avait dû côtoyer de nombreux sauvages, parfois regroupés en tribus importantes ; contrairement à moi, elle avait cherché à établir le contact. Protégée par la crainte qu'elle leur inspirait, elle n'en avait pas moins été écœurée par la brutalité de leurs rapports, par leur absence de pitié
pour les sujets âgés ou faibles, par leur appétit indéfiniment renouvelé de violence, d'humiliations hiérarchiques ou sexuelles, de cruauté pure et simple. Les scènes auxquelles j'avais assisté près d'Alarcon, elle les avait vues se renouveler, presque identiques, à New York alors que les tribus étaient situées à des distances considérables et qu'elles n'avaient pu avoir, depuis sept ou huit siècles, aucun contact. Aucune fête chez les sauvages ne pouvait apparemment se concevoir sans la violence, le sang versé, le spectacle de la torture ; l'invention de supplices compliqués et atroces semblait même être le seul point sur lequel ils eussent conservé quelque chose de l'ingéniosité de leurs ancêtres humains ; là se bornait toute leur civilisation. Si l'on croyait à l'hérédité du caractère moral, cela n'avait rien de surprenant : il est naturel que ce soient les individus les plus brutaux et les plus cruels, ceux disposant du potentiel d'agressivité le plus élevé, qui survivent en plus grand nombre à une succession de conflits de longue durée, et transmettent leur caractère à leur descendance. Rien, en matière d'hérédité morale, n'avait jamais pu être confirmé - ni infirmé ; mais le témoignage de Marie23, comme le mien, légitimait amplement le verdict définitif que la Sœur suprême avait porté sur l'humanité, et justifiait sa décision de ne rien faire pour contrecarrer le processus d'extermination dans lequel elle s'était, voici deux millénaires, engagée. On pouvait se demander pourquoi Marie23 avait continué sa route ; il semblait d'ailleurs, à lire certains passages, qu'elle ait envisagé d'abandonner, mais il s'était sans doute développé en elle, comme chez moi, comme chez tous les néo-humains, un certain fatalisme, lié à la conscience de notre propre immortalité, par lequel nous nous rapprochions des anciennes peuplades humaines chez qui des croyances religieuses s'étaient implantées avec force. Les configurations mentales survivent en général longtemps à la réalité qui leur a donné naissance. Devenu techniquement immortel, ayant au moins atteint un stade qui s'apparentait à la
réincarnation,
Daniel1 ne s'en était pas moins comporté jusqu'au bout avec l'impatience, la frénésie, l'avidité d'un simple mortel. De même, bien qu'étant sorti de ma propre initiative du système de reproduction qui m'assurait l'immortalité, ou plus exactement la reproduction indéfinie de mes gènes, je savais que je ne parviendrais jamais à prendre tout à
fait conscience de la mort ; je ne connaîtrais jamais l'ennui, le désir ni la crainte au même degré qu'un être humain. Au moment où je m'apprêtais à replacer les feuilles dans le tube je m'aperçus qu'il contenait un dernier objet, que j'eus un peu de mal à extraire. Il s'agissait d'une page arrachée d'un livre de poche humain, pliée et repliée jusqu'à former une lamelle de papier qui tomba en morceaux lorsque j'essayai de la déplier. Sur le plus grand des fragments, je lus ces phrases où je reconnus le dialogue du
Banquet
dans lequel Aristophane expose sa conception de l'amour :
« Quand donc un homme, qu'il soit porté sur les garçons ou sur les femmes, rencontre celui-là même qui est sa moitié, c'est un prodige que les transports de tendresse, de confiance et d'amour dont ils sont saisis ; ils ne voudraient plus se séparer, ne fût-ce qu'un instant. Et voilà les gens qui passent toute leur vie ensemble, sans pouvoir dire d'ailleurs ce qu'ils attendent l'un de l'autre ; car il ne semble pas que ce soit uniquement le plaisir des sens qui leur fasse trouver tant de charme dans la compagnie de l'autre. Il est évident que leur âme à tous deux désire autre chose, qu'elle ne peut dire, mais qu'elle devine, et laisse deviner. »
Je me souvenais parfaitement de la suite : Héphaïstos le forgeron apparaissant aux deux mortels « pendant qu'ils sont couchés ensemble », leur proposant de les fondre et de les souder ensemble « de sorte que de deux ils ne fassent plus qu'un, et qu'après leur mort, là-bas, chez Hadès, ils ne soient plus deux, mais un seul, étant morts d'une commune mort ». Je me souvenais, surtout, des dernières phrases : « Et la raison en est que notre ancienne nature était telle que nous formions un tout complet. C'est le désir et la poursuite de ce tout qui s'appelle amour ». C'est ce livre qui avait intoxiqué l'humanité occidentale, puis l'humanité dans son ensemble, qui lui avait inspiré le dégoût de sa condition d'animal rationnel, qui avait introduit en elle un rêve dont elle avait mis plus de deux millénaires à essayer de se défaire, sans jamais y parvenir totalement. Le christianisme luimême, saint Paul lui-même n'avaient pu que s'incliner devant cette force. « Les deux deviendront une seule chair ; ce mystère est grand, je l'affirme, par rapport au Christ et à l'Église. » Jusque dans les derniers récits de vie humains, on en retrouvait la nostalgie inguérissable. Lorsque je voulus replier le fragment, il s'effrita entre mes doigts ; je rebouchai le tube, le reposai sur le sol. Avant de repartir j'eus une dernière pensée pour Marie23, encore humaine, si humaine ; je me remémorai l'image de son corps, que je n'aurais pas l'occasion de connaître. Tout à coup, je pris conscience avec inquiétude que si j'avais trouvé son message, c'est que l'un de nous avait dévié de sa route. La surface uniforme et blanche n'offrait aucun point de repère, mais il y avait le soleil, et un rapide examen de mon ombre m'apprit que j'avais en effet pris trop à
l'Ouest ; il me fallait maintenant obliquer plein Sud. Je n'avais pas bu depuis dix jours, je ne parvenais plus à
m'alimenter, et ce simple moment de distraction risquait de m'être fatal. Je ne souffrais plus beaucoup à vrai dire, le signal de la douleur s'était atténué, mais je ressentais une immense fatigue. L'instinct de survie existait toujours chez les néo-humains, il était simplement plus modéré ; je suivis en moi, pendant quelques minutes, sa lutte avec la fatigue, tout en sachant qu'il finirait par l'emporter. D'un pas plus lent, je repris ma route en direction du Sud. Je marchai tout le jour, puis la nuit suivante, me guidant sur les constellations. C'est trois jours plus tard, dans les premières heures, que j'aperçus les nuages. Leur surface soyeuse apparaissait comme une simple modulation de l'horizon, un tremblement de lumière, et je crus d'abord à un mirage, mais en m'approchant davantage je distinguai plus nettement des cumulus d'un beau blanc mat, séparés de minces volutes d'une immobilité surnaturelle. Vers midi je traversais la couche nuageuse, et je faisais face à la mer. J'avais atteint le terme de mon voyage. Ce paysage ne ressemblait guère, à vrai dire, à l'océan tel que l'homme avait pu le connaître ; c'était un chapelet de mares et d'étangs à l'eau presque immobile, séparés par des bancs de sable ; tout était baigné d'une lumière opaline, égale. Je n'avais plus la force de courir, et c'est d'un pas chancelant que je me dirigeai vers la source de vie. La teneur en minéraux des premières mares, peu profondes, était très faible ; tout mon corps, pourtant, accueillit le bain salé avec reconnaissance, j'eus l'impression d'être traversé de part en part par une onde nutritive, bienfaisante. Je comprenais, et je parvenais presque à ressentir les phénomènes qui se déroulaient en moi : la pression osmotique qui revenait à la normale, les chaînes métaboliques qui recommençaient à tourner, produisant l'ATP nécessaire au fonctionnement des muscles, les protéines et les acides gras requis par la régénération cellulaire. C'était comme la continuation d'un rêve après un moment de réveil angoissé, comme un soupir de satisfaction de la machine.
Deux heures plus tard je me relevai, mes forces déjà
un peu reconstituées ; la température de l'air et celle de l'eau étaient égales, et devaient être proches de 37 °C, car je ne ressentais aucune sensation de froid ni de chaleur ; la luminosité était vive sans être éblouissante. Entre les mares, le sable était creusé d'excavations peu profondes qui ressemblaient à de petites tombes. Je m'allongeai dans l'une d'elles ; le sable était tiède, soyeux. Alors je réalisai que j'allais vivre ici, et que mes jours seraient nombreux. Les périodes diurne et nocturne avaient une durée égale de douze heures, et je pressentais qu'il en serait de même toute l'année, que les modifications astronomiques survenues lors du Grand Assèchement avaient créé ici une zone qui ne connaissait pas les saisons, où régnaient les conditions d'un perpétuel début d'été.
Assez vite, je perdis l'habitude d'avoir des horaires de sommeil réguliers ; je dormais par périodes d'une heure ou deux, de jour comme de nuit, mais sans savoir pourquoi j'éprouvais à chaque fois le besoin de me blottir dans une des anfractuosités. Il n'y avait aucune trace de vie végétale ni animale. Les points de repère dans le paysage, plus généralement, étaient rares : des bancs de sable, des étangs et des lacs de taille variable s'étendaient à perte de vue. La couche nuageuse, très dense, ne permettait le plus souvent pas de distinguer le ciel ; elle n'était, pourtant, pas complètement immobile, mais ses mouvements étaient d'une extrême lenteur. Parfois, un léger espace se dégageait entre deux masses nuageuses, par lequel on pouvait apercevoir le soleil, ou les constellations ; c'était le seul événement, la seule modification dans le déroulement des jours ; l'univers était enclos dans une espèce de cocon ou de stase, assez proche de l'image archétypale de l'éternité. J'étais, comme tous les néo-humains, inaccessible à l'ennui ; des souvenirs restreints, des rêveries sans enjeu occupaient ma conscience détachée, flottante. J'étais pourtant très loin de la joie, et même de la véritable paix ; le seul fait d'exister est déjà un malheur. Quittant de mon plein gré le cycle des renaissances et des morts, je me dirigeais vers un néant simple, une pure absence de contenu. Seuls les Futurs parviendraient, peut-être, à rejoindre le royaume des potentialités innombrables.
Au cours des semaines suivantes, je m'aventurai plus avant dans mon nouveau domaine. Je remarquai que la taille des étangs et des lacs augmentait à mesure qu'on se dirigeait vers le Sud, jusqu'à ce qu'on puisse, sur certains d'eux, observer un léger phénomène de marée ; ils restaient cependant très peu profonds, je pouvais nager jusqu'à leur centre tout en étant certain de rejoindre un banc de sable sans difficulté. Il n'y avait toujours aucune trace de vie. Je croyais me souvenir que la vie était apparue sur Terre dans des conditions très particulières, dans une atmosphère saturée d'ammoniac et de méthane, en raison de l'intense activité volcanique des premiers âges, et qu'il était peu vraisemblable que le processus se reproduise sur la même planète. Prisonnière des conditions aux limites imposées par les lois de la thermodynamique, la vie organique ne pourrait de toute façon si elle venait à renaître que répéter les mêmes schémas : constitution d'individus isolés, prédation, transmission sélective du code génétique ; rien de nouveau ne pouvait en être attendu. D'après certaines hypothèses la biologie du carbone avait fait son temps, et les Futurs seraient des êtres de silicium, dont la civilisation se construirait par interconnexion progressive de processeurs cognitifs et mémoriels ; les travaux de Pierce, se situant uniquement au niveau de la logique formelle, ne permettaient ni de confirmer, ni d'infirmer cette hypothèse.
Si la zone où je me trouvais était habitée, elle ne pouvait l'être en tout cas que par des néo-humains ; jamais l'organisme d'un sauvage n'aurait résisté au trajet que j'avais accompli. J'envisageais maintenant sans joie, et même avec embarras, la rencontre avec un de mes semblables. La mort de Fox, puis la traversée du Grand Espace Gris, m'avaient intérieurement desséché ; je ne ressentais plus en moi aucun désir, et surtout pas celui, décrit par Spinoza, de persévérer dans mon être ; je regrettais, pourtant, que le monde me survive. L'inanité
du monde, évidente déjà dans le récit de vie de Daniell, avait cessé de me paraître acceptable ; je n'y voyais plus qu'un lieu terne, dénué de potentialités, dont la lumière était absente.
Un matin, juste après mon réveil, je me sentis sans raison perceptible moins oppressé. Après quelques minutes de marche j'arrivai en vue d'un lac largement plus grand que les autres, dont, pour la première fois, je ne parvenais pas à distinguer l'autre rive. Son eau, aussi, était légèrement plus salée.
C'était donc cela que les hommes appelaient la mer, et qu'ils considéraient comme la grande consolatrice, comme la grande destructrice aussi, celle qui érode, qui met fin avec douceur. J'étais impressionné, et les derniers éléments qui manquaient à ma compréhension de l'espèce se mirent d'un seul coup en place. Je comprenais mieux, à présent, comment l'idée de l'infini avait pu germer dans le cerveau de ces primates ; l'idée d'un infini accessible, par transitions lentes ayant leur origine dans le fini. Je comprenais, aussi, comment une première conception de l'amour avait pu se former dans le cerveau de Platon. Je repensai à Daniel, à sa résidence d'Almeria qui avait été la mienne, aux jeunes femmes sur la plage, à sa destruction par Esther, et pour la première fois je fus tenté de le plaindre, sans l'estimer pourtant. De deux animaux égoïstes et rationnels, le plus égoïste et le plus rationnel des deux avait finalement survécu, comme cela se produisait toujours chez les êtres humains. Je compris, alors, pourquoi la Sœur suprême insistait sur l'étude du récit de vie de nos prédécesseurs humains ; je compris le but qu'elle cherchait à
atteindre. Je compris, aussi, pourquoi ce but ne serait jamais atteint.
J'étais indélivré.
Plus tard je marchai, réglant mon pas sur le mouvement des vagues. Je marchai des journées entières, sans ressentir aucune fatigue, et la nuit j'étais bercé par un léger ressac. Au troisième jour j'aperçus des allées de pierre noire qui s'enfonçaient dans la mer et se perdaient dans la distance. Étaient-elles un passage, une construction humaine ou néo-humaine ? Peu m'importait, à présent ; l'idée de les emprunter m'abandonna très vite.
Au même instant, sans que rien ait pu le laisser prévoir, deux masses nuageuses s'écartèrent et un rayon de soleil étincela à la surface des eaux. Fugitivement je songeai au grand soleil de la loi morale, qui, d'après la Parole, finirait par briller à la surface du monde ; mais ce serait un monde dont je serais absent, et dont je n'avais même pas la capacité