Une fourmi vient goûter une punaise
cuite par l’acide de 103
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. Elle dit que cette chair est meilleure
chaude et calcinée que froide et crue.
Tiens, se dit-elle, on pourrait
faire cuire la viande dans des bains d’acide.
Ainsi s’effectuent souvent les
trouvailles gastronomiques. Par hasard.
OMNIVORES : Les maîtres de la
Terre ne peuvent être qu’omnivores. Pouvoir ingurgiter toutes les variétés de
nourriture est une condition sine qua non pour étendre son espèce dans l’espace
et dans le temps. Pour s’affirmer maître de la planète, on doit être capable
d’avaler toutes les formes d’aliments que celle-ci produit.
Un animal qui dépend d’une unique
source de nourriture voit son existence remise en cause si celle-ci disparaît
Combien d’espèces d’oiseaux se sont effacées tout simplement parce qu’elles se
nourrissaient d’une seule sorte d’insectes et que ces insectes avaient migré
sans qu’elles puissent les suivre ? Les marsupiaux qui ne se nourrissent
que de feuilles d’eucalyptus sont, de même, incapables de voyager ou de
survivre dans des zones déboisées.
L’homme, comme la fourmi, la
blatte, le cochon et le rat, l’a compris. Ces cinq espèces goûtent, mangent et
digèrent pratiquement tous les aliments, voire tous les déchets d’aliments. Ces
cinq espèces peuvent donc convoiter le titre d’animal maître du monde. Autre
point commun : ces cinq espèces modifient en permanence leur bol
alimentaire pour s’adapter au mieux à leur milieu ambiant. Elles sont donc
toutes contraintes de se livrer à des tests avant d’ingurgiter des aliments
nouveaux afin d’éviter les épidémies et les empoisonnements.
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Quand l’entrefilet parut dans
L’Écho du dimanche,
Laetitia Wells et Jacques Méliès avaient déjà réservé
une chambre à l’hôtel Beau Rivage au nom du P
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Takagumi. Quelques
pourboires judicieusement distribués leur permirent d’y ériger un mur en
trompe-l’œil et d’y installer un appareillage de contrôle très sophistiqué.
Ils placèrent tout autour de la
pièce des caméras vidéo qu’une alarme sensible au moindre mouvement d’air
suffisait à déclencher. Enfin, ils déposèrent dans le lit un mannequin aux
allures nippones. Puis ils se tinrent aux aguets.
— Je vous parie que ce sont des
fourmis qui vont venir ! lança le commissaire Méliès.
— Pari tenu. Moi, je vous parie
que ce sera un être humain.
Il ne leur restait plus qu’à attendre
de voir quel poisson viendrait mordre à leur hameçon.
Une infime clarté luit, loin devant.
L’air se fait plus chaud. Les
croisées accélèrent le pas. En une longue procession, elles quittent la
fraîcheur sombre de la grotte pour une corniche ensoleillée.
Des libellules volettent dans la
lumière. Qui dit libellules dit fleuve. La croisade n’est plus loin du but,
c’est sûr.
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choisit le plus beau
rhinocéros, celui qu’on appelle « Grande Corne » car c’est lui qui a
le plus long appendice nasal. Elle agrippe ses griffes à sa chitine et le prie
de décoller pour un vol de repérage. Douze chevalières artilleuses la suivent
pour assurer la garde en cas de mauvaise rencontre avec un oiseau.
Ensemble elles chevauchent le vent
et descendent en piqué vers le fleuve, illuminé de paillettes de lumière.
Glissade entre les couches d’air.
Avec un synchronisme parfait, les
douze insectes volants plantent le bout de leurs ailes dans un axe imaginaire
et virent à gauche.
La manœuvre est si rapide que 103
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se retrouve plaquée contre sa monture par la force centrifuge.
La pureté de l’air l’enivre.
Dans ces cieux azur, tout semble si
clair, si limpide. Fini cet assaut de fragrances multiples qui contraint les
insectes à une vigilance constante. Il ne reste plus que l’effluve transparent
d’un air transparent.
Les douze scarabées ralentissent
leurs battements d’ailes. Ils planent dans le silence.
En bas, c’est un défilé de formes et
de couleurs.
L’escadrille descend en rase-mottes.
Les splendides vaisseaux de guerre glissent entre les saules pleureurs et les
aulnes.
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est à l’aise sur
« Grande Corne ». À force de côtoyer les scarabées rhinocéros, elle a
appris à les reconnaître. Sa monture possède non seulement la corne la plus
haute et la plus pointue de toute l’escadrille, mais aussi les pattes les plus
musclées et les ailes les plus longues. « Grande Corne » présente un
autre avantage : il est le seul à s’être demandé comment voler pour
permettre aux artilleuses de mieux ajuster leurs tirs. Il sait aussi faire
demi-tour à temps quand il est poursuivi par un prédateur volant.
Avec des fragrances simples, 103
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lui demande si les scarabéides apprécient le voyage. « Grande Corne »
répond que le passage dans la grotte a été pénible. Il est dur d’être enfermé
dans un couloir sombre. Les gros coléoptères ont besoin d’espace. À part ça, il
a perçu par hasard, comme d’autres de ses compagnons, des conversations
évoquant des « dieux ». Dieux, est-ce une autre appellation pour les
Doigts ?
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se montre évasive.
Il ne faudrait pas que la « maladie des états d’âme » gagne les
espèces mercenaires. Sinon, la polémique s’amplifierait et c’en serait fini de
la croisade avant même qu’elle ait atteint le bout du monde.
« Grande Corne » signale
une zone à tourbe. Or c’est dans la tourbe qu’aiment se blottir les scarabéides
du Sud. Certains sont vraiment surprenants. Tous les coléoptères ont leur
spécificité, aucune espèce n’est similaire. Ces Méridionaux pourraient être eux
aussi utiles à la croisade. Pourquoi ne pas en recruter ? 103
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est d’accord. Toute aide est appréciée. Ils volent.
Des parfums de ciguë, de myosotis
des marais et de reine-des-prés embaument autour du fleuve. Au-dessous, un
tapis de nénuphars blancs, roses, jaunes défile comme une giclée de confettis
multicolores mal éparpillés.
L’escadrille tournoie au-dessus du
fleuve. À mi-chemin entre les deux rives, il y a une petite île avec un grand
arbre au milieu. Les chevalières glissent au-dessus du moutonnement du fleuve.
Les pattes des rhinocéros rayent l’ondée.
Mais 103
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ne retrouve
toujours pas Sateï, le fameux port qui est en fait un passage souterrain
permettant de contourner le fleuve par au-dessous. Les croisées ont dû
s’écarter du chemin prévu, et de beaucoup. Il leur faudra marcher longtemps.
Les éclaireuses volantes reviennent
et annoncent que tout va bien, qu’il faut continuer en avant.
Comme une coulée de mélasse, l’armée
descend la falaise, les fourmis à l’aide des puvilis-tampons collants de leurs
pattes, les rhinocéros en voletant, les abeilles en piqué et les mouches en
chahutant.
En bas s’étend une plage de sable fin
et beige, avec 298 des dunes claires où traînent quelques herbes éparses mais
surtout des oyats (petites graminées) et des sporobolles des sables (spores de
champignons). De bonnes denrées pour des fourmis !
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dit que pour
rejoindre le port de Sateï il leur faut longer la berge vers le sud. La
caravane s’ébranle.
Avec les autres rhinocéros,
« Grande Corne » s’éloigne du gros des troupes. Ils ont une mission à
accomplir, affirment-ils, ils rejoindront les autres plus tard.
En avançant, des éclaireuses découvrent
des grumeaux blancs qui fleurent bon l’escargot. Elles en ont assez des oyats
et ces œufs ont belle allure. 9
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les met en garde. Avant de manger
quoi que ce soit, il faut d’abord vérifier si l’aliment n’est pas toxique.
Certaines l’écoutent, d’autres s’empiffrent.
Quelle erreur ! Ce n’étaient pas
des œufs mais du crachat d’escargot. Et qui plus est, du crachat d’escargot
infecté de douves !
ZOMBIES : Le cycle de la grande
douve du foie (Fasciola hepatica) constitue certainement l’un des plus grands
mystères de la nature. Cet animal mériterait un roman. Comme son nom l’indique,
il s’agit d’un parasite qui prospère dans le foie des moutons. La douve se
nourrit de sang et des cellules hépatiques, grandit puis pond ses œufs. Mais les
œufs de douve ne peuvent pas éclore dans le foie du mouton. Tout un périple les
attend.
Les œufs quittent leur hôte en
sortant de son corps avec ses excréments. Ils se retrouvent dans le monde
extérieur, froid et sec. Après une période de mûrissement, ils éclosent pour
laisser sortir une minuscule larve. Laquelle sera consommée par un nouvel
hôte : l’escargot. Dans le corps de l’escargot, la larve de douve se
multipliera avant d’être éjectée dans les mucosités que crache le gastéropode
en période de pluie.
Mais elles n’ont accompli que la
moitié du chemin.
Ces mucosités, en forme de
grappes de perles blanches, attirent fréquemment les fourmis. Les douves
pénètrent grâce à ce « cheval de Troie » à l’intérieur de l’organisme
insecte. Elles ne demeurent pas longtemps dans le jabot social des
myrmécéennes. Elles en sortent en le perçant de milliers de trous, le
transformant en passoire qu’elles referment avec une colle qui durcit et permet
à la fourmi de survivre à l’incident. Il ne faut pas tuer la fourmi, indispensable
pour refaire la jonction avec le mouton. Puis les douves circulent à
l’intérieur du corps de la fourmi, alors que rien à l’extérieur ne laisse
présager le drame interne.
Car à présent, les larves sont
devenues des douves adultes qui doivent retourner dans le foie d’un mouton pour
compléter leur cycle de croissance.
Mais que faire pour qu’un mouton
dévore une fourmi, lui qui n’est pas insectivore ? Des générations de
douves ont dû se poser la question. Le problème était d’autant plus compliqué à
résoudre que c’est aux heures fraîches que les moutons broutent le haut des
herbes et aux heures chaudes que les fourmis quittent leur nid pour ne circuler
que parmi l’ombre fraîche des racines de ces herbes.
Comment les réunir au même
endroit et aux mêmes heures ?
Les douves ont trouvé la solution
en s’éparpillant dans le corps de la fourmi. Une dizaine s’installent dans le
thorax, une dizaine dans les pattes, une dizaine dans l’abdomen et une seule
dans le cerveau.
Dès l’instant où cette unique
larve de douve s’implante dans son cerveau, le comportement de la fourmi se
modifie… Eh oui ! La douve, petit ver primitif proche de la paramécie et
donc des êtres unicellulaires les plus frustes, pilote dorénavant la fourmi si
complexe.
Résultat : le soir, alors
que toutes les ouvrières dorment, les fourmis contaminées par les douves
quittent leur cité. Elles avancent en somnambules et montent s’accrocher aux
cimes des herbes. Et pas de n’importe quelles herbes ! Celles que
préfèrent les moutons : luzernes et bourses-à-pasteur.
Tétanisées, les fourmis attendent
là d’être broutées.
Tel est le travail de la douve du
cerveau : faire sortir tous les soirs son hôte jusqu’à ce qu’il soit
consommé par un mouton. Car au matin, dès que la chaleur revient, si elle n’a
pas été gobée par un ovin, la fourmi retrouve le contrôle de son cerveau et de
son libre arbitre. Elle se demande ce qu’elle fait là, en haut d’une herbe.
Elle en redescend vite pour regagner son nid et vaquer à ses tâches
habituelles. Jusqu’au prochain soir où, comme le zombie qu’elle est devenue,
elle ressortira avec toutes ses compagnes infectées par les douves pour
attendre d’être broutée. Ce cycle pose aux biologistes de multiples problèmes.
Première question : comment la douve blottie dans le cerveau peut-elle voir
au-dehors et ordonner à la fourmi d’aller vers telle ou telle herbe ?
Deuxième question : la douve qui dirige le cerveau de la fourmi mourra,
elle et elle seule, au moment de l’ingestion par le mouton. Pourquoi se
sacrifie-t-elle ainsi ? Tout se passe comme si les douves avaient accepté
que l’une d’elles, et la meilleure, meure pour que toutes les autres atteignent
leur but et terminent le cycle de fécondation.
Edmond Wells,
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Personne ne vint le premier jour
attaquer le simulacre du P
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Takagumi.
Jacques Méliès et Laetitia Wells
stockèrent conserves auto-chauffantes et aliments déshydratés. Ils s’étaient
installés comme pour un siège. Pour passer le temps, ils décidèrent de jouer
aux échecs. Laetitia y était plus habile que Méliès qui commettait des erreurs
grossières.
Agacé par la supériorité de sa
partenaire, il s’obligea à mieux se concentrer. Il disposa ses pièces en
défense, avec des lignes de pions bloquant toute initiative adverse. La partie
se transforma rapidement en bataille de tranchées, façon Verdun. Les fous, les
chevaux, la dame et les tours, empêchés de lancer des attaques foudroyantes,
s’annulaient mutuellement.
— Même aux échecs, vous avez la
frousse ! lança Laetitia.
— Froussard, moi ?
s’indigna Méliès. Dès que je laisse un espace libre, vous enfoncez mes lignes.
Comment pourrais-je donc jouer autrement ?