sur un chemin tout aussi hypothétique, mais il m'était devenu indifférent d'atteindre ma destination : ce que je voulais au fond c'était continuer à cheminer avec Fox par les prairies et les montagnes, connaître encore les réveils, les bains dans une rivière glacée, les minutes passées à se sécher au soleil, les soirées ensemble autour du feu à la lumière des étoiles. J'étais parvenu à l'innocence, à un état non conflictuel et non relatif, je n'avais plus de plan ni d'objectif, et mon individualité se dissolvait dans la série indéfinie des jours ; j'étais heureux. Après la sierra de Segura nous abordâmes la sierra d'Alcaraz, moins élevée en altitude ; j'avais renoncé à
garder le décompte exact de nos jours de marche, mais c'est à peu près début août, je pense, que nous arrivâmes en vue d'Albacete. La chaleur était écrasante. Je m'étais largement écarté du parcours de la faille ; si je voulais la rejoindre il me fallait à présent prendre plein ouest, et traverser sur plus de deux cents kilomètres les plateaux de la Manche où je ne trouverais ni végétation, ni abri. Je pouvais aussi, en obliquant vers le nord, atteindre les zones plus boisées qui s'étendent autour de Cuenca, puis, en traversant la Catalogne, rejoindre la chaîne pyrénéenne. Jamais je n'avais eu, au cours de mon existence néohumaine, de décision ni d'initiative à prendre, c'était un processus qui m'était totalement étranger. L'initiative individuelle, enseigne la Sœur suprême dans ses
Instructions
pour une vie paisible,
est la matrice de la volonté, de l'attachement et du désir ; aussi les Sept Fondateurs, travaillant à sa suite, s'attachèrent à mettre au point une cartographie exhaustive des situations dévie envisageables. Leur objectif était naturellement en premier lieu d'en finir avec l'argent et avec le sexe, deux facteurs dont ils avaient pu, au travers de l'ensemble des récits de vie humains, reconnaître l'importance délétère ; il s'agissait également d'écarter toute notion de choix politique, source comme ils l'écrivent de passions « factices mais violentes ». Ces pré-conditions d'ordre négatif, pour indispensables qu'elles soient, n'étaient cependant pas suffisantes à leurs yeux pour permettre à
la néo-humanité de rejoindre l'« évidente neutralité du réel », selon leur expression fréquemment citée ; il convenait, également, de fournir un catalogue concret de prescriptions positives. Le comportement individuel, notent-ils dans leurs
Prolégomènes à l'Edification de la Cité centrale
(le premier ouvrage néo-humain qui, significativement, ne comporte aucun nom d'auteur) devait devenir « aussi prévisible que le fonctionnement d'un réfrigérateur ». Dans la rédaction de leurs consignes, ils se reconnaissent d'ailleurs comme principale source d'inspiration stylistique, plus que toute autre production littéraire humaine,
« le mode d'emploi des appareils électroménagers de taille et de complexité moyennes, en particulier celui du magnétoscope JVC HR-DV3S/MS ». Les néo-humains, avertissent-ils d'emblée, peuvent tout comme les humains être considérés comme des mammifères rationnels de taille et de complexité moyennes ; aussi est-il loisible, au sein d'une vie stabilisée, d'établir un répertoire complet des conduites. En quittant les chemins d'une vie répertoriée, je m'étais également écarté de tout schéma applicable. Ainsi, en l'espace de quelques minutes, accroupi sur mes talons au sommet d'une butte calcaire, contemplant la plaine interminable et blanche qui s'étendait à mes pieds, je découvris les affres du choix personnel. Je réalisai également - et définitivement cette fois - que mon désir n'était pas, n'était plus et probablement n'avait jamais été de rejoindre une communauté de primates quelle qu'elle fût. C'est sans réelle hésitation, un peu comme sous l'effet d'une sorte de pesanteur interne, un peu comme on finit par pencher du côté le plus lourd, que je décidai d'obliquer vers le Nord. Peu après La Roda, en apercevant les forêts et les premiers miroitements des eaux de l'embalse d'Alarcon, alors que Fox trottait joyeusement à mes côtés, je me rendis compte que je ne rencontrerais jamais Marie23, ni aucune autre néo-humaine, et que je n'en éprouvais aucun regret véritable.
J'atteignis le village d'Alarcon peu après la tombée de la nuit ; la lune se reflétait sur les eaux du lac, animées d'un frémissement léger. Alors que j'arrivais à la hauteur des premières maisons, Fox se figea sur place et gronda doucement. Je m'immobilisai ; je n'entendais aucun bruit mais je faisais confiance à son ouïe, plus aiguisée que la mienne. Des nuages passèrent devant la lune et je distinguai un léger grattement sur ma droite ; lorsque la lumière redevint plus vive j'aperçus une forme humaine, qui me parut courbée et contrefaite, se glisser entre deux maisons. Je retins Fox, qui s'apprêtait à se lancer à sa poursuite, et je continuai à gravir la rue principale. C'était peut-être imprudent de ma part ; mais, d'après tous les témoignages de ceux qui avaient été en contact avec eux, les sauvages éprouvaient une véritable terreur des néohumains, leur première réaction était dans tous les cas de prendre la fuite.
Le château fort d'Alarcon avait été construit au XIIe siècle puis transformé en parador au XXe, m'apprit une pancarte touristique aux caractères usés ; sa masse restait imposante, il dominait le village et devait permettre de surveiller les alentours à des kilomètres à la ronde ; je décidai de m'y installer pour la nuit, sans tenir compte des rumeurs et des silhouettes qui détalaient dans l'obscurité. Fox grondait continuellement, et je finis par le prendre dans mes bras pour le calmer ; j'étais de plus LA POSSIBILITE D UNE ÎLE
en plus persuadé que les sauvages éviteraient toute confrontation si je faisais suffisamment de bruit pour les avertir de mon approche.
L'intérieur du château portait toutes les traces d'une occupation récente ; du feu brûlait même dans la grande cheminée, et il y avait une réserve de bois ; ils n'avaient du moins pas perdu ce secret, celui d'une des plus anciennes inventions humaines. Je me rendis compte après une rapide inspection des chambres que c'était à peu près tout ce qu'on pouvait dire en leur faveur : l'occupation du bâtiment par les sauvages se traduisait surtout par du désordre, de la puanteur, des tas d'excréments sèches sur le sol. Il n'y avait aucun indice d'activité mentale, intellectuelle ni artistique ; cela correspondait à la conclusion des rares chercheurs qui s'étaient penchés sur l'histoire des sauvages : en l'absence de toute transmission culturelle, l'effondrement s'était fait avec une rapidité foudroyante. Les murs épais conservaient bien la chaleur et je décidai d'installer mon campement dans la grande salle, me contentant de tirer un matelas près du feu ; dans une réserve, je découvris une pile de draps propres. Je découvris également deux carabines à répétition, ainsi qu'une réserve impressionnante de cartouches et un nécessaire complet permettant de nettoyer et de graisser les armes. La région, vallonnée et boisée, avait dû être très giboyeuse du temps des humains ; j'ignorais ce qu'il en était à présent, mais mes premières semaines de marche m'avaient révélé que certaines espèces du moins avaient survécu à la succession de raz de marée et d'assèchements extrêmes, aux nuages de radiations atomiques, à l'empoisonnement des cours d'eau, à tous les cataclysmes enfin qui avaient ravagé la planète au cours des deux derniers millénaires. Les derniers siècles de la civilisation humaine, c'est un fait peu connu mais significatif, avaient vu l'apparition en Europe occidentale de mouvements inspirés par une idéologie d'un masochisme étrange, dite « écologiste » bien qu'elle n'eût que peu de rapports avec la science du même nom. Ces mouvements insistaient sur la nécessité de protéger la « nature »contre les agissements humains, et plaidaient pour l'idée que toutes les espèces, quel que soit leur degré de développement, avaient un « droit » égal à l'occupation de la planète ; certains adeptes de ces mouvements semblaient même à vrai dire prendre systématiquement le parti des animaux contre l'homme, éprouver plus de chagrin à l'annonce de la disparition d'une espèce d'invertébrés qu'à celle d'une famine ravageant la population d'un continent. Nous avons aujourd'hui un peu de mal à comprendre ces concepts de « nature » et de « droit » qu'ils manipulaient avec tant de légèreté, et nous voyons simplement dans ces idéologies terminales un des indices du désir de l'humanité de se retourner contre elle-même, de mettre fin à une existence qu'elle sentait inadéquate. Les
« écologistes », quoi qu'il en soit, avaient largement sous-estime la capacité d'adaptation du monde vivant, sa rapidité à reconstituer de nouveaux équilibres sur les ruines d'un monde détruit, et mes premiers prédécesseurs néo-humains, tels Daniel3 et Daniel4, soulignent cette sensation d'ironie légère qu'ils éprouvent à voir des forêts denses, peuplées de loups et d'ours, gagner rapidement du terrain sur les anciens complexes industriels. Il est cocasse également, à l'heure où les humains ont pratiquement disparu, et où leur domination passée ne se manifeste plus que par de nostalgiques LA POSSIBILITE D UNE ÎLE
vestiges, de constater la remarquable résistance des acariens et des insectes.
Je passai une nuit paisible, et m'éveillai peu avant l'aube. Fox sur mes talons, je fis le tour du chemin de ronde en regardant le soleil qui se levait sur les eaux du lac
; les
sauvages, ayant abandonné le village, s'étaient probablement repliés sur ses rives. J'entrepris ensuite une exploration complète du château, où je découvris de nombreux objets de fabrication humaine, certains en bon état de conservation. Tous ceux qui comportaient des composants électroniques et des piles au lithium destinées à conserver les données pendant les coupures d'alimentation avaient été irrémédiablement détériorés par le passage des siècles ; je laissai ainsi de côté les téléphones portables, les ordinateurs, les agendas électroniques. Les appareils, par contre, qui ne comportaient que des pièces mécaniques et optiques, avaient pour la plupart très bien résisté. Je jouai quelque temps avec un appareil photo, un Rolleiflex double objectif à la carrosserie de métal d'un noir mat : la manivelle permettant l'entraînement de la pellicule tournait sans heurt ; les lamelles de l'obturateur s'ouvraient et se refermaient avec un petit bruit soyeux, à une vitesse qui variait suivant le chiffre sélectionné sur la molette de contrôle. S'il avait encore existé des pellicules photographiques, des laboratoires de développement, j'étais sûr que j'aurais pu réaliser d'excellents clichés. Alors que le soleil commençait à chauffer, à illuminer de reflets dorés la surface du lac, je méditai quelque temps sur la grâce, et sur l'oubli ; sur ce que l'humanité avait eu de meilleur : son ingéniosité
technologique. Rien ne subsistait aujourd'hui de ces productions littéraires et artistiques dont l'humanité avait été si fière ; les thèmes qui leur avaient donné naissance avaient perdu toute pertinence, leur pouvoir d'émotion s'était évaporé. Rien ne subsistait non plus de ces systèmes philosophiques ou théologiques pour lesquels les hommes s'étaient battus, étaient morts parfois, avaient tué plus souvent encore ; tout cela n'éveillait plus chez un néo-humain le moindre écho, nous n'y voyions plus que les divagations arbitraires d'esprits limités, confus, incapables de produire le moindre concept précis ou simplement utilisable. Les productions technologiques de l'homme, par contre, pouvaient encore inspirer le respect : c'est dans ce domaine que l'homme avait donné
le meilleur de lui-même, qu'il avait exprimé sa nature profonde, il y avait atteint d'emblée à une excellence opérationnelle à laquelle les néo-humains n'avaient rien pu ajouter de significatif.
Mes propres besoins technologiques, cela dit, étaient très limités ; je me contentai d'une paire de jumelles à
fort grossissement et d'un couteau à large lame que je glissai à ma ceinture. Il était possible, après tout, que je sois amené à rencontrer des animaux dangereux dans la suite de mon voyage, si tant est que je le poursuive. Dans l'après-midi, des nuages s'accumulèrent au-dessus de la plaine, et la pluie commença à tomber un peu plus tard par longs rideaux lents et lourds, les gouttes s'écrasaient dans la cour du château avec un bruit mat. Je sortis peu avant le coucher du soleil : les chemins étaient détrempés, impraticables ; je compris alors que l'été faisait place à
l'automne, et je sus aussi que j'allais rester là quelques semaines, quelques mois peut-être ; j'attendrais le début de l'hiver, que les journées redeviennent froides et sèches. Je pourrais chasser, tuer des cerfs ou des biches que je ferais rôtir dans la cheminée, mener cette vie simple que je connaissais par différents récits de vie humains. Fox en serait, je le savais, heureux, la mémoire en était inscrite dans ses gènes ; pour ma part j'avais besoin de capsules de sels minéraux, mais il me restait encore six mois de réserve. Ensuite il me faudrait trouver de l'eau de mer, si la mer existait encore, si je pouvais l'atteindre ; ou bien je devrais mourir. Mon attachement à
la vie n'était pas très élevé par rapport aux critères humains, tout dans l'enseignement de la Sœur suprême était orienté vers l'idée de détachement ; retrouvant le monde originel, j'avais la sensation d'être une présence incongrue, facultative, au milieu d'un univers où tout était orienté vers la survie, et la perpétuation de l'espèce. Tard dans la nuit je me réveillai et distinguai un feu sur les rives du lac. Braquant mes jumelles dans cette direction, j'éprouvai un choc en découvrant les sauvages : jamais je n'en avais vu d'aussi près, et ils étaient différents de ceux qui peuplaient la région d'Almeria, leurs corps étaient plus robustes et leur peau plus claire ; le spécimen contrefait que j'avais aperçu à mon arrivée dans le village était probablement une exception. Ils étaient une trentaine, réunis autour du feu, vêtus de haillons de cuir - probablement de fabrication humaine. Je ne pus soutenir leur vue très longtemps et partis me rallonger dans l'obscurité en tremblant légèrement ; Fox se blottit contre moi, me poussant l'épaule du museau, jusqu'à ce que je m'apaise.
Le lendemain matin, à la porte du château, je découvris une valise de plastique rigide, elle aussi de fabrication humaine ; incapables de mener à bien par eux-mêmes la production d'un objet quelconque, n'ayant développé aucune technologie, les sauvages vivaient sur les débris de l'industrie humaine et se contentaient d'utiliser les objets qu'ils trouvaient ça et là dans les ruines des anciennes habitations, ceux du moins dont ils comprenaient la fonction. J'ouvris la valise : elle contenait des tubercules, dont je ne parvins pas à déterminer la nature, et un quartier de viande rôtie. Cela confirmait la totale ignorance que les sauvages avaient des néohumains : ils n'étaient apparemment même pas conscients que mon métabolisme différait du leur, et que ces aliments étaient inutilisables pour moi ; Fox par contre dévora le quartier de viande avec appétit. Cela confirmait également qu'ils éprouvaient à mon égard une grande crainte, et souhaitaient se concilier ma bienveillance, ou du moins ma neutralité. Le soir venu, je déposai la valise vide à