devenir évident que les choses allaient tourner mal, il valait mieux que je reparte encore une fois, et pour la dernière fois à vrai dire, cette fois nous étions vraiment trop vieux, trop usés, trop amers, nous ne pouvions plus que nous faire du mal, nous reprocher l'un à l'autre l'impossibilité générale des choses. Lors de notre dernier repas (le soir apportait un peu de fraîcheur, nous avions tiré la table dans le jardin, et Isabelle avait fait un effort pour la cuisine), je lui parlai de l'Église élohimite, et de la promesse d'immortalité qui avait été faite à Lanzarote. Bien entendu elle avait un peu suivi les informations, mais elle pensait comme la plupart des gens que tout ça était complètement bidon, et elle ignorait que j'avais été sur place. Je pris alors conscience qu'elle n'avait jamais rencontré Patrick, même si elle se souvenait de Robert le Belge, et qu'au fond il s'était passé beaucoup de choses dans ma vie depuis son départ, c'était même surprenant que je ne lui en aie pas parlé plus tôt. Sans doute l'idée était-elle trop neuve, à vrai dire j'oubliais moi-même la plupart du temps que j'étais devenu immortel, il me fallait faire un effort pour m'en souvenir. Je lui expliquai pourtant, en reprenant l'histoire depuis le début, avec toutes les précisions requises, j'insistai sur la personnalité
de Savant, sur l'impression générale de compétence qu'il m'avait faite. Son intelligence, à elle aussi, fonctionnait encore très bien, je crois qu'elle ne connaissait rien à la génétique, elle n'avait jamais pris le temps de s y intéresser, pourtant elle suivit sans difficulté mes explications, et en tira aussitôt les conséquences.
« L'immortalité, donc... dit-elle. Ce serait comme une deuxième chance.
~ Ou une troisième chance ; ou des chances multiples, à l'infini. L'immortalité, vraiment.
- D'accord ; je suis d'accord pour leur laisser mon ADN, pour leur léguer mes biens. Tu vas me donner leurs coordonnées. Je le ferai pour Fox également. Pour ma mère... » Elle hésita, s'assombrit. «Je pense que c'est trop tard pour elle ; elle ne comprendrait pas. Elle souffre, en ce moment ; je crois qu'elle veut vraiment mourir. Elle veut le néant. »
La rapidité de sa réaction me surprit, et c'est à partir de ce moment, je pense, que j'eus l'intuition qu'un phénomène nouveau allait se produire. Qu'une religion nouvelle puisse naître en Occident était déjà en soi une surprise, tant l'histoire européenne des trente dernières années avait été marquée par l'effondrement massif, d'une rapidité stupéfiante, des croyances religieuses traditionnelles. Dans des pays comme l'Espagne, la Pologne, l'Irlande, une foi catholique profonde, unanime, massive structurait la vie sociale et l'ensemble des comportements depuis des siècles, elle déterminait la morale comme les relations familiales, conditionnait l'ensemble des productions culturelles et artistiques, des hiérarchies sociales, des conventions, des règles de vie. En l'espace de quelques années, en moins d'une génération, en un temps incroyablement bref, tout cela avait disparu, s'était évaporé dans le néant. Dans ces pays aujourd'hui plus personne ne croyait en Dieu, n'en tenait le moindre compte, ne se souvenait même d'avoir cru ; et cela s'était fait sans difficulté, sans conflit, sans violence ni protestation d'aucune sorte, sans même une discussion véritable, aussi aisément qu'un objet lourd, un temps maintenu par une entrave extérieure, revient dès qu'on le lâche à sa position d'équilibre. Les croyances spirituelles humaines étaient peut-être loin d'être ce bloc massif, solide, irréfutable qu'on se DANIEL 1,21
représente habituellement ; elles étaient peut-être au contraire ce qu'il y avait en l'homme de plus fugace, de plus fragile, de plus prompt à naître et à mourir. La plupart des témoignages nous le confirment : c'est en effet à partir de cette époque que l'Église élohimite allait faire de plus en plus d'adeptes et se répandre sans résistance sur l'ensemble du monde occidental. Après avoir réalisé, en moins de deux ans, une OPA ultrarapide sur les courants bouddhistes occidentaux, le mouvement élohimite absorba avec la même facilité les ultimes résidus de la chute du christianisme avant de se tourner vers l'Asie dont la conquête, opérée à partir du Japon, fut là aussi d'une rapidité surprenante, surtout si l'on considère que ce continent avait, des siècles durant, résisté victorieusement à toutes les tentatives missionnaires chrétiennes. Il est vrai que les temps avaient changé, et que Pélohimisme marchait en quelque sorte à la suite du capitalisme de consommation - qui, faisant de la jeunesse la valeur suprêmement désirable, avait peu à
peu détruit le respect de la tradition et le culte des ancêtres - dans la mesure où il promettait la conservation indéfinie de cette même jeunesse, et des plaisirs qui lui étaient associés.
L'islam, curieusement, fut un bastion de résistance plus durable. S'appuyant sur une immigration massive et incessante, la religion musulmane se renforça dans les DANIEL25,10
pays occidentaux pratiquement au même rythme que l'élohimisme ; s'adressant en priorité aux populations venues du Maghreb et d'Afrique noire, elle n'en connaissait pas moins un succès croissant auprès des Européens « de souche », succès uniquement imputable à son machisme. Si l'abandon du machisme avait en effet rendu les hommes malheureux, il n'avait nullement rendu les femmes heureuses. De plus en plus nombreux étaient ceux, et surtout celles, qui rêvaient d'un retour à un système où
les femmes étaient pudiques et soumises, et leur virginité
préservée. Bien entendu, en même temps, la pression erotique sur le corps des jeunes filles ne cessait de s'accroître, et l'expansion de l'islam ne fut rendue possible que grâce à l'introduction d'une série d'accommodements, sous l'influence d'une nouvelle génération d'imams qui, s'inspirant à la fois de la tradition catholique, des
reality-shows
et du sens du spectacle des télé-évangélistes américains, mirent au point à destination du public musulman un scénario de vie édifiant basé sur la conversion et le pardon des péchés, deux notions pourtant relativement étrangères à la tradition islamique. Dans le schéma type, qui se trouve reproduit à l'identique dans des douzaines de
telenovelas
le plus souvent tournées en Turquie ou en Afrique du Nord, la jeune fille, à la consternation de ses parents, mène d'abord une vie dissolue Marquée par l'alcool, la consommation de drogues et la liberté sexuelle la plus effrénée. Puis, marquée par un événement qui provoque en elle un choc salutaire (un fortement douloureux ; la rencontre avec un jeune musulman intègre et pieux poursuivant des études d'ingénieur), elle laisse loin d'elle les tentations du monde et devient une épouse soumise, chaste et voilée. Le même schéma existait sous forme masculine, mettant cette fois en scène généralement des rappeurs, et insistant davantage sur la délinquance et la consommation de drogues dures. Ce scénario hypocrite devait connaître un succès d'autant plus vif que l'âge choisi pour la conversion (entre vingtdeux et vingt-cinq ans) correspondait assez bien à celui où les jeunes Maghrébines, d'une beauté spectaculaire pendant leurs années d'adolescence, commençaient à
grossir et à éprouver le besoin de vêtements plus couvrants. En l'espace d'une à deux décennies, l'islam devait ainsi parvenir à assumer en Europe le rôle qui était celui du catholicisme au cours de sa période faste : celui d'une religion « officielle », organisatrice du calendrier et des mini-cérémonies rythmant le passage du temps, aux dogmes suffisamment primitifs pour être à la portée du plus grand nombre tout en conservant une ambiguïté
propre à séduire les esprits les plus déliés, se réclamant en principe d'une austérité morale redoutable tout en maintenant, dans la pratique, des passerelles susceptibles de réintégrer n'importe quel pécheur. Le même phénomène se produisit aux États-Unis d'Amérique, à partir surtout de la communauté noire - à ceci près que le catholicisme, porté par l'immigration latino-américaine, y conserva longtemps des positions plus importantes. Tout cela ne pouvait, pourtant, durer qu'un temps, et le refus de vieillir, de
se ranger
et de se transformer en bonne grosse mère de famille devait, quelques années plus tard, toucher à leur tour les populations issues de l'immigration. Lorsqu'un système social est détruit, cette destruction est définitive, et aucun retour en arrière n'est possible ; les lois de l'entropie sociale, valables en théorie pour n'importe quel système relationnel humain, DANIEL25,10
ne furent démontrées en toute rigueur que par Hewlett et Dude, deux siècles plus tard ; mais elles étaient déjà
depuis longtemps intuitivement connues. La chute de l'islam en Occident rappelle en fait curieusement celle, quelques décennies plus tôt, du communisme : dans l'un et l'autre cas, le phénomène de reflux devait naître dans les pays d'origine et balayer en quelques années les organisations, pourtant puissantes et richissimes, mises surpied dans les pays d'accueil. Lorsque les pays arabes, après des années d'un travail de sape fait essentiellement de connexions Internet clandestines et de téléchargement de produits culturels décadents, purent enfin accéder à un mode de vie basé sur la consommation de masse, la liberté sexuelle et les loisirs, l'engouement des populations fut aussi intense et aussi vif qu'il l'avait été, un demi-siècle plus tôt, dans les pays communistes. Le mouvement partit, comme souvent dans l'histoire humaine, de la Palestine, plus précisément d'un refus soudain des jeunes filles palestiniennes de limiter leur existence à la procréation répétée de futurs djihadistes, et de leur désir de profiter de la liberté de mœurs qui était celle de leurs voisines israéliennes. En quelques années, la mutation, portée par la musique techno (comme 1 attraction pour le monde capitaliste l'avait été quelques années plus tôt par le rock, et avec une efficacité encore accrue par l'usage du réseau) se répandit à l'ensemble des pays arabes, qui eurent à faire face à une révolte massive de la jeunesse, et ne purent évidemment y parvenir. Il devint alors parfaitement clair, aux yeux des populations occidentales, que les pays musulmans n'avaient été maintenus dans leur foi primitive que par l'ignorance et la contrainte ; privés de leur base arrière, les mouvements islamistes occidentaux s'effondrèrent d'un seul coup.
L'élohimisme, de son côté, était parfaitement adapté
à la civilisation des loisirs au sein de laquelle il avait pris naissance. N'imposant aucune contrainte morale, réduisant l'existence humaine aux catégories de l'intérêt et du plaisir, il n'en reprenait pas moins à son compte la promesse fondamentale qui avait été celle de toutes les religions monothéistes : la victoire contre la mort. Éradiquant toute dimension spirituelle ou confuse, il limitait simplement la portée de cette victoire, et la nature de la promesse, à
la prolongation illimitée de la vie matérielle, c'est-à-dire à la satisfaction illimitée des désirs physiques. La première cérémonie fondamentale marquant la conversion de chaque nouvel adepte - le prélèvement de l'ADN - s'accompagnait de la signature d'un acte au cours duquel le postulant confiait à l'Église, après sa mort, tous ses biens - celle-ci se réservant la possibilité
de les investir, tout en lui promettant, après sa résurrection, de les lui rendre en pleine propriété. La chose apparaissait d'autant moins choquante que l'objectif poursuivi était l'élimination de toute filiation naturelle, donc de tout système d'héritage, et que la mort était présentée comme une période neutre, une simple stase dans l'attente d'un corps rajeuni. Après une intense campagne auprès des milieux d'affaires américains, le premier converti fut Steve Jobs - qui demanda, et obtint, une dérogation partielle au bénéfice des enfants qu'il avait procréés avant de découvrir l'élohimisme. Il fut suivi de près par Bill Gates, Richard Branson, puis par un nombre croissant de dirigeants des plus importantes firmes mondiales. L'Église devint ainsi extrêmement riche, et peu d'années après la mort du prophète elle représentait déjà, en capital investi comme en nombre d'adeptes, la première religion européenne. La seconde cérémonie fondamentale était l'entrée dans l'attente de la résurrection - en d'autres termes le suicide. Après une période de flottement et d'incertitude, la coutume s'instaura peu à peu de l'accomplir en public, selon un rituel harmonieux et simple, au moment choisi par l'adepte, lorsqu'il estimait que son corps physique n'était plus en état de lui donner les joies qu'à pouvait légitimement en attendre. Il s'accomplissait avec une grande confiance, dans la certitude d'une résurrection proche - chose d'autant plus surprenante que Miskiewicz, malgré les moyens de recherche colossaux mis à sa disposition, n'avait fait aucun réel progrès, et que s'il pouvait en effet garantir une conservation illimitée de l'ADN, il était pour l'instant incapable d'engendrer un organisme vivant plus complexe qu'une simple cellule. La promesse d'immortalité faite en son temps par le christianisme reposait, il est vrai, sur des bases encore bien plus minces. L'idée de l'immortalité n'avait au fond jamais abandonné l'homme, et même s'il avait dû, contraint et forcé, renoncer à ses anciennes croyances, il en avait gardé, toute proche, la nostalgie, il ne s'était jamais resigné, et il était prêt, moyennant n'importe quelle explication un tant soit peu convaincante, à se laisser guider par une nouvelle foi.
« Alors, un culte transformable obtiendra sur
un dogme flétri la prépondérance empirique
qui doit préparer l'ascendant systématique
attribué par le positivisme a l'élément affectif
de la religion. »
Auguste Comte - Appel aux conservateurs
J'avais si peu moi-même la nature d'un
croyant
que les croyances d'autrui m'étaient en réalité presque indifférentes ; c'est sans difficulté, mais aussi sans y attacher d'importance, que je communiquai à Isabelle les coordonnées de l'Église élohimite. Je tentai de faire l'amour, cette dernière nuit, avec elle, mais ce fut un échec. Pendant quelques minutes elle essaya de mastiquer ma bite, mais je sentais bien qu'elle n'avait pas fait ça depuis des années, qu'elle n'y croyait plus, et pour mener ce genre de choses à bien il faut quand même un minimum de foi, et d'enthousiasme ; la chair dans sa bouche demeurait molle, et mes couilles pendantes ne réagissaient plus à ses caresses approximatives. Elle finit par renoncer et par me demander si je voulais des somnifères. Oui je voulais bien, c'est toujours une erreur de refuser je pense, c'est inutile de se torturer. Elle était toujours capable de se lever en premier et de préparer le café, ça c'était encore une chose qu'elle pouvait faire. Il y avait un peu de rosée sur les lilas, la température était plus fraîche, j'avais réservé dans le train de 8 h 32 et l'été commençait à lâcher prise. Te m'installai comme d'habitude au Lutetia, et là aussi je mis longtemps à rappeler Vincent, peut-être un mois ou deux, sans raison précise, je faisais les mêmes choses qu'avant mais je les faisais au ralenti, comme si je devais décomposer les actes pour parvenir à les accomplir de manière à peu près satisfaisante. De temps en temps je m'installais au bar, je m'imbibais tranquillement, avec flegme ; assez souvent, j'étais reconnu par d'anciennes relations. Je ne faisais aucun effort pour alimenter la conversation, et n'en ressentais aucune gêne ; voilà bien un des seuls avantages d'être une
star -
ou plutôt une ancienne star, dans mon cas : lorsqu'on rencontre quelqu'un d'autre et qu'on en vient, comme c'est normal, à s'ennuyer ensemble, sans qu'aucun des deux en soit précisément à l'origine, en quelque sorte
d'un commun
accord,
c'est toujours l'autre qui s'en sent responsable, qui se sent coupable de n'avoir pas su maintenir la conversation à un niveau suffisamment élevé, de n'avoir pas su installer une ambiance suffisamment étincelante et chaleureuse. II s'agit là d'une situation confortable, et même relaxante dès l'instant où l'on commence véritablement à s'en foutre. Parfois, au milieu d'un échange verbal où