La Possibilité d'une île (42 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

BOOK: La Possibilité d'une île
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L'existence d'une activité mentale résiduelle, détachée de tout enjeu, orientée vers la connaissance pure, constitue l'un des points clefs de l'enseignement de la Sœur suprême ; rien n'a permis, jusqu'à présent, de la mettre en doute.

Un calendrier restreint, ponctué d'épisodes suffisants de mini-grâce (tels qu'en offrent le glissement du soleil sur les volets, ou le retrait soudain, sous l'effet d'un vent plus violent venu du Nord, d'une formation nuageuse aux contours menaçants) organise mon existence, dont la durée exacte est un paramètre indifférent. Identique à Daniel24, je sais que j'aurai en Daniel26 un successeur équivalent ; les souvenirs limités, avouables, que nous gardons d'existences aux contours identiques, n'ont nullement la prégnance nécessaire pour que la fiction individuelle puisse y prendre appui. La vie de l'homme, dans ses grandes lignes, est semblable, et cette vérité secrète, dissimulée tout au long de la période historique, n'a pu prendre corps que chez les néohumains. Rejetant le paradigme incomplet de la forme, nous aspirons à rejoindre l'univers des potentialités innombrables. Refermant la parenthèse du devenir, nous sommes dès à présent entrés dans un état de stase illimité, indéfini.

Nous sommes en septembre, les derniers vacanciers vont repartir ; avec eux les derniers seins, les dernières touffes ; les derniers micro-mondes accessibles. Un automne interminable m'attend, suivi d'un hiver sidéral ; et cette fois j'ai réellement terminé ma tâche, j'ai dépassé

les toutes dernières minutes, il n'y a plus de justification à ma présence ici, plus de mise en relation, d'objectif assignable. Il y a toutefois quelque chose, quelque chose d'affreux, qui flotte dans l'espace, et semble vouloir s'approcher. Avant toute tristesse, avant tout chagrin ou tout manque nettement définissable, il y a autre chose, qui pourrait s'appeler la
terreur pure de l'espace.
Étaitce cela, le dernier stade ? Qu'avais-je fait pour mériter un tel sort ? Et qu'avaient fait, en général, les hommes ?

Je ne sens plus de haine en moi, plus rien à quoi m'accrocher, plus de repère ni d'indice ; la peur est là, vérité

de toutes choses, en tout égale au monde observable. Il n'y a plus de monde réel, de monde senti, de monde humain, je suis sorti du temps, je n'ai plus de passé ni d'avenir, je n'ai plus de tristesse ni de projet, de nostalgie, d'abandon ni d'espérance ; il n'y a plus que la peur. L'espace vient, s'approche et cherche à me dévorer. Il y a un petit bruit au centre de la pièce. Les fantômes sont là, ils constituent l'espace, ils m'entourent. Ils se nourrissent des yeux crevés des hommes.

Ainsi s'achevait le récit de vie de Daniel1 ; je regrettais, pour ma part, cette fin abrupte. Ses anticipations finales sur la psychologie de l'espèce appelée à remplacer l'humanité étaient assez curieuses ; s'il les avait prolongées nous aurions pu, me semblait-il, en tirer des indications utiles. Ce sentiment n'est nullement partagé par mes prédécesseurs. Un individu certes honnête mais limité, borné, assez représentatif des limitations et des contradictions qui devaient conduire l'espèce à sa perte : tel est dans l'ensemble le jugement sévère qu'ils ont, à la suite de Vincent1, porté sur notre ancêtre commun. S'il avait vécu, font-ils valoir, il n'aurait pu, compte tenu des apories constitutives de sa nature, que continuer ses oscillations cyclothymiques entre le découragement et l'espérance, tout en évoluant en moyenne vers un état de déréliction croissant lié au vieillissement et à la perte du tonus vital ; son dernier poème, écrit dans l'avion qui l'emmenait d'Almeria à Paris, est, observent-ils, à ce point symptomatique de l'état d'esprit des humains de la période qu'il aurait pu servir d'épigraphe à l'ouvrage classique de Hatchett et Rawlins,
Déréliction, senioritude.
J'étais conscient de la force de leurs arguments, et ce n'est à vrai dire qu'une intuition légère, presque impalpable, qui me poussa à essayer d'en savoir un peu plus. Esther31 opposa d'abord une fin de non-recevoir abrupte à mes demandes. Naturellement elle avait lu le récit de vie d'Esther1, elle avait même terminé son commentaire ; mais il ne lui paraissait pas opportun que j'en prenne connaissance.

«Vous savez... lui écrivis-je (nous étions depuis longtemps repassés en mode non visuel), je me sens quand même très éloigné de mon ancêtre...

- Onn'estjamais aussi éloigné qu'onlecroit réponditelle brutalement. Je ne comprenais pas ce qui lui faisait penser que cette histoire vieille de deux millénaires, concernant des humains de l'ancienne race, puisse encore aujourd'hui avoir un impact. « Elle en a eu un, pourtant, et un impact puissamment négatif... » me répondit-elle, énigmatique. Sur mon insistance pourtant elle finit par céder, et par me raconter ce qu'elle savait des derniers moments de la relation de Daniell avec Estherl. Le 23 septembre, deux semaines après avoir terminé son récit de vie, il lui avait téléphoné. Ils ne s'étaient en fin de compte jamais revus, mais il avait rappelé à de nombreuses reprises ; elle avait répondu, doucement d'abord, mais de manière irrévocable, qu'elle ne souhaitait pas le revoir. Constatant l'échec de sa méthode il était passé aux SMS, puis aux e-mails, enfin il avait franchi les étapes sinistres de la disparition du vrai contact. Au fur et à mesure que toute possibilité de réponse s'évanouissait il devenait de plus en plus audacieux, il admettait franchement la liberté

sexuelle d'Esther, allait jusqu'à l'en féliciter, multipliait les allusions licencieuses, rappelait les moments les plus erotiques de leur liaison, suggérait qu'ils pourraient fréquenter ensemble des boîtes pour couples, tourner des vidéos coquines, vivre de nouvelles expériences ; c'était pathétique, et un peu répugnant. En fin de compte il lui écrivit de nombreuses lettres, restées sans réponse.

« II s'est humilié... commenta Esther31, il s'est vautré

dans l'humiliation, et de la manière la plus abjecte. Il est allé jusqu'à lui proposer de l'argent, beaucoup d'argent, simplement pour passer une dernière nuit avec elle ; c'était d'autant plus absurde qu'elle commençait à en gagner elle-même pas mal, en tant qu'actrice. Sur la fin, il s'est mis à traîner autour de son domicile à Madrid elle l'a aperçu plusieurs fois dans des bars, et a commencé

à prendre peur. Elle avait un nouveau petit ami à l'époque, avec qui ça se passait bien - elle éprouvait beaucoup de plaisir à faire l'amour avec lui, ce qui n'avait jamais été

tout à fait le cas avec votre prédécesseur. Elle a même envisagé de s'adresser à la police, mais il se contentait de traîner dans le quartier, sans jamais essayer d'entrer en contact avec elle, et finalement il a disparu. »

Je n'étais pas surpris, tout cela correspondait assez à ce que je pouvais savoir de la personnalité de Daniel1. Je demandai à Esther31 ce qui s'était passé ensuite - tout en étant conscient, là aussi, que je connaissais déjà la réponse.

« II s'est suicidé. Il s'est suicidé après l'avoir vue dans un film,
Una mujer desnuda,
où elle tenait le rôle principal - c'était un film tiré du roman d'une jeune Italienne, qui avait eu un certain succès à l'époque, où celle-ci racontait comment elle multipliait les expériences sexuelles sans jamais éprouver le moindre sentiment. Avant de se suicider, il lui a écrit une dernière lettre - où il ne parlait pas du tout de son suicide, elle ne l'a appris que par la presse ; au contraire c'était une lettre d'un ton joyeux, presque euphorique, où il se déclarait confiant dans leur amour, dans le caractère superficiel des difficultés qu'ils traversaient depuis un an ou deux. C'est cette lettre qui a eu sur Marie23 une influence catastrophique, qui l'a poussée à partir, à s'imaginer qu'une communauté sociale d'humains ou de néo-humains, au fond elle ne savait pas très bien - s'était formée quelque part, et qu'elle avait découvert un nouveau mode d'organisation relationnelle ; que la séparation individuelle radicale que nous connaissons pouvait être abolie dès maintenant, sans attendre l'avènement des Futurs. J'ai essayé de la raisonner, de lui expliquer que cette lettre témoignait simplement d'une altération des capacités mentales de votre prédécesseur, d'une ultime et pathétique tentative de déni du réel, que cet amour sans fin dont il parle n'existait que dans son imagination, qu'Esther en réalité ne l'avait même jamais aimé. Rien n'y a fait : Marie23 attribuait à cette lettre, en particulier au poème qui la termine, une importance énorme.

- Vous n'êtes pas de cet avis ?

- Je dois reconnaître que c'est un texte curieux, dénué

d'ironie comme de sarcasme, pas du tout dans sa manière habituelle ; je le trouve, même, assez émouvant. Mais de là à lui donner une telle importance... Non, je ne suis pas d'accord. Marie23 n'était probablement pas très équilibrée elle-même, c'est la seule raison qui puisse expliquer qu'elle ait donné au dernier vers le sens d'une information concrète, utilisable. »

Esther31 s'attendait certainement à ma demande suivante, et je n'eus que deux minutes à attendre, le temps qu'elle le tape sur son clavier, avant de découvrir le dernier poème que Daniel, avant de se donner la mort, avait adressé à Esther ; celui-là même qui avait poussé

Marie23 à abandonner son domicile, ses habitudes, sa vie, et à partir à la recherche d'une hypothétique communauté néo-humaine :
Ma vie, ma vie, ma très ancienne

Mon premier vœu mal refermé

Mon premier amour infirmé,

Il a fallu que tu reviennes.

Il a, fallu que je connaisse

Ce que la vie a de meilleur,

Quand deux corps jouent de leur bonheur
Et sans fin s'unissent et renaissent.

Entré en dépendance entière,

Je sais le tremblement de l'être

L'hésitation à disparaître,

Le soleil qui frappe en lisière

Et l'amour, où tout est facile,

Où tout est donné dans l'instant ;

II existe au milieu du temps

La possibilité d'une île.

COMMENTAIRE FINAL, ÉPILOGUE

À cette période du début du mois de juin le soleil commençait à poindre dès quatre heures, malgré la latitude plutôt basse ; la modification de l'axe de rotation de la Terre avait eu, outre le Grand Assèchement, plusieurs conséquences de cet ordre.

Comme tous les chiens, Fox n'avait pas d'horaires de sommeil précis : il dormait avec moi, se réveillait de même. Il me suivit avec curiosité lorsque je parcourus les pièces pour préparer un sac léger que j'attachai sur mes épaules, agita joyeusement la queue au moment où je sortis de la résidence pour marcher jusqu'à la barrière de protection ; notre première promenade du jour était, d'ordinaire, beaucoup plus tardive. Lorsque j'actionnai le dispositif de déverrouillage, il me jeta un regard surpris. Les roues métalliques tournèrent lentement sur leur axe, dégageant une ouverture de trois mètres ; je fis quelques pas et me retrouvai à

l'extérieur. Fox me jeta de nouveau un regard hésitant, interrogateur : rien dans les souvenirs de sa vie antérieure, ni dans sa mémoire génétique, ne l'avait préparé

à un événement de cet ordre ; rien ne m'y avait préparé

non plus, à vrai dire. Il hésita encore quelques secondes, puis trottina doucement jusqu'à mes pieds.

J'aurais d'abord à traverser un espace plan, dépourvu de végétation, pendant une dizaine de kilomètres ; puis commençait une pente boisée, très douce, qui s'étendait jusqu'à l'horizon. Je n'avais aucun autre projet que de me diriger vers l'ouest, de préférence vers Pouest-sudouest ; une communauté néo-humaine, humaine ou indéterminée pouvait être installée à l'emplacement de Lanzarote, ou dans une zone proche ; je parviendrais peut-être à la retrouver ; c'est à cela que se résumait mes intentions. Le peuplement des régions que j'étais appelé

à traverser était très mal connu ; leur topographie, par contre, avait fait l'objet de relevés récents et précis. Je marchai pendant à peu près deux heures, sur un terrain caillouteux mais facile, avant de rejoindre le couvert boisé ; Fox trottait à mes côtés, visiblement heureux de cette promenade prolongée, et d'exercer les muscles de ses petites pattes. Pendant tout ce temps je demeurai conscient que mon départ était un échec, et probablement un suicide. J'avais rempli mon sac à dos de capsules de sels minéraux, je pouvais tenir plusieurs mois, car je ne manquerais sans doute pas d'eau potable ni de lumière solaire durant mon parcours ; la réserve, bien entendu, finirait par s'épuiser, mais le vrai problème dans l'immédiat était la nourriture de Fox : je pouvais chasser, j'avais pris un pistolet et plusieurs boîtes de cartouches à plombs, mais je n'avais jamais tiré et j'ignorais totalement quel type d'animaux j'étais appelé

à rencontrer dans les régions que j'allais traverser. Vers la fin de l'après-midi la forêt commença à s'éclaircir, puis j'atteignis une pelouse d'herbe rase qui marquait le sommet de la pente que je suivais depuis le début du jour. En direction de l'Ouest la pente redescendait, nettement plus abrupte, puis on distinguait une succession de collines et de vallées escarpées, toujours recouvertes d'une forêt dense, à perte de vue. Depuis mon départ je n'avais aperçu aucune trace de présence humaine, ni plus généralement de vie animale. Je décidai de faire halte pour la nuit près d'une mare où un ruisseau prenait naissance avant de descendre vers le Sud. Fox but longuement avant de s'allonger à mes pieds. Je pris les trois comprimés quotidiens nécessaires à mon métabolisme, puis dépliai la couverture de survie, assez légère, que j'avais emportée ; elle serait sans doute suffisante, je savais que je n'aurais normalement à traverser aucune zone de haute altitude. Vers le milieu de la nuit, la température se fit légèrement plus fraîche ; Fox se blottit contre moi en respirant avec régularité. Son sommeil était parfois traversé de rêves ; il agitait alors les pattes, comme s'il franchissait un obstacle. Je dormis très mal ; mon entreprise m'apparaissait de plus en plus nettement déraisonnable, et vouée à un échec certain. Je n'avais pourtant aucun regret ; j'aurais d'ailleurs parfaitement pu rebrousser chemin, aucun contrôle n'était exercé par la Cité centrale, les défections n'étaient en général constatées que par hasard, à la suite d'une livraison ou d'une réparation nécessaire, et parfois au bout de nombreuses années. Je pouvais revenir, mais je n'en avais pas envie : cette routine solitaire, uniquement entrecoupée d'échanges intellectuels, qui avait constitué ma vie, qui aurait dû la constituer jusqu'au bout, m'apparaissait à présent insoutenable. Le bonheur aurait dû venir, le bonheur des enfants sages, garanti par le respect des petites procédures, par la sécurité qui en découlait, par l'absence de douleur et de risque ; mais le bonheur n'était pas venu, et l'équanimité

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