Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (28 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Il ralentit l’allure, saisit son téléphone portable, écouta sa messagerie. Toujours aucun message. Ni de Lylie ni de Nicole.

Sans cesser de marcher, il appela Lylie. Il pesta contre ces fichues sept sonneries !

— Lylie. C’est Marc. Il faut qu’on se parle, le plus vite possible. Rappelle-moi. Je sors de chez les Carville. Oui. Tu as bien entendu. De chez les Carville. C’est important, Lylie. Ne prends aucune décision sans m’avoir parlé. Je tiens tellement à toi. Marc.

Il raccrocha tout en murmurant pour lui-même, les lèvres presque jointes :

— Qu’elle rappelle, par pitié, qu’elle rappelle…

Marc continua de progresser rapidement, il parvint à l’écluse de Lesches. Les pêcheurs n’avaient pas bougé d’un fil. L’eau du canal s’écoulait toujours avec paresse. Marc fit défiler les numéros enregistrés sur son téléphone portable.

Nicole.

Après une sonnerie et demie, une voix fêlée, familière, lui répondit :

— Allô ?

Marc souffla de soulagement.

— Nicole, c’est Marc, tu as eu mon message ?

— Oui, oui… Je reviens juste du cimetière de Janval. J’allais t’appeler. Pour répondre à tes questions, mon grand, je ne vais rien t’apprendre, tu as sans doute revu Emilie après moi, à Paris. Tu vois, je…

— Nicole, je suis à Coupvray… Je sors de chez les Carville.

Silence. Orphée ressortant de l’enfer. Sans Eurydice.

Marc devait continuer. Tête baissée.

— Nicole… Mathilde de Carville m’a donné une enveloppe pour toi. Une… une analyse de la police scientifique qui remonte à 1995. Un test ADN. Grand-Duc a volé du sang de Lylie.

La voix cassée de Nicole résonna dans l’écouteur, suppliante :

— Marc, tu ne vas pas les croire. Pas après que…

Marc la coupa :

— C’est à toi de l’ouvrir, Nicole. C’est ce qu’elle m’a dit.

Un nouveau long silence ponctua leur conversation. Marc entendait simplement le souffle rauque de Nicole.

— Marc, tu as l’enveloppe. Sur toi ?

— Oui.

— Décris-la-moi…

Marc, sans comprendre où sa grand-mère voulait en venir, obtempéra :

— Eh bien, c’est une enveloppe de taille standard. Bleu clair. Un peu lavande. Comme les courriers des hôpitaux, des laboratoires…

— L’as-tu ouverte ?

— Non ! Je t’assure, Nicole. Je…

— Ne l’ouvre surtout pas, Marc ! Mathilde de Carville a raison, sur ce point au moins. Ne l’ouvre pas. Il faut que tu viennes à Dieppe. Aller chez les Carville était la pire des folies. Maintenant, il faut que tu viennes au Pollet, le plus rapidement possible.

Nicole toussa. Parler semblait difficile pour elle. Elle toussa à nouveau, pour s’éclaircir la voix cette fois.

— Marc, les choses ne sont jamais aussi simples qu’on le pense. Ne crois rien de ce que les Carville ont pu te dire. Ils ne savent pas tout, loin de là. Viens vite. J’espère seulement qu’il ne sera pas trop tard.

Marc eut l’impression d’être subitement plongé dans un bloc de glace, asphyxié dans l’eau morne du canal, irrémédiablement entraîné vers le fond.

— Trop tard pour quoi, Nicole ? Trop tard pour qui ?

— Ne perds plus de temps, Marc. Je t’attends.

— Nicole…

Elle avait raccroché.

 

Derrière un pylône de béton, à l’écart de la foule de la gare de Lyon, Marc consultait les horaires sur un indicateur de papier qu’il conservait toujours dans son portefeuille.

 

Paris-Rouen : 16 h 11 – 17 h 29

Rouen-Dieppe : 17 h 38 – 18 h 24

 

Il avait plus d’une heure devant lui avant d’attraper son train à Saint-Lazare. Il aurait ainsi tout le temps de finir de lire le cahier de Grand-Duc avant d’arriver à Dieppe. Tout en marchant en direction du métro, porté par le flux de voyageurs, Marc tenta de se remémorer les derniers mots lus sur les pages arrachées. Le détective se trouvait sur le mont Terrible, en pèlerinage, comme chaque année. Il avait été surpris par l’orage. Il avait cherché un abri… Et puis…

 

Le métro surgit sur le quai. Une jeune musicienne monta devant Marc tout en lui lançant un sourire radieux. Elle portait sur son dos une guitare dont le haut de l’étui dépassait de son crâne comme le tube noir de la coiffe d’une Bigoudène en deuil. Marc affecta cette indifférence blasée commune aux citadins troglodytes des couloirs souterrains des grandes capitales. Il s’installa au fond de la voiture, s’appuya contre la vitre et se concentra sur le récit de Grand-Duc, d’abord les ultimes lignes de la dernière des pages déchirées, puis la suite du cahier.

Journal de Crédule Grand-Duc

La pluie drue ne comptait plus. Mon cœur battait à se rompre. J’avançai hagard jusqu’à la cabane, juste devant moi. Une simple cabane de berger, presque abandonnée, dont le toit en ruine me fournirait tout de même un abri suffisant. Mais ce n’était pas la cabane qui avait attiré mon regard, c’était le petit monticule de pierres, juste à côté : quelques cailloux entassés, trente centimètres sur cinquante. Une petite croix en bois était plantée devant. Au pied de la croix, dans un pot de terre, une plante, un jasmin d’hiver jaune, pas même fané.

Vous imaginez mon trouble. Je me trouvais face à une tombe, une tombe minuscule !

Je me raisonnai. Un berger avait sans doute enterré ici son chien. Ou un mouton, ou une chèvre, ou n’importe quel autre animal. Quoi d’autre ?

La pluie continuait de tomber, je m’étais réfugié dans la cabane, mais les gouttes s’infiltraient par le toit percé, je devais me tenir collé contre le mur de bois. Je ne pouvais m’empêcher de penser que la tombe, à côté de la cabane, battue par l’orage, avait certes la taille d’un petit animal… mais également celle… d’un nourrisson humain.

Dans l’immédiat, je laissai passer l’orage et examinai la cabane. Elle n’était pas meublée, mais une sorte de long tronc pouvait servir de lit de fortune. Une couverture grise et trouée, roulée en boule, était posée sur le côté. Des traces sombres de cendres, dans une sorte de cavité creusée dans la terre, indiquaient qu’un feu avait dû être improvisé ici, plusieurs jours auparavant, plusieurs semaines peut-être. Le sol jonché de détritus, de canettes de bière, de mégots, plus ou moins anciens, fournissait une autre preuve que la cabane devait servir de squat, ou que des adolescents du coin venaient parfois y passer la soirée. L’odeur, mélange de terre et de pisse, était à la limite du supportable.

L’orage ne s’éloigna qu’une longue heure plus tard. Il faisait déjà nuit, mais j’étais devenu prévoyant depuis toutes ces années de pèlerinage en montagne. J’étais armé d’une lampe torche. Je sortis de la cabane et, les pieds dans la boue, braquai la lampe sur la tombe. Quelques gouttes continuaient de tomber. J’avançai, méfiant : étaient-elles les dernières avant le répit ou les premières d’une nouvelle averse ? Le halo lumineux balaya l’obscurité. La croix était composée de deux simples branches attachées ensemble. Le lien, une ficelle de corde, semblait peu usé. Un an ou deux, tout au plus ?

Je dirigeai le rayon de lumière vers la plante. Je ne m’y connaissais pas trop, mais il y avait peu de chance que le jasmin d’hiver soit une plante vivace, surtout par cette température. Quelqu’un avait donc déposé le pot devant la tombe peu de temps auparavant, quelques mois au maximum.

Il m’était difficile d’aller plus loin, ce soir-là, en pleine nuit. Les arbres s’égouttaient en perles froides. La température baissait rapidement maintenant. Il me fallait bien deux heures pour descendre du mont Terrible, peut-être davantage, à la simple lueur de ma torche. Néanmoins, je demeurai là… Vous commencez à me connaître ! Je remuai des pierres, çà et là, pour tenter de voir ce que pouvait dissimuler ce monticule. Rien, apparemment, seulement de la terre. Ou alors, il aurait fallu revenir avec une pelle, fouiller, je n’allais pas creuser avec mes mains…

Vous vous en doutez, n’est-ce pas, je ne renonçai pas pour autant, je soulevai les pierres, une à une, d’une main, l’autre éclairant péniblement mon travail. Au bout de dix minutes, je changeai de main. J’avais l’impression d’être un voleur de sépultures, une sorte de mort vivant cherchant à enrôler un cadavre dans sa secte, si possible par un soir d’orage. Un chien, une chèvre, un nouveau-né… Peu importe.

Je ne trouvai rien, à part des pierres et de la terre mouillée. Je reposai les pierres en aveugle.

Ce soir-là, lorsque je parvins à ma BMW, il était plus de minuit et je mis encore plus d’une heure pour atteindre le gîte de Monique Genevez, sur les bords du Doubs, à vingt kilomètres-heure ; la tempête avait redoublé, il tombait une sorte de neige fondue collante. J’étais trempé, transi, boueux. Les doigts en sang. J’ai traîné pendant dix jours le rhume que j’avais contracté ce soir-là… Tout cela pour quelques pierres. La tombe d’un chien ! Un chien que je n’avais même pas réussi à déterrer. Cette histoire d’enquête me rendait dingue. Avant de m’endormir, pour me calmer, je m’enfilai trois verres de vin de paille de la mère Genevez.

 

Le lendemain, je suis retourné voir l’ingénieur des Eaux et Forêts employé par le parc naturel, Grégory Morez, ce type à la carrure de bûcheron, beau comme s’il sortait d’un film de Hollywood tourné dans les Rocheuses. Il sillonnait le mont Terrible et les environs dans son 4 × 4 depuis des années, a priori il devait bien connaître la cabane et la tombe.

Morez parut à la fois surpris de ma question, et déçu de n’avoir pas de réponse satisfaisante à me donner. Oui, il connaissait la cabane, elle servait de temps à autre de squat ou de refuge à des ados, à qui il faisait comme il le pouvait la chasse. Quant à la tombe, il n’avait jamais fait attention, mais il s’agissait sans doute d’un chien. C’était courant, dans le Jura, dans les montagnes, d’enterrer les chiens sous un tas de pierres. Des cairns. Des balises le long des sentiers.

 

J’hésitai à remonter sur le mont Terrible armé d’une pelle, pour fouiller la tombe. Il faisait ce jour-là un temps encore plus exécrable que la veille, quelques degrés en moins et toujours cette pluie mélangée de neige. Deux à trois heures de marche pour quoi ? J’avais déjà gratté plusieurs longues minutes le sol de cette tombe, la nuit précédente.

Quel rapport pouvait-il y avoir entre cette cabane, ce tas de pierres et mon enquête ?

Aucun, bien entendu.

Finalement, j’ai pris un café à Indevillers, le bled le plus proche, et j’ai attendu une demi-heure que le temps se lève. En pure perte. La neige s’est mise à tomber franchement sur la ligne de crête en fin de matinée. Je suis directement retourné à Paris.

Une nouvelle impasse dans mon enquête, pensais-je, une nouvelle piste qui aurait fait hurler de rire Nazim si je lui en avais parlé.

Vous imaginez, déterrer un chien !

Je ne le savais pas encore, mais ce jour-là, le 23 décembre 1986, j’ai commis une erreur. La seule peut-être, en dix-huit ans d’enquête, mais, mon Dieu, quelle erreur ! Je pourrais me trouver toutes les excuses du monde. La neige, le froid, la fatigue, la malchance, les sarcasmes de Nazim, mais à quoi bon. Moi Crédule Grand-Duc, le méticuleux, le têtu, j’ai renoncé ce matin-là, j’ai manqué de courage, je ne suis pas allé jusqu’au bout de la piste. Une seule fois, je vous l’assure. La seule aussi qu’il ne fallait pas laisser filer…

Mais j’anticipe, une fois de plus. Pardonnez-moi. Nous étions donc en 1986, le cours de la gourmette était monté à soixante mille francs. Toujours aucun client à l’horizon… Je continuais mon enquête avec obstination, en essayant de repousser les premiers signes de lassitude par une planification méthodique de mes investigations… Je fis un long séjour au Québec, pour rencontrer les grands-parents maternels de Lyse-Rose, les Bernier, à Chicoutimi, pour rien…

Me rapprocher des Vitral était l’une des options de ma planification méthodique. Pas la plus désagréable, d’ailleurs. Lylie avait presque six ans, Marc huit. Je passai le 21 juin 1986 avec eux… Il faisait terriblement chaud. C’était une des premières fêtes de la musique, Lylie avait joué deux morceaux au piano avec l’orchestre de Dieppe, sur un kiosque monté pour l’occasion sur le front de mer, devant la piscine. Lylie, radieuse dans sa jolie robe verte, avec ses cheveux blonds bouclés, était la plus jeune du groupe, et de loin ! Nous avions ensuite grignoté à la friterie ambulante de Nicole. C’était un soir de grande foule. Nicole Vitral m’apparut plus rayonnante que jamais, si fière de sa petite-fille sur l’estrade. Si belle aussi, presque heureuse, le temps d’une sonate de Chopin. Je ne la quittais pas des yeux, elle ne s’en apercevait pas, le regard happé vers la scène où Lylie triomphait. Sa blouse tachée ne vint pas une fois dissimuler la courbe de ses seins sous son fin corsage.

Un peu plus tard, on était installés dans l’herbe, Lylie dévorait une crêpe, assise sur mes genoux. Elle m’avait demandé mon prénom.

« Crédule !

— Crédule la Bascule ! »

Elle m’avait immédiatement baptisé ainsi, pour une soirée. Crédule-la-Bascule. S’en souvient-elle encore ? De détective privé, ex-mercenaire, j’étais devenu balançoire pour fillette.

Marc, de son côté, voulait rentrer chez lui au Pollet, impasse Pocholle. Tout de suite ! C’était le quart de finale de la Coupe du monde. France-Brésil… Marc n’avait pas eu besoin d’insister, je ne voulais pas non plus rater le match, et au fond de moi le regarder avec Marc me faisait plaisir. Nicole avait accepté que je ramène le garçon au Pollet pendant qu’elle restait sur la plage avec Lylie.

Incroyable soirée…

On s’est jetés dans les bras l’un de l’autre, Marc et moi, quand Platini a égalisé, juste avant la mi-temps, après que Stopyra eut discrètement piétiné le gardien brésilien ; le petit Marc m’a serré très fort la cuisse lorsque Joël Bats a détourné le penalty de Socrates, à un quart d’heure de la fin, main opposée, un chef-d’œuvre ; nous avons hurlé ensemble, quand ce salaud d’arbitre n’a pas sifflé la faute sur Bellone, en pleine surface, pendant les prolongations… Et quand Luis Fernandez a rentré le dernier tir au but, on est sortis ensemble, dans l’impasse Pocholle, entraînés dans une fiesta avec les voisins comme je n’en avais jamais connu.

1986.

Crédule-la-Bascule.

La France en demie contre les Teutons !

Ça n’avait plus grand-chose à voir avec l’enquête, je le reconnais…

Mais restait-il grand-chose à voir ?

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