Elle détale de toute son énergie.
C’est une rebelle !
Arrêtez-la !
103 683
e
se hâte par
des galeries qu’elle a l’impression de reconnaître. Et pour cause ! elle a
accompli un demi-tour parfait. La revoici dans la salle des citernes. Ses
membres l’ont naturellement portée sur un chemin qu’elle avait d’autant mieux
mémorisé qu’elle venait juste de l’accomplir en sens inverse.
Sa patte perd un peu de sang. Il lui
faut à tout prix se cacher. Le salut se trouve au plafond. Elle y monte et se
tasse contre les pattes d’une fourmi réservoir. Par son volume, l’insecte la
dissimule parfaitement lorsque les soldates font irruption en bas dans la
salle.
De leurs antennes, les fédérales
sondent le moindre recoin.
103 683
e
dégrafe une
patte de la fourmi citerne qui la camoufle.
Qu’est-ce qui te prend
? s’enquiert mollement la concernée.
Migration,
répond avec autorité 103 683
e
. Et elle détache une
deuxième, puis une troisième patte. Mais cette fois, l’autre n’est pas dupe.
Quoi, quoi… Veux-tu bien cesser
ça tout de suite !
En bas, les fédérales ont repéré une
flaque de sang transparent. Elles cherchent. Une garde reçoit une goutte sur la
tête et lève ses antennes.
Ça y est, je l’ai
retrouvée !
Fébrilement, 103 683
e
arrache une patte et une autre encore. La citerne ne tient plus que par deux
griffes et panique :
Remets-moi ça en place tout de
suite !
La garde se retourne et ajuste son
abdomen pour viser le plafond.
103 683
e
se
débarrasse de la dernière patte d’un coup de mandibule sabre. Juste lorsque la
soldate tire, la citerne orange lui choit dessus. Cela fait doublement exploser
la masse liquide. 103 683
e
a à peine eu le temps de sauter de
son perchoir que déjà des morceaux d’abdomen volent dans toute la pièce.
De nouvelles soldates fédérales
apparaissent. 103 683
e
hésite. Combien lui reste-t-il
d’acide ? De quoi tirer trois coups. Elle choisit de pulvériser les pattes
des citernes.
Trois fourmis réservoirs sont
abattues, leurs fixations foudroyées. Elles tombent et éclatent sur la meute
des poursuivantes. L’une d’elles parvient pourtant à se dégager, tout engluée
de miellat.
103 683
e
est
maintenant vidée de son acide. Elle se place quand même en position de tir dans
l’espoir d’intimider l’autre et attend avec stoïcisme le jet brûlant qui
l’achèvera.
Rien ne vient. L’autre aussi serait-elle
à sec ? Corps à corps. Les mandibules s’agrippent et tentent de trancher
la chitine.
La conquérante du bout du monde est
plus expérimentée. Elle renverse son adversaire, lui tire la tête en arrière.
Mais comme elle va donner le coup de grâce, une patte la tapote comme pour lui
réclamer une trophallaxie.
Pourquoi veux-tu la tuer ?
103 683
e
fait
pivoter ses antennes pour mieux identifier la source d’émission.
Elle a déjà reconnu ces effluves
amis.
C’est la reine en personne qui est
là. Son ancienne complice d’aventures, l’initiatrice de sa première odyssée…
Alentour, des soldates surgissent,
prêtes à se battre, mais la souveraine émet une odeur infime qui leur fait
savoir que cette fourmi est sous sa protection.
Suis-moi,
propose la reine Chli-pou-ni.
La voix devient insistante.
— Suivez-moi, je vous prie.
Une double rangée de macchabées
s’alignait sous la lumière crue des néons, chacun nanti d’une étiquette
suspendue au gros orteil. La salle dégageait un parfum d’éther et d’éternité.
Morgue de Fontainebleau.
— Par ici, commissaire, dit le
médecin légiste.
Ils s’avancèrent parmi les cadavres,
les uns placés sous une housse en plastique, les autres dissimulés par un drap
blanc. Chaque étiquette portait un nom et une annotation indiquant la date et
les circonstances de la mort du gisant : 15 mars, tué dans la rue à coups
de couteau ; 3 avril, écrasé par un bus ; 5 mai, suicide par
défenestration…
Ils s’arrêtèrent devant trois gros
orteils dont les panonceaux précisaient qu’ils avaient appartenu,
respectivement, à Sébastien, Pierre et Antoine Salta.
Méliès n’en pouvait plus
d’impatience.
— Vous avez trouvé de quoi ils
sont morts ?
— Plus ou moins… D’une émotion
forte. Je dirais même très forte.
— La peur ?
— Possible. Ou la surprise.
D’un stress démultiplié, en tout cas. Regardez les observations sur cette
feuille : tous trois ont dans le sang un taux d’adrénaline dix fois
supérieur à la normale.
Méliès se dit que la journaliste
avait raison.
— Ils sont donc morts de peur…
— Pas forcément, car le choc
émotionnel n’est pas la seule cause de ces décès. Venez voir. (Il plaça une
radiographie sur une table lumineuse.) On a constaté à la radio que leurs corps
étaient pleins de petits ulcères.
— Qu’est-ce qui a pu les
provoquer ?
— Un poison. Sûrement un
poison, mais un poison d’un genre nouveau. Avec le cyanure, par exemple, on ne
constate qu’une grosse lésion. Alors qu’ici, elles sont multiples.
— Quel est votre diagnostic,
alors, docteur ?
— Ça pourra vous paraître
curieux. Je dirais qu’ils sont d’abord morts de saisissement et qu’ensuite sont
intervenues les hémorragies stomacales et intestinales, tout aussi mortelles.
L’homme en blouse blanche rangea ses
notes et lui tendit la main.
— Encore une question, docteur.
Vous, qu’est-ce qui vous fait peur ?
Le médecin soupira.
— Oh, moi ! j’en ai tant
vu. Plus rien, à présent, ne me touche vraiment.
Le commissaire Méliès prit congé et
quitta la Morgue en mastiquant un chewing-gum, encore plus perplexe qu’il n’y
était entré. Il savait qu’il avait désormais affaire à forte partie.
RÉUSSITE : Les fourmis sont, de
tous les représentants de la planète Terre, ceux qui ont le mieux réussi. Elles
occupent un nombre record de niches écologiques. On trouve des fourmis dans les
steppes désertiques aux contins du cercle polaire aussi bien que dans les
jungles équatoriales, les forêts européennes, les montagnes, les gouffres, sur
les plages des océans, aux abords des volcans et jusqu’à l’intérieur des
habitations humaines. Exemple d’adaptation extrême : pour résister à la
chaleur du désert saharien qui peut s’élever jusqu’à 60°C, la fourmi
cataglyphis a mis au point des techniques de survie uniques. Elle marche à
cloche-pied en utilisant deux pattes sur six pour ne pas se brûler sur le sol
bouillant. Elle retient son haleine pour ne pas perdre son humidité et se
déshydrater. Il n’existe pas un kilomètre de terre ferme exempt de fourmis. La
fourmi est l’individu qui a bâti le plus de villes et de villages sur la
surface du globe. La fourmi a su s’adapter à tous ses prédateurs et à toutes
les conditions climatiques : pluie, chaleur, sécheresse, froid, humidité,
vent. De récentes recherches ont montré qu’un tiers de la biomasse animale et
de la forêt amazonienne était composé de fourmis et de termites. Et ce dans les
proportions de huit fourmis pour un termite.
Edmond Wells,
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Les concierges à tête plate
s’écartent pour leur laisser le passage. Elles marchent à présent côte à côte
dans les couloirs de bois de la Cité interdite : 103 683
e
,
la soldate qui a participé il y a plus d’un an à l’assaut final contre
Bel-o-kan, et sa reine qui, depuis, ne lui a plus jamais donné de ses
nouvelles. A-t-elle oublié leur complicité ancienne ?
Elles pénètrent dans la loge royale.
Chli-pou-ni a réaménagé la demeure de sa mère en la tapissant d’un beau velours
provenant de la paroi interne de l’écorce de châtaigne. Au centre de la salle,
vision ahurissante, le corps évidé et translucide de Belo-kiu-kiuni, leur
propre mère !
C’est sans doute la première fois,
dans les annales myrmécéennes, qu’une reine vit en permanence auprès du cadavre
conservé de sa propre génitrice. Celle-là même contre laquelle elle était jadis
entrée en guerre et qu’elle avait vaincue.
Chli-pou-ni et 103 683
e
s’installent exactement au centre de la pièce d’un ovale parfait. Elles
rapprochent enfin leurs antennes.
Notre rencontre n’est pas
fortuite,
affirme la souveraine. Sa soldate d’élite,
elle la recherchait depuis longtemps. Elle a besoin d’elle. Elle veut lancer
une vaste croisade contre les Doigts, détruire tous les nids qu’ils ont
construits au-delà du bord oriental du monde. 103 683
e
est la
plus apte à guider l’armée rousse vers le pays des Doigts.
Les rebelles avaient dit vrai.
Chli-pou-ni veut réellement déclencher une grande guerre contre les Doigts.
103 683
e
hésite.
Certes, elle brûle d’envie de repartir vers l’Orient. Mais il y a aussi,
désormais, cette peur terrible incrustée dans son corps et qui, à tout instant,
menace de resurgir. La peur des Doigts.
Durant toute l’hibernation qui a
suivi son aventure, elle n’a rêvé que de Doigts, de boules roses géantes
dévorant les cités comme autant de petites proies ! 103 683
e
avait connu des réveils difficiles, les antennes moites.
Que se passe-t-il
? demande la reine.
J’ai peur des Doigts qui vivent
au-delà du bord du monde.
C’est quoi la peur ?
C’est la volonté de ne pas se
trouver dans des situations qu’on ne peut maîtriser.
Chli-pou-ni lui raconte alors
comment, en lisant les phéromones de Mère, elle en a découvert une évoquant
aussi ce mot. « Peur ». Cette phéromone explique que, lorsque des
individus sont incapables de se comprendre, c’est qu’ils ont « peur »
les uns des autres.
Et selon Belo-kiu-kiuni, quand sera
vaincue la peur de l’autre, bien des choses jugées impossibles deviendront
alors parfaitement réalisables.
103 683
e
reconnaît
là le genre d’aphorisme cher à l’ancienne reine. D’un mouvement léger de
l’antenne droite, Chli-pou-ni interroge : la peur rendrait-elle la soldate
inapte à mener cette croisade ?
Non. La curiosité est plus forte
que la peur.
Chli-pou-ni est rassurée. Sans
l’expérience de sa complice d’antan, sa croisade serait mal partie.
Combien de soldates seront, selon
toi, nécessaires pour tuer tous les Doigts de la Terre ?
Tu veux que je tue tous les
Doigts de la Terre ?
Oui. Évidemment. Chli-pou-ni le
veut. Les Doigts doivent être exterminés, éradiqués du monde. Comme les
stupides parasites géants qu’ils sont. Elle s’énerve, plie et déplie ses
antennes. Elle insiste : les Doigts sont un danger, pas seulement pour les
fourmis mais aussi pour tous les animaux, tous les végétaux, tous les minéraux.
Elle le sait, elle le sent. Elle est convaincue de la justesse de sa cause.
103 683
e
lui obéira.
Elle se livre à une rapide estimation. Pour venir à bout d’un seul Doigt, il
faut au moins cinq millions de soldates bien entraînées. Et, elle en est
convaincue, il y a au moins, au moins… quatre troupeaux, soit vingt Doigts sur
la Terre !
Cent millions de soldates
suffiront à peine.
103 683
e
revoit
l’immense ruban noir où rien ne pousse. Et toutes les exploratrices, d’un seul
coup aplaties comme les plus fines des feuilles dans un vacarme de vibrations
et de fumées d’hydrocarbures.
Le bord du monde oriental, c’est
aussi ça.
La reine Chli-pou-ni laisse planer
un silence. Elle effectue quelques pas dans la loge nuptiale, tripote des
cosses de blé du bout de la mandibule. Se retournant enfin, antennes baissées,
elle assure avoir discuté avec beaucoup de fourmis pour les convaincre de la
nécessité de cette croisade. Elle ne dispose d’aucune autorité politique. Elle
émet des suggestions. La communauté décide. D’ailleurs, toutes ses sœurs et
filles ne partagent pas son point de vue.
Elles redoutent
une reprise des guerres avec les fourmis naines et les termites. Elles
ne veulent pas que la croisade laisse la Fédération sans défense.
Chli-pou-ni a parlé avec beaucoup de
citoyennes excitatrices. Elles ont fait des efforts, la reine aussi. Ensemble,
elles sont parvenues à un chiffre, qui est de quatre-vingt mille.
Quatre-vingt mille légions ?
Non, quatre-vingt mille soldates. En
ce qui la concerne, Chli-pou-ni pense que cet effectif suffira largement. Si
vraiment 103 683 le juge par trop dérisoire, la reine consent à quelques
efforts de stimulation supplémentaires, afin de débaucher cent à deux cents
guerrières de plus. Mais c’est le maximum qu’elle pourra obtenir !