- ayant en même temps accepté son échec probable, et le trépas qui s'ensuivrait. Je m'aperçus alors que Fox avait disparu - il avait dû flairer une piste, et s'aventurer plus loin dans les sous-bois. Je battis les buissons qui entouraient le lac pendant plus de trois heures, appelant de temps à autre, à intervalles réguliers, dans un silence angoissant, cependant que la lumière commençait à baisser. Je retrouvai son corps à la tombée de la nuit, transpercé par une flèche. Sa mort avait dû être affreuse, ses yeux déjà vitreux reflétaient une expression de panique. Dans un ultime geste de cruauté, les sauvages avaient découpé ses oreilles ; ils avaient dû procéder rapidement de peur que je ne les surprenne, la découpe était grossière, du sang avait éclaboussé son museau et son poitrail. Mes jambes fléchirent sous moi, je tombai agenouillé
devant le cadavre encore tiède de mon petit compagnon ; il aurait peut-être suffi que je survienne cinq ou dix minutes plus tôt pour tenir les sauvages à distance. J'allais devoir creuser une sépulture, mais pour l'instant je ne m'en sentais pas la force. La nuit tombait, des masses de brume froide commençaient à se former autour du lac. Je contemplai longuement, très longuement, le corps mutilé de Fox ; puis les mouches arrivèrent, en petit nombre.
et le mot de passe était : élenthérine. »
À présent, j'étais seul. La nuit tombait sur le lac, et ma solitude était définitive. Jamais Fox ne revivrait, ni lui ni aucun chien doté du même capital génétique, il avait sombré dans l'anéantissement intégral vers lequel je me dirigeais à mon tour. Je savais maintenant avec certitude que j'avais connu l'amour, puisque je connaissais la souffrance. Fugitivement je repensai au récit de vie de Daniel, conscient maintenant que ces quelques semaines de voyage m'avaient donné une vision simplifiée, mais exhaustive, de la vie humaine. Je marchai toute la nuit, puis le jour suivant, puis la nuit suivante, et une grande partie du troisième jour. De temps en temps je m'arrêtais, j'absorbais une capsule de sels minéraux, je buvais une rasade d'eau et je reprenais ma route ; je ne ressentais aucune fatigue. Je n'avais pas beaucoup de connaissances biochimiques ni physiologiques, la lignée des Daniel n'était pas une lignée de scientifiques ; je savais cependant que le passage à l'autotrophie s'était, chez les néo-humains, accompagné de diverses modifications dans la structure et le fonctionnement des muscles lisses. Par rapport à un humain je bénéficiais d'une souplesse, d'une endurance et d'une autonomie de fonctionnement largement accrues. Ma psychologie, bien entendu, était elle aussi différente ; je ne connaissais pas la peur, et si j'étais accessible à la souffrance je n'éprouvais pas toutes les dimensions de ce que les humains appelaient le
regret
; ce sentiment existait en moi, mais il ne s'accompagnait d'aucune projection mentale. Je ressentais déjà un manque en pensant aux caresses de Fox, à cette façon qu'il avait de se blottir sur mes genoux ; à ses baignades, à ses courses, à la joie surtout qui se lisait dans son regard, cette joie qui me bouleversait parce qu'elle m'était si étrangère ; mais cette souffrance, ce manque me paraissaient inéluctables, du simple fait qu'ils
étaient.
L'idée que les choses auraient pu être différentes ne me traversait pas l'esprit, pas plus que l'idée qu'une chaîne de montagnes, présente devant mes yeux, aurait pu s'évanouir pour être remplacée par une plaine. La conscience d'un déterminisme intégral était sans doute ce qui nous différenciait le plus nettement de nos prédécesseurs humains. Comme eux, nous n'étions que des machines conscientes ; mais, contrairement à eux, nous avions conscience de n'être que des machines. J'avais marché sans réfléchir pendant une quarantaine d'heures, dans un brouillard mental complet, uniquement guidé par un vague souvenir du trajet sur la carte. J'ignore ce qui me fit m'arrêter, et me ramena à la pleine conscience ; sans doute le caractère étrange du paysage qui m'entourait. Je devais maintenant être près des ruines de l'ancienne Madrid, j'étais en tout cas au milieu d'un espace de macadam immense, qui s'étendait presque à perte de vue, ce n'est que dans le lointain qu'on distinguait, confusément, un paysage de collines sèches et peu élevées. Ça et là le sol s'était soulevé sur plusieurs mètres, formant des cloques monstrueuses, comme sous l'effet d'une terrifiante onde de chaleur venue du sous-sol. Des rubans de macadam montaient vers le ciel, se soulevaient sur plusieurs dizaines de mètres avant d'être brisés net et de s'achever dans un éboulis de gravier et de pierres noires ; des débris métalliques, des vitres explosées jonchaient le sol. Je crus d'abord que je me trouvais près d'un péage autoroutier, mais il n'y avait aucune indication de direction, nulle part, et je finis par comprendre que j'étais au milieu de ce qui restait de l'aéroport de Barajas. En continuant vers l'ouest, j'aperçus quelques signes d'une ancienne activité humaine : des téléviseurs à écran plat, des piles de CD en miettes, une immense PLV représentant le chanteur David Bisbal. Les radiations devaient être encore fortes dans cette zone, c'avait été un des endroits les plus bombardés au cours des dernières phases du conflit interhumain. J'étudiai ma carte : je devais être tout près de l'épicentre de la faille ; si je voulais maintenir mon cap il me fallait obliquer vers le Sud, ce qui nie ferait passer par l'ancien centre ville. Des carcasses de voitures agglomérées, fondues, ralentirent quelque temps ma progression au niveau de l'échangeur de la M 45 et de la R 2. C'est en traversant les anciens entrepôts IVECO que j'aperçus les premiers sauvages urbains. Ils étaient une quinzaine, regroupés sous l'auvent de métal d'un hangar, à une cinquantaine de mètres. J'épaulai ma carabine et tirai rapidement : une des silhouettes s'effondra, les autres se replièrent à l'intérieur du hangar. Un peu plus tard, en me retournant, je vis que deux d'entre eux ressortaient prudemment et traînaient leur compagnon à l'intérieur - sans doute dans le but de s'en repaître. J'avais emporté les jumelles, et pus constater qu'ils étaient plus petits et plus contrefaits que ceux que j'avais observés dans la région d'Alarcôn ; leur peau, d'un gris sombre, était parsemée d'excroissances et de pustules - sans doute une conséquence des radiations. Ils manifestaient en tout cas la même terreur des néo-humains, et tous ceux que je croisai dans les ruines de la ville prirent la fuite aussitôt, sans me laisser le temps d'ajuster mon tir ; j'eus quand même la satisfaction d'en abattre cinq ou six. Bien que la plupart fussent affectés d'une claudication ils se déplaçaient rapidement, en s'aidant parfois de leurs membres antérieurs ; j'étais surpris, et même atterré, par cette pullulation imprévue. Pénétré du récit de vie de Daniel1, ce fut pour moi une émotion étrange que de me retrouver dans la Galle Obispo de Léon, où avait eu lieu son premier rendezvous avec Esther. Du bar qu'il mentionnait ne demeurait nulle trace, en fait la rue se limitait à deux pans de mur noircis dont l'un, par hasard, portait une plaque indicatrice. L'idée me vint alors de rechercher la Galle San Isidor où avait eu lieu, au dernier étage du numéro 3, la party d'anniversaire qui avait marqué la fin de leur relation. Je me souvenais assez bien du plan du centre de Madrid tel qu'il se présentait à l'époque de Daniel : certaines rues étaient complètement détruites, d'autres intactes, sans logique apparente. Il me fallut à peu près une demi-heure pour trouver l'immeuble que je cherchais ; il était encore debout. Je montai jusqu'au dernier étage, soulevant une poussière de béton sous mes pieds. Les meubles, les tentures, les tapis avaient entièrement disparu ; il n'y avait, sur le sol souillé, que quelques petits tas d'excréments sèches. Pensivement, je parcourus les pièces où avait eu lieu ce qui avait sans doute
été
un des pires moments de la vie de Daniel. Je marchai jusqu'à
la terrasse d'où il avait contemplé le paysage urbain juste avant d'entrer dans ce qu'il appelait sa « dernière ligne droite ». Naturellement, je ne pus m'empêcher de méditer une fois de plus sur la passion amoureuse chez les humains, sa terrifiante violence, son importance dans l'économie génétique de l'espèce. Aujourd'hui le paysage d'immeubles calcinés, éventrés, les tas de gravats et de poussière produisaient une impression apaisante, invitaient à un détachement triste, dans leur dégradé de gris sombre. La vue qui s'offrait à moi était à peu près la même dans toutes les directions ; mais je savais qu'en direction du Sud-Ouest, une fois la faille franchie, à la hauteur de Leganes ou peut-être de Fuenlabrada, j'allais devoir aborder la traversée du Grand Espace Gris. L'Estrémadure, le Portugal avaient disparu en tant que régions différenciées. La succession d'explosions nucléaires, de raz de marée, de cyclones qui avaient déferlé sur cette zone géographique pendant plusieurs siècles avaient fini par araser complètement sa surface et par la transformer en un vaste plan incliné, de déclivité faible, qui apparaissait sur les photos satellite comme uniformément composé de cendres pulvérulentes d'un gris très clair. Ce plan incliné continuait sur environ deux mille cinq cents kilomètres avant de déboucher sur une région du monde mal connue, au ciel presque continuellement saturé de nébulosités et de vapeurs, située à l'emplacement des anciennes îles Canaries. Gênées par la couche nuageuse, les rares observations satellite disponibles étaient peu fiables. Lanzarote pouvait être demeurée une presqu'île, être devenue une île, ou avoir complètement disparu ; telles étaient, sur le plan géographique, les données de mon voyage. Sur le plan physiologique, il est certain que j'allais manquer d'eau. En marchant vingt heures par jour, je pouvais parcourir quotidiennement une distance de cent cinquante kilomètres ; il me faudrait un peu plus de deux semaines pour parvenir aux zones maritimes, si tant est qu'elles existent. J'ignorais la résistance exacte de mon organisme à la dessication ; il n'avait, je pense, jamais été
testé dans ces conditions extrêmes. Avant de prendre la route j'eus une brève pensée pour Marie23, qui avait eu, venant de New York, à affronter des difficultés comparables ; j'eus également une pensée pour les anciens humains, qui en ces circonstances recommandaient leur âme à Dieu ; je regrettai l'absence de Dieu, ou d'une entité
du même ordre ; j'élevai enfin mon esprit vers l'espérance en l'avènement des Futurs.
Les Futurs, contrairement à nous, ne seront pas des machines, ni même véritablement des êtres séparés. Ils seront un, tout en étant multiples. Rien ne peut nous donner une image exacte de la nature des Futurs. La lumière est une, mais ses rayons sont innombrables. J'ai retrouvé le sens de la Parole ; les cadavres et les cendres guideront mes pas, ainsi que le souvenir du bon chien Fox. Je partis à l'aube, environné par le bruissement multiplié
de la fuite des sauvages. Traversant les banlieues en ruines, j'abordai le Grand Espace Gris peu avant midi. Je déposai ma carabine, qui ne m'était plus d'aucune utilité : aucune vie, ni animale ni végétale, n'avait été signalée au-delà
de la grande faille. Tout de suite, ma progression s'avéra plus facile que prévu : la couche de cendres n'avait qu'une épaisseur de quelques centimètres, elle recouvrait un sol dur qui avait l'apparence du mâchefer, et où la démarche prenait facilement appui. Le soleil était haut dans un azur immobile, il n'y avait aucune difficulté de terrain, aucun relief qui aurait pu me détourner de mon cap. Progressivement, je glissai tout en marchant dans une rêverie paisible où se mêlaient des images de néo-humains modifiés, plus ténus et plus frêles, presque abstraits, et le souvenir des visions soyeuses, veloutées, que Marie23 avait longtemps auparavant, dans ma vie antérieure, fait naître sur mon écran afin de paraphraser l'absence de Dieu. Peu avant le coucher du soleil, je fis une halte brève. À l'aide de quelques observations trigonométriques, je pus déterminer la déclivité à environ 1 %. Si la pente restait la même jusqu'au bout, la surface des océans était située à vingt-cinq mille mètres en dessous du niveau de la plaque continentale. On n'était, alors, plus très loin de Pasthénosphère ; je devais m'attendre à une augmentation sensible de la température au cours des jours suivants. La chaleur ne devint en réalité pénible qu'une semaine plus tard, en même temps que je commençais à ressentir les premières atteintes de la soif. Le ciel était d'une pureté
immuable et d'un bleu de smalt de plus en plus intense, presque sombre. Je me dépouillai, un à un, de mes vêtements ; mon sac ne contenait plus que quelques capsules de sels minéraux ; j'avais maintenant du mal à les prendre, la sécrétion de salive devenait insuffisante. Physiquement je souffrais, ce qui était une sensation nouvelle pour moi. Entièrement placée sous l'emprise de la nature, la vie des animaux sauvages n'avait été que douleur, avec quelques moments de détente brusque, de bienheureux abrutissement lié à la satisfaction des instincts - alimentaires ou sexuels. La vie des hommes avait été, en gros, semblable, et placée sous la domination de la souffrance, avec de brefs instants de plaisir liés à la conscientisation de l'instinct, devenu désir dans l'espèce humaine. Celle des néo-humains se voulait apaisée, rationnelle, éloignée du plaisir comme de la souffrance, et mon départ était là
pour témoigner de son échec. Les Futurs, peut-être, connaîtraient la joie, autre nom du plaisir continué. Je marchais sans répit, toujours au rythme de vingt heures journalières, conscient que ma survie dépendait maintenant d'une banale question de régulation de la pression osmotique, d'équilibre entre ma teneur en sels minéraux et la quantité d'eau que mes cellules avaient pu mettre en réserve. Je n'étais pas, à proprement parler, certain de vouloir vivre, mais l'idée de la mort n'avait aucune consistance. Je percevais mon corps comme un véhicule, mais c'était un véhicule de rien. Je n'avais pas été capable d'accéder à l'Esprit ; je continuais, pourtant, à attendre un signe. Sous mes pas les cendres devenaient blanches, et le ciel prenait des tonalités ultramarines. C'est deux jours plus tard que je trouvai le message de Marie23. Calligraphié d'une écriture nette et serrée, il avait été tracé
sur des feuilles d'un plastique fin, transparent, indéchirable ; celles-ci avaient été roulées et placées dans un tube de métal noir, qui fit un bruit léger quand je l'ouvris. Ce message ne m'était pas spécifiquement destiné, il n'était à vrai dire destiné à personne : ce n'était qu'une manifestation supplémentaire de cette volonté absurde ou sublime, présente chez les humains, et restée identique chez leurs successeurs, de témoigner, de laisser une trace. La teneur générale de ce message était d'une profonde tristesse. Pour sortir des ruines de New York, Marie23