Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (33 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Linda hurla !

Cette fois-ci, ce n’était pas une hallucination, elle avait entendu un bruit de verre brisé dans la chambre. Devenait-elle folle ? Elle s’arma à nouveau du couteau de cuisine et se précipita. Sans même réfléchir. Elle pénétra en trombe dans la chambre.

Du verre brisé à ses pieds.

De l’eau, un peu poisseuse.

Personne d’autre.

Personne à part Léonce de Carville, les yeux toujours ouverts, presque ovales. Fous. La bouche tordue. Livide. Comme un masque de
Scream
.

Pas un souffle. Mort.

Linda savait reconnaître la mort. La sentir. Près de dix ans qu’elle travaillait auprès des vieux.

Mort.

Etouffé.

L’oreiller était encore sur le lit, à ses pieds.

 

Dans l’instant Linda ne ressentit aucune tristesse pour l’homme sans vie en face d’elle, aucune pitié pour cet infirme qu’elle avait pris en affection. Dans l’instant, le seul sentiment qu’elle éprouva, la seule émotion qui écrasait toutes les autres, ce fut la peur.

Une frousse immense, qui lui glaçait la nuque. Une envie de fuir la Roseraie en hurlant.

Quitter à tout prix ce palais de déments.

36

2 octobre 1998, 15 h 22

Dans le hall de la gare Saint-Lazare, Malvina de Carville se calma aussi vite qu’elle s’était énervée. Elle s’éloigna en grondant de la file d’attente du guichet. Le géant qu’elle avait agressé se retourna en haussant les épaules et plus personne ne prêta attention à ce petit bout de femme hystérique.

Plus personne, à l’exception de Marc.

Ainsi, Malvina de Carville l’avait suivi ! Marc sentait une irrépressible colère monter en lui. Cette folle avait donc décidé de lui filer le train jusqu’à Dieppe. Sauf que pour l’instant il avait l’avantage, il se trouvait dans un lieu public. La foule le protégeait. Autant en profiter…

Marc se leva d’un bond. Il rangea le cahier de Crédule Grand-Duc dans son sac à dos. Sans attendre de réponse, il fourra le sac dans les bras du serveur du bar de la gare.

— Vous pouvez me garder ça quelques minutes… Je reviens. Faites attention, c’est précieux. Il… il y a tous mes cours de l’année.

Médusé, le serveur serra le sac contre sa poitrine. Marc s’éloignait déjà. Malvina se tenait quelques dizaines de mètres plus loin. Elle semblait hésiter entre la file impressionnante des guichets de la gare, les caisses automatiques, ou peut-être ne pas prendre de billet du tout. Elle lui tournait le dos. L’occasion était inespérée.

Marc se faufila entre les passants encombrés de bagages et fondit sur elle. Il éprouvait un besoin animal d’évacuer la pression. Sa main se posa sur l’épaule de Malvina, se referma sur le pull de laine et fit presque décoller du sol la jeune femme. Marc faisait trente centimètres de plus que Malvina et le double de son poids. Il la traîna sans ménagement sur quelques mètres, à proximité d’un distributeur automatique de boissons fraîches et de sandwichs sous cellophane, un peu à l’abri de la foule.

Malvina afficha un sourire à peine surpris.

— Tu ne peux plus te passer de moi, Vitral ?

La poigne de Marc déforma encore un peu plus le pull.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

— Devine…

La main de Marc se rapprocha du cou de Malvina. Un petit cou de rien du tout. Il en aurait fait le tour d’une seule main. Marc se serra encore davantage contre Malvina. Personne autour d’eux ne prêtait attention à eux, on devait les prendre pour un couple s’étreignant avant la séparation du départ.

— Tu m’as suivi ? Comment tu savais que je viendrais à Saint-Lazare ?

— Trop dur, joli cœur… Trop dur… Où le petit Vitral pouvait-il se sauver en courant ? Dans les jupes de sa mémé, forcément.

— OK… T’es la plus maligne. Je te préviens, si je te revois dans le même train que moi, je te balance par la portière.

Marc accentua la pression. Le col du pull tendu laissait une marque rouge sur le cou de Malvina.

— Tu as compris ?

Malvina commençait à avoir du mal à respirer. Pourtant, elle affichait encore un mélange de sourire et de grimace. Marc reposa la question, sans lâcher sa prise :

— Tu as compris ?

Malvina suffoquait. Marc se demandait jusqu’où il pourrait aller. Combien de temps il pourrait serrer cette gorge. Malvina avait tout d’un punching-ball à cogner. Il ne ressentait aucun symptôme d’agoraphobie dans cette foule, tout au contraire, il éprouvait une sorte de toute-puissance, de haine aveugle. Jusqu’où pouvait-elle l’entraîner ?

Il n’eut pas plus longtemps à se poser la question. Il sentit le canon d’acier s’immiscer entre ses jambes, appuyer contre sa braguette. Instinctivement, il relâcha son étreinte.

— Reste collé à moi, Vitral, murmura Malvina dans son oreille, qu’on nous prenne pour des amoureux, qu’on ne voie pas le Mauser que j’ai pointé sur tes couilles. Mais vire tout de suite tes pattes de mon cou.

Le regard de Marc se perdit dans l’immensité du hall de gare. Personne ne prêtait attention à eux. Un grand frère et sa petite sœur. Enlacés. C’était presque la vérité, au fond. La voix aiguë de Malvina siffla :

— T’as pas ton sac ?

— Non, tu vois. Tu veux encore que je me foute à poil… Ici, devant tout le monde…

Marc essayait de gagner du temps. Maladroitement. Il pesta intérieurement contre sa stupidité. Il savait pourtant que cette folle était armée.

— Te désaper ici ? Pourquoi pas, Vitral ? T’es plutôt mignon dans ton genre. Un peu con, mais mignon. Et en plus t’es obligé de faire ce que je veux.

Des gouttes de sueur perlaient dans le cou de Marc. Pendant que le Mauser maintenait la pression sur son entrejambe, la main gauche de Malvina glissa sur sa jambe. Remonta. Il tressaillit. Le canon recula de quelques centimètres et les doigts de Malvina s’insinuèrent sous les plis de la braguette de son jean. Malvina se serra plus encore contre Marc, accentuant le contact de sa main.

— Si tu bouges, je tire.

Marc repensa au cadavre de Grand-Duc. Une balle en plein cœur. Ce n’était pas du bluff. Cette folle était vraiment capable de l’abattre en pleine gare, devant des centaines de témoins. Malvina continua :

— Tu ne bandes pas, Vitral ? Je ne te plais pas ?

Marc était en panne de sarcasmes. Les doigts de la fille rampaient sur lui comme les pattes lisses d’un reptile. Malvina lui caressait le sexe. Maladroitement, trop fort malgré sa main de fillette. La voix siffla à nouveau :

— Alors, tu ne bandes pas ? Tu n’y arrives pas ? Tu préfères ma sœur, peut-être ?

Marc respira pour se calmer. Il avait envie de tenter le tout pour le tout, d’attraper cette dingue par les épaules et de l’envoyer valser. Peut-être n’oserait-elle pas tirer. Il n’en fit rien, pourtant. Ne dit rien non plus.

— T’es devenu muet, Vitral ? T’as plus rien à dire ? Va pas dire qu’elle te fait pas bander, ma sœur ! Hésite pas, je suis pas jalouse. Pas du tout, tu vois. Je sais bien qu’elle est belle, aussi belle que moi je suis laide. On fait une moyenne, toutes les deux. La belle et la bête. Le vilain petit canard !

La main de Malvina descendait, caressait les testicules de Marc. Les malaxait plutôt, gauchement, comme si c’était la première fois qu’elle touchait les parties génitales d’un homme.

— T’arrives pas à bander, hein ? Je vais te dire pourquoi je suis pas jalouse. Tu devines pas ?

Malvina apprenait vite. Ses doigts de fillette se faisaient plus doux, glissaient sur son sexe, s’insinuaient entre ses jambes. Marc se sentait sali, violé. Tant pis, il n’avait pas le choix, il devait la repousser. L’exploser contre le mur de la gare. Comme si Malvina lisait dans ses pensées, le canon se planta sur ses testicules. La douleur s’accentua.

— Tu ne comprends pas, hein ? Je vais te dire, si je suis un monstre, c’est pas la faute à Lyse-Rose. Pas du tout. C’est la tienne. C’est la faute aux Vitral. C’est vous qui m’avez volé ma sœur… Qu’est-ce que t’as à dire contre ça ? « Refus de croissance », ils ont dit, les médecins. J’étais aussi jolie que Lyse-Rose avant. J’aurais été aussi jolie qu’elle. Aussi grande. Aussi bandante, hein. Mais j’ai refusé de grandir ! Les Vitral m’avaient pris la petite sœur pour laquelle je serais devenue jolie. On se serait coiffées, maquillées, déguisées. Toutes les deux. On aurait choisi des fringues ensemble. Des garçons, aussi. Mais tu m’as volé tout ça, Vitral ! Pour qui tu voudrais que je sois belle, hein ? Pour qui ?

Marc transpirait maintenant à grosses gouttes. Malvina relâcha un peu la pression de ses doigts sur son sexe. Elle souffla à son oreille :

— Tu as baisé avec ma sœur, hein ? Dis-le.

Que dire ? Malvina attendait-elle une réponse, d’ailleurs ? Marc tremblait. Les passants les frôlaient, indifférents. Personne dans cette gare ne semblait trouver étrange leur accouplement.

Les doigts de la fille reprirent leur jeu malsain.

— T’es un beau gosse, Vitral. Tu dois te taper des filles. Des tas de filles. Pourquoi t’as besoin de ma sœur en plus ? T’es un pervers, c’est ça ?

Le canon du Mauser se pressa encore plus fort contre son sexe.

— Si tu n’arrives pas à bander, je te crève, Vitral. Lyse-Rose va revenir, maintenant. Revenir chez nous ; chez elle. C’est fini, le délire. Cette petite pute d’Emilie est morte dans l’avion, même toi tu l’as dit, tout à l’heure. Tu me prendras pas ma petite sœur une deuxième fois…

Tant pis, ne plus réfléchir. S’il ne pouvait pas bouger, Marc pouvait au moins agir, reprendre l’avantage, provoquer Malvina. Il verrait bien. Il se força à parler, d’une voix assurée et ironique :

— Tu te cherches une petite sœur, c’est bien ça ?

Il n’avait pas dit un mot depuis longtemps. Malvina fut surprise, elle relâcha un peu son étreinte.

— Crois-moi, Malvina, des petites sœurs, ce n’est pas ce qui te manque. Des petits frères non plus. Tu dois en avoir un paquet, du côté du Bosphore. Ton papa Alexandre a dû laisser quelques petits souvenirs en Turquie, avant de partir en fumée, si tu vois ce que je veux dire. Il n’avait pas de problèmes de bandaison, ton papa…

Le canon du Mauser ne le touchait plus. Malvina se liquéfiait. Marc continua :

— Tu n’étais pas si petite, tu dois te souvenir, les poufiasses que ton papa baisait à Istanbul. Dans son bureau. Partout. Ta mère qui pleurait. Qui baisait, elle aussi, avec des types qui remplaçaient ton père, des types aux yeux bleus…

Malvina se ratatinait. Marc insista :

— Si ça se trouve, Lyse-Rose n’est même pas ta sœur !

Malvina hurla. Tout le monde dut se retourner dans le hall de la gare Saint-Lazare. La petite main reptilienne se referma brutalement sur les parties génitales de Marc, de toutes ses forces.

Marc s’effondra, foudroyé de douleur. Le Mauser disparut dans la poche de Malvina et la fille s’éloigna à petits pas parmi la foule ; une anguille dans une forêt d’algues.

Marc se tenait à genoux. Muet. Soufflant. Souffrant atrocement.

Des passants se précipitèrent vers lui pour lui porter secours.

Enfin.

37

2 octobre 1998, 16 h 13

Marc traversait le cinquième wagon. Il ne trouvait toujours pas de place assise. Il maudissait ces trains Paris-Rouen, surtout ceux du vendredi soir. La SNCF devait vendre deux fois plus de billets que de places assises.

Son entrejambe le faisait encore souffrir, même si la douleur s’atténuait lentement. Il était resté assis par terre près d’une dizaine de minutes dans le hall de la gare. Des passants attentionnés l’avaient encerclé :

« Ça va ? Elle ne vous a pas raté, hein ? »

Mi-inquiets, mi-amusés. Comment réagir face à un type plié en deux parce qu’une fille qu’il tenait dans ses bras vient de lui broyer les couilles ? Pas facile de choisir, entre la pitié et la rigolade.

Marc avait récupéré son sac auprès du serveur de bar de la gare et avait foncé vers le quai du train Paris-Rouen, enfin affiché, du moins aussi vite qu’il pouvait. Chaque étirement de jambe le faisait souffrir.

Au septième wagon, Marc abandonna. Il tomba sur les marches, entre les deux étages du train Corail. Il n’était pas le seul. Une mère de famille et ses trois enfants, un cadre absorbé par un rapport d’étude, une ado assoupie occupaient déjà l’escalier. La position était inconfortable mais cela valait mieux que de rester debout. Il était sans doute interdit de s’installer ainsi dans le passage, mais étant donné l’affluence du train de grande banlieue du vendredi soir, il était certain qu’aucun contrôleur n’oserait se pointer.

Il cala son sac à dos entre ses jambes. Il attrapa une nouvelle fois son téléphone. Pas de message.

Il composa le numéro de Lylie.

Sept sonneries, comme toujours.

— Lylie… C’est Marc ! Je t’en prie, réponds ! Où es-tu ? J’ai écouté ton dernier message. J’ai entendu les ambulances, derrière ta voix. Je deviens fou. Je suis en train de téléphoner à tous les hôpitaux et cliniques de Paris. Appelle-moi. Je t’en prie.

 

Marc pesta. Il fit défiler sur sa messagerie la série de SMS de Jennifer contenant les téléphones des hôpitaux et cliniques de Paris. Il en avait contacté plus d’une vingtaine, pour l’instant. Les principaux. Il lui fallait continuer. Il se donna une demi-heure avant de reprendre la lecture du journal de Grand-Duc.

C’était partout la même histoire :

« Bonjour, madame, une jeune fille du nom d’Emilie Vitral a-t-elle été internée chez vous aujourd’hui ?… Non, je ne sais pas dans quel service… Les urgences, peut-être… »

Le train faisait un vacarme infernal. Marc avait beaucoup de mal à entendre ce que les secrétaires lui répondaient. Toujours la même chose, de toute façon.

Aucune Emilie Vitral dans leur registre.

Au bout de trente minutes, il avait contacté vingt-deux nouveaux hôpitaux. Il gagnait en efficacité ce qu’il perdait en amabilité. Il contactait maintenant des cliniques privées, des cabinets spécialisés. Des boîtes médicales où il sentait bien qu’il n’avait aucune chance de trouver Lylie.

Tout ceci était sans espoir. Il poursuivait une chimère, il ne retrouverait pas Lylie ainsi… Pas avant demain.

Il fallait qu’il réfléchisse, qu’il trouve la façon de replacer toutes les pièces du puzzle dans l’ordre. Il devait finir de lire le cahier de Grand-Duc, tout d’abord. Il en aurait largement le temps avant d’arriver à Dieppe. Il restait au plus une trentaine de pages.

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