Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (46 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Ainsi, ils avaient fait fausse route depuis le début.

Pire. Son mari s’était comporté comme le plus méprisable des criminels. Il avait tué. Pour rien. Elle ne valait guère mieux. Elle avait fermé les yeux. Pour Lyse-Rose. Elle l’avait accepté, en toute connaissance de cause. Ils avaient frappé des innocents. Des victimes, comme eux. La vérité éclaterait, un jour ou l’autre. Elle n’aurait pas le courage d’affronter le jugement des hommes. Quant au jugement de Dieu…

 

Mathilde de Carville trempa son doigt dans l’eau, sans aucune hésitation. Elle était tiède, sans plus. Linda était là-haut, dans la chambre d’amis. Elle dormait. Elle s’était évanouie dans le hall, après avoir découvert le cadavre de Léonce. Elle n’avait pas fait dix pas avant de tomber sur le parquet. Mathilde lui avait donné un calmant, puis un somnifère, l’avait allongée sur le lit, avait prévenu son mari que son épouse dormirait à la Roseraie, cela lui arrivait, parfois, quand Léonce n’allait pas bien. Il n’avait pas posé de questions, elle payait bien, assez pour que sa nounou fasse des heures supplémentaires.

Mathilde ouvrit un placard, en sortit un flacon de verre enveloppé dans un papier journal. Linda allait se réveiller. La première chose qu’elle ferait serait de courir à la police, bien entendu. Mathilde n’allait pas l’en empêcher. Que pouvait-elle faire ? Elle n’allait pas assassiner cette pauvre fille. A la réflexion, hier après-midi, elle aurait dû attendre quelques heures, elle aurait dû patienter jusqu’à ce que Linda rentre chez elle. Elle serait alors restée seule avec Léonce, comme tous les soirs. Tout aurait été beaucoup plus simple… sauf que c’était au-dessus de ses forces ! Attendre plusieurs heures, après avoir reçu ce journal, après avoir compris. Mille fois, toutes ces années, elle avait pensé faire justice elle-même.
Faire justice
… Un bien grand mot. Tout ce dont elle pouvait se vanter, c’est d’avoir abrégé les souffrances d’un infirme. La justice, Dieu l’avait déjà rendue.

C’était maintenant à son tour de présenter le poids de ses remords sur la balance.

Alors, la police, le scandale…

Peu importe. Elle ne serait plus là pour les affronter.

 

Le doigt de Mathilde de Carville troubla à nouveau l’eau sur le gaz. Presque brûlante ! Elle souffla de soulagement. Bientôt, tout serait terminé. Elle coupa le gaz, versa l’eau frémissante dans un grand bol de terre cuite ocre, le posa sur un petit plateau d’argent, avec le flacon, une petite cuillère, et sortit de la cuisine.

Mathilde monta lentement l’escalier de merisier, ouvrit la première porte sur sa droite, la chambre de Lyse-Rose. Elle contempla l’immense pièce encombrée de jouets, de paquets-cadeaux. Peu importait leur valeur, ils avaient été, chaque année, chaque anniversaire, chaque Noël, comme un message d’espoir. Lyse-Rose n’était pas oubliée. Chaque bougie fragile figurait la petite chance qu’elle soit encore vivante. L’étincelle. Soufflée, définitivement, depuis l’après-midi d’hier.

Léonce avait tué pour rien.

Mathilde posa le plateau d’argent sur la table de chevet. Pour parvenir jusqu’au lit, elle déplaça un landau bleu ciel liseré de dentelles et enjamba avec précaution un service miniature de vaisselle chinoise. Elle poussa doucement le gros ours qui dormait sur le lit de fillette, Malvina l’appelait Banjo. Elle s’allongea sur le lit, celui où aurait dû dormir Lyse-Rose toutes ces années ; où elle ne dormirait jamais. Elle dévissa le bouchon du flacon de verre et versa l’intégralité du contenu jaunâtre dans le bol ocre d’eau bouillante.

— Ma préférée, murmura Mathilde. Ma secrète. Ma chélidoine, conservée jalousement, sous ma serre, pour les grandes occasions. La grande occasion. La dernière.

Mathilde remua le contenu du bol avec la cuillère d’argent. Le suc de la chélidoine se mêla à l’eau chaude en une tisane que Mathilde savait mortelle.

Elle avait appris qu’il était impossible d’assassiner quelqu’un à la chélidoine. Même son mari. La saveur de la plante était, paraît-il, insupportable. C’est pour cela que les accidents étaient très rares, un seul mort, une fois, en Allemagne, d’après ce qu’elle avait lu. C’est pour cela que la chélidoine, l’herbe à verrues, était délaissée par les auteurs de romans policiers.

Mathilde posa la cuillère avec délicatesse sur le plateau d’argent. Elle passa ses mains derrière son cou et décrocha sa croix.

Même pour se suicider, la chélidoine n’était pas recommandée… Ou bien, elle était réservée aux volontés supérieures. Elle sourit. Elle n’était pas du genre à en finir en avalant une boîte de tranquillisants ou en s’injectant un produit indolore dans les veines… Un suicide douillet ! Le pire des oxymores ! Quelle affreuse façon hypocrite de se présenter devant le Jugement dernier !

Mathilde de Carville trempa les lèvres dans son bol de décoction de chélidoine. Elle grimaça mais continua de pencher le bol de terre cuite. Elle but jusqu’au bout.

C’était infect.

Elle n’allait pas se plaindre.

En d’autres temps, pour expier sa faute, elle aurait ordonné qu’on la flagelle jusqu’à la mort, qu’on lui enfonce un pieu de bois dans le cœur, qu’on la brûle vive.

 

Mathilde s’allongea sur le lit de Lyse-Rose. Le lit d’une morte.

Elle serra la croix dans sa main.

Cela ne serait plus long, maintenant.

53

3 octobre 1998, 06 h 22

Marc arpenta le parking pendant que Malvina, assise sur le fauteuil passager du camion, lisait les cinq pages arrachées. Il avait emporté dans son sac des gâteaux secs et une brique de jus d’orange. Il dévora les biscuits, but la moitié du jus de fruits. Un semi-remorque vint se garer sur le parking, à plus de cinquante mètres de leur Citroën. Un type sortit, une thermos à la main. Du café, sans doute. Marc hésita à lui en demander.

Malvina sauta hors du Citroën, les feuilles à la main.

— T’es content, j’ai lu ! C’est ce que tu voulais ? Me foutre les boules avec l’accident de ton papy ? Pas de bol pour lui, c’est sûr… Mais à part ça, tu veux en venir où ? J’avais huit ans à l’époque, mais tu te doutes que j’étais à peu près au courant. C’est quoi, ton problème ? Si c’est pour me prévenir que ton camion orange et rouge est un corbillard, c’était pas la peine ! Je comptais pas dormir dedans cette nuit…

Marc ne releva pas. Peut-être commençait-il à s’habituer à l’humour morbide de Malvina. Sa seule façon de communiquer, au fond ; sans doute même pour elle une sorte de thérapie. Peut-être que le traitement par électrochocs fonctionnait pour lui aussi, en contraste avec toutes ces années de silence, de non-dits et de tabous. Marc se hissa à son tour dans le Citroën, fouilla dans son sac, en sortit le classeur qui contenait son cours de droit constitutionnel européen.

— Tiens, lis ça maintenant…

— Quoi ça ? Tout ? !

— Mais non, pas tout. Juste le cours du 12 février, celui sur la Turquie.

Malvina soupira.

— File-moi du jus d’orange et à bouffer, avant.

Marc lui tendit les restes de son petit déjeuner, Malvina avala tout avec avidité. Si elle était anorexique, elle le cachait bien.

— Bon, c’est quoi, cette connerie ?

Elle attrapa le classeur, l’ouvrit à la page souhaitée par Marc, fit la grimace.

— Désolée, j’arrive pas à lire tes pattes de mouche. Tu dois être une sacrée truffe à la fac, surtout à côté de Lylie… Je suis sûre qu’elle cartonne, elle…

Marc encaissa. De l’humour. De l’humour aux vertus thérapeutiques !

— Et toi, t’as quoi comme diplôme ?

— Le record du monde de profs particuliers. Trente-sept en quinze ans… Le dernier n’a pas tenu deux jours…

— Pas la peine de te foutre de ma gueule alors…

Malvina se mit à rire. Elle jeta par terre le papier de biscuits et la brique vide.

— Oui, mais moi, c’est parce que je suis d’un genre trop spécial pour les profs. Je rentre pas dans leurs tiroirs, tu vois ?

Elle releva les yeux.

— Putain, je comprends rien à tes notes…

— Contente-toi de lire les dates. Tu arrives à les lire, les dates, hein ? T’es pas trop spéciale pour ça ?

— Tu me gaves…

— Lis !

— Fais pas chier…

Elle lut quand même :

— « 29 octobre 1923, la Turquie d’Atatürk devient une république ; 17 septembre 1961, le Premier ministre Adnan Menderes est exécuté pour violation de la Constitution »… Bon, tu veux en venir où, là ?

— Continue !

— Putain… « 12 septembre 1980, coup d’Etat et retour des militaires au pouvoir ; 7 novembre 1982, référendum national sur le retour à la démocratie »…

— OK, coupa Marc. Maintenant, reprends les feuilles du journal de Grand-Duc. Les toutes premières lignes.

— Tu fais vraiment chier !

Malvina jeta les feuilles par terre.

— Bon, on se casse ? Si tu veux arriver dans le Jura avec ton tank avant la Toussaint…

Marc se pencha calmement, ramassa les pages et commença à lire :

— « Ce dimanche-là, le 7 novembre 1982, j’avais passé le week-end à Antalya, sur la Méditerranée, la Riviera turque, trois cents jours de soleil par an, chez un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur turc qui me recevait dans sa résidence secondaire »… Je passe un peu la suite : « De guerre lasse, le haut fonctionnaire en question avait fini par m’inviter, un week-end où il recevait chez lui tout le gratin de la sécurité nationale turque. Pour une fois Nazim n’était pas là, Ayla avait insisté pour qu’il rentre, elle était tombée malade, je crois me souvenir… Ça ne m’arrangeait pas, au contraire, j’avais galéré tout le week-end sans interprète à expliquer ce que je voulais, surtout que les autres étaient là pour se la couler douce au soleil avec leurs femmes… Pas convaincus de tout du caractère prioritaire de mes demandes. Moi non plus, d’ailleurs. De moins en moins »…

Malvina tortura nerveusement sa bague marron entre ses doigts et détourna le regard vers le camion garé au bout du parking.

— Et maintenant ? cria-t-elle assez fort pour que le routier entende. On amarre ton bahut de merde et on fait des gaufres pour les gros culs ?

Le chauffeur à la thermos avait entendu, il regarda Malvina comme une bête curieuse, puis haussa les épaules et se retourna, pas plus énervé que si un roquet lui avait aboyé aux mollets. Marc fixait Malvina. Une fois de plus, la colère de la fille sonnait faux. Une pitoyable manœuvre de diversion…

— Je vais te mettre les points sur les i, Malvina. C’est juste une petite question d’agenda qui cloche… Crédule Grand-Duc, dans son cahier, raconte qu’il est reçu par tout le ministère de l’Intérieur turc, qu’ils font la fiesta au bord de la mer, avec femmes et enfants, le dimanche 7 novembre 1982…

— Merci. Je sais lire.

— … sauf, poursuivait Marc, que précisément, le 7 novembre 1982, c’est le jour du référendum en Turquie. Le retour à la démocratie ! La fin des militaires. Une journée historique. Tu crois pas que ce week-end-là, les hauts fonctionnaires turcs, ils avaient autre chose à foutre ?

Malvina haussa les épaules.

— Grand-Duc s’est planté de date. Un point c’est tout. Quinze ans après, tu sais…

— Mon cul oui ! hurla Marc.

Le routier au thermos s’était adossé à l’aile de son camion et observait la scène comme si Marc et Malvina étaient des héros de sitcom.

— Tu veux un sonotone ? hurla Malvina au chauffeur.

L’autre ne tiqua pas. Blasé… Marc continua :

— Je vais te dire la vérité, Malvina. Grand-Duc n’était pas en Turquie, le 7 novembre 1982 ! En tout cas, pas dans une villa à Antalya. Pourquoi a-t-il menti, alors ? Pourquoi utiliser un alibi aussi foireux ? Parce qu’il était ailleurs, forcément. Ailleurs, d’accord, mais où ? Où pouvait-il bien se cacher, ce week-end du 7 novembre 1982 ? Dans quel lieu où il n’aurait pas dû être ? Pourquoi préciser que Nazim était en France et lui en Turquie, si ce n’est pas pour laisser planer les soupçons sur son associé ?

— Tu délires, là, glissa Malvina. Décidément, t’es vraiment plus taré que moi.

Marc attrapa Malvina par le haut du pull. Elle ne se défendit pas. Elle n’avait plus de flingue dans sa poche. Pas même un galet.

— Et si le gentil Grand-Duc, le détective patient, le minutieux, l’honnête, Crédule-la-Bascule, l’ami des Vitral, l’amoureux transi de ma grand-mère, le narrateur désabusé de toute cette enquête, le fidèle, le pur, le pauvre Crédule Grand-Duc… Et si ce type n’était qu’un salaud de mercenaire ! Une ordure à qui ton grand-père avait demandé de supprimer mes grands-parents, pour récupérer Lylie ? Une ordure qui aurait dit « oui »…

Marc déformait de ses doigts convulsés le pull mauve de Malvina. Elle ne disait toujours rien. Sur le parking, le routier au thermos était remonté dans son camion. Un grésillement d’autoradio parvenait jusqu’à eux.

Marc continua, au bord des larmes :

— Pas de danger qu’il le précise, Grand-Duc, ce détail, dans son cahier… Même si tout le reste est peut-être vrai, peut-être même son attachement à sa famille d’adoption, à ma grand-mère… Classique, le bourreau qui s’attache à la victime qu’il n’a pas réussi à achever… Le remords qui tourne au fantasme. Pathétique, oui ! Dire qu’on a invité des années ce type dans notre maison… L’assassin de mon grand-père. Dire que ma grand-mère a même…

Marc lâcha brusquement Malvina, fit quelques pas sur le parking, ramassa machinalement le paquet de biscuits et la brique de jus d’orange par terre. Il marcha vers la poubelle la plus proche, à dix mètres.

— Tu peux me raconter ce que tu veux ! cria-t-il. Je sais que ça s’est passé comme ça. C’est Grand-Duc ! Quand on a compris ça, toute la lecture de son cahier de faux cul devient évidente… Un mercenaire. Un dur, il avait annoncé la couleur…

Marc lança les détritus dans la poubelle.

— C’est mon grand-père, fit la voix de Malvina.

Jamais Marc n’avait entendu Malvina s’exprimer d’une voix aussi douce. Il se retourna.

— C’est mon grand-père, reprit Malvina. Lui seul. Après son premier infarctus. Il ne croyait pas à la longue enquête de ma grand-mère. Il était du genre expéditif. Lui aussi a contacté Grand-Duc, un peu après ma grand-mère. Il l’a payé très cher, à peu près le prix d’un pavillon sur la Butte-aux-Cailles, pour te donner une idée. Ça devait avoir l’air d’un accident… Selon les avocats, si les grands-parents Vitral mouraient, Weber, le juge pour enfants, serait emmerdé, mais nous avions toutes les chances de récupérer la petite… Grand-Duc n’était pas un enfant de chœur, mon grand-père s’était renseigné. Ce week-end-là, en novembre 1982, il a fait un aller-retour France-Turquie. Personne n’en a jamais rien su. Le reste n’était pas très difficile pour lui.

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