l'attente de la prochaine incarnation, nous entrerons ensemble dans cette salle ; nous nous rendrons en son centre, où nous prendrons ensemble le mélange létal. D'autres salles seront construites sur le même modèle, afin que tous les adeptes puissent y avoir accès. Il m'a semblé... il m'a semblé qu'il était utile de formaliser ce moment. » II se tut, me regarda droit dans les yeux. « C'a été un travail difficile... dit-il. J'ai beaucoup pensé à
La Mort des pauvres,
de Baudelaire ; ça m'a énormément aidé. »

Les vers sublimes me revinrent immédiatement en mémoire, comme s'ils avaient toujours été présents dans un recoin de mon esprit, comme si ma vie entière n'avait été que leur commentaire plus ou moins explicite :
C'est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir ;
À travers la tempête, et la neige, et le givre,
C'est la clarté vibrante à notre horizon noir ;
C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,
Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir...
Je hochai la tête ; que pouvais-je faire d'autre ? Puis je m'engageai dans le couloir en direction du hangar. Dès que j'eus ouvert la porte hermétique, blindée, qui menait à l'intérieur, je fus ébloui par une lumière aveuglante, et pendant trente secondes je ne distinguai rien ; la porte se referma derrière moi avec un bruit mat. Progressivement mon regard s'accoutuma, je reconnus des formes et des contours ; cela ressemblait un peu à

la simulation informatique que j'avais vue à Lanzarote, mais la luminosité de l'ensemble était encore accrue, il avait vraiment travaillé dans le blanc sur blanc, et il n'y avait plus du tout de musique, juste quelques frémissements légers, comme des vibrations atmosphériques incertaines. J'avais l'impression de me mouvoir à l'intérieur d'un espace laiteux, isotrope, qui se condensait parfois, subitement, en micro-formations grenues - en m'approchant je distinguais des montagnes, des vallées, des paysages entiers qui se complexifiaient rapidement puis disparaissaient presque aussitôt, et le décor replongeait dans une homogénéité floue, traversée de potentialités oscillantes. Étrangement je ne voyais plus mes mains, ni aucune autre partie de mon corps. Je perdis très vite toute notion de direction, et j'eus alors l'impression d'entendre des pas qui faisaient écho aux miens : lorsque je m'arrêtais ces pas s'arrêtaient eux aussi, mais avec un léger temps de retard. Tournant mon regard vers la droite j'aperçus une silhouette qui répétait chacun de mes mouvements, qui ne se distinguait de la blancheur éblouissante de l'atmosphère que par un blanc légèrement plus mat. J'en ressentis une légère inquiétude : la silhouette disparut aussitôt. Mon inquiétude se dissipa : la silhouette se matérialisa à nouveau, comme surgie du néant. Peu à peu je m'habituai à sa présence, et continuai mon exploration ; il me paraissait de plus en plus évident que Vincent avait utilisé des structures fractales, je reconnaissais des tamis de Sierpinski, des ensembles de Mandelbrot, et l'installation elle-même semblait évoluer à mesure que j'en prenais conscience. Au moment où j'avais l'impression que l'espace autour de moi se fragmentait en ensembles triadiques de Cantor la silhouette disparut, et le silence devint total. Je n'entendais même plus ma propre respiration, et je compris alors que j'étais
devenu
l'espace ; j'étais l'univers et j'étais l'existence phénoménale, les micro-structures étincelantes qui apparaissaient, se figeaient, puis se dissolvaient dans l'espace faisaient partie de moi-même, et je sentais miennes, se produisant à l'intérieur de mon corps, chacune de leurs apparitions comme chacune de leurs cessations. Je fus alors saisi par un intense désir de disparaître, de me fondre dans un néant lumineux, actif, vibrant de potentialités perpétuelles ; la luminosité

redevint aveuglante, l'espace autour de moi sembla exploser et se diffracter en parcelles de lumière, mais il ne s'agissait pas d'un espace au sens habituel du terme, il comportait des dimensions multiples et toute autre perception avait disparu - cet espace ne contenait, au sens habituel du terme, rien. Je demeurai ainsi, parmi les potentialités sans forme, au-delà même de la forme et de l'absence de forme, pendant un temps que je ne parvins pas à définir ; puis quelque chose apparut en moi, au début presque imperceptible, comme le souvenir ou le rêve d'une sensation de pesanteur; je repris alors conscience de ma respiration, et des trois dimensions de l'espace, qui se fit peu à peu immobile ; des objets apparurent de nouveau autour de moi, comme de discrètes émanations du blanc, et je parvins à sortir de la pièce. II était en effet probablement impossible, dis-je à

Vincent un peu plus tard, de demeurer vivant dans un tel endroit pendant plus d'une dizaine de minutes. « J'appelle cet endroit
l'amour,
dit-il. L'homme n'a jamais pu aimer, jamais ailleurs que dans l'immortalité ; c'est sans doute pourquoi les femmes étaient plus proches de l'amour, lorsqu'elles avaient pour mission de donner la vie. Nous avons retrouvé l'immortalité, et la coprésence au monde ; le monde n'a plus le pouvoir de nous détruire, c'est nous au contraire qui avons le pouvoir de le créer par la puissance de notre regard. Si nous demeurons dans l'innocence, et dans l'approbation du seul regard, nous demeurons également dans l'amour. »

Ayant pris congé de Vincent, une fois remonté dans le taxi, je me calmai peu à peu ; mon état d'esprit lors de la traversée de la banlieue parisienne restait cependant assez chaotique, et ce n'est qu'après la porte d'Italie que je retrouvai la force d'ironiser, et de me répéter mentalement : « Serait-ce donc possible ! Cet immense artiste, ce créateur de valeurs, il ne l'a pas encore appris, que l'amour est
mort
! » Je ressentis aussitôt une certaine tristesse à constater que je n'avais toujours pas renoncé

à être ce que j'avais été, tout au long de ma carrière : une espèce de Zarathoustra des classes moyennes. Le réceptionniste du Lutetia me demanda si mon séjour s'était bien passé. « Impeccable, lui fis-je en cherchant ma carte Premier, à fond les manettes. » II voulut ensuite savoir s'ils auraient le privilège de me revoir bientôt. « Non, ça, je ne crois pas... répondis-je, je ne crois pas que j'aurai l'occasion de revenir avant longtemps. »

« Nous tournons nos regards vers les cieux, et les cieux sont vides » écrit Ferdinand12 dans son commentaire. C'est autour de la douzième génération néo-humaine qu'apparurent les premiers doutes concernant l'avènement des Futurs - soit, environ, un millénaire après les événements relatés par Daniel1 ; c'est à peu près à la même époque que se manifestèrent les premières défections. Un millénaire supplémentaire s'est écoulé, et la situation est restée stable, la proportion de défections inchangée. Inaugurant une tradition de désinvolture par rapport aux données scientifiques qui devait conduire la philosophie à sa perte, le penseur humain Friedrich Nietzsche voyait dans l'homme « l'espèce dont le type n'est pas encore fixé ». Si les humains ne justifiaient nullement une telle appréciation - moins en tout cas que la plupart des espèces animales -, elle ne s'applique pas davantage aux néo-humains qui prirent leur suite. On peut même dire que ce qui nous caractérise le mieux, par rapport à nos prédécesseurs, c'est sans doute un certain conservatisme. Les humains, tout du moins les humains de la dernière période, adhéraient semble-t-il avec une grande facilité à tout projet nouveau, un peu indépendamment de la direction du mouvement proposé ; le
changement
en lui-même était à leurs yeux une valeur. Nous accueillons au contraire l'innovation avec la plus grande réticence, et ne l'adoptons que lorsqu'elle nous paraît constituer une amélioration indiscutable. Depuis la Rectification Génétique Standard, qui fit de nous la première espèce animale autotrophe, aucune modification d'une ampleur comparable n'a été mise en chantier. Des projets ont été soumis à notre approbation par les instances scientifiques de la Cité centrale, proposant par exemple de développer notre aptitude au vol, ou à la survie dans les milieux sous-marins ; ils ont été débattus, longuement débattus, avant d'être finalement rejetés. Les seuls caractères génétiques qui me séparent de Daniel2, mon premier prédécesseur néo-humain, sont des améliorations minimes, guidées par le bon sens, concernant par exemple une augmentation de l'efficacité métabolique dans l'utilisation des minéraux, ou une légère diminution de la sensibilité des fibres nerveuses réceptrices de la douleur. Notre histoire collective, à l'exemple de nos destinées individuelles, apparaît donc, comparée à celle des humains de la dernière période, singulièrement calme. Parfois, la nuit, je me relève pour observer les étoiles. Des transformations climatiques et géologiques de grande ampleur ont remodelé la physionomie de la région, comme celle de la plupart des régions du monde, au cours des deux derniers millénaires ; l'éclat et la position des étoiles, leurs regroupements en constellations sont sans doute les seuls éléments naturels qui n'aient, depuis l'époque de Daniel1, subi aucune transformation. Il m'arrive en considérant le ciel nocturne de songer aux Élohim, à cette étrange croyance qui devait finalement, par des voies détournées, déclencher la Grande Transformation. Daniel1

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