Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (29 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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En 1986, déjà, je ne le croyais plus trop…

32

2 octobre 1998, 13 h 41

De son poste d’observation, Ayla Ozan dominait toute la propriété de la Roseraie. Elle s’était installée dans le bois de Coupvray. Après le chemin des Chauds-Soleils, elle avait discrètement suivi un sentier qui montait entre les arbres. De là, dissimulée derrière un tronc, elle ne pouvait rien rater des allées et venues chez les Carville.

Pour l’instant, rien ne bougeait dans la propriété, pas même le vieux Carville, sous son arbre, au milieu de la pelouse, comme une sorte de sculpture moderne au milieu d’un parc public. Il ne manquait plus que du lierre grimpant le long de ses jambes et du lichen sur les roues du fauteuil.

Ayla avait inspecté les environs, les rues, les chemins. Aucune trace de la Xantia bleue ! Par contre, elle n’avait eu aucun mal à repérer la Rover Mini de Malvina de Carville, garée presque devant la Roseraie. La voiture garée rue de la Butte-aux-Cailles, quelques heures auparavant.

Ni Crédule ni Nazim n’étaient donc ici. Elle hésitait sur l’attitude à adopter. Attendre ici, malgré tout ? Au cas où… Sonner chez les Carville, entrer ? Trouver cette Malvina de Carville, la faire parler, d’une façon ou d’une autre, lui demander ce qu’elle faisait devant chez Grand-Duc ? Lui demander surtout si elle avait croisé Nazim ?

Ayla sentait toujours le froid de la lame de son grand couteau de cuisine contre sa jambe. Oh oui, elle aurait bien aimé s’offrir un petit tête-à-tête avec cette Malvina. Le matelas de feuilles mortes crissait doucement sous ses semelles. Elle se raisonna. Contacter les Carville était la dernière chose à faire !

La bonne solution, elle l’avait tournée et retournée dans sa tête, était de se rendre à la police. De leur dire le plus simplement du monde que son mari, Nazim Ozan, n’avait pas donné de nouvelles depuis deux jours. Lancer un avis de recherche, les flics peuvent faire cela. Peut-être qu’il n’était pas trop tard. Peut-être que les flics ne poseraient pas de questions, après tout. Et s’ils en posaient, et si elle sentait que cela pouvait aider à retrouver Nazim, alors oui, sans hésitation, elle raconterait aux flics tout ce qu’elle savait.

Son témoignage aiderait Nazim, au final. Il n’était pas le seul coupable, elle le dirait aux flics. Ils comprendraient. Nazim aussi comprendrait. Tout ce qui importait, maintenant, c’était de le retrouver.

Ayla regarda à nouveau vers la Roseraie. Ce qu’elle aurait voulu, c’est que la fille sorte, la Malvina. Elle l’aurait coincée, lui aurait mis le couteau sous la gorge, lui aurait expliqué que si elle ne parlait pas elle la découperait en lamelles façon viande de kebab. La fille aurait craché le morceau. Elle était folle, pas suicidaire.

Mais Ayla ne décelait toujours aucune trace de cette fille, juste sa voiture…

Elle hésita. Elle attendait déjà là depuis une heure.

Tant pis. Il fallait repartir, elle devait parler aux flics.

Ayla se leva.

 

Le coup de feu lui explosa dans les oreilles.

D’instinct, Ayla plongea dans les feuilles. Elle eut l’impression de tomber sur un épais tapis. Elle souffla. Elle n’était pas touchée. Elle estima que le coup avait été tiré à moins de cinquante mètres d’elle.

L’avait-on visée, ou bien avait-elle simplement paniqué ? Des chasseurs ? Il devait y en avoir un paquet, dans cette forêt, dans cette banlieue chic, peut-être même de la chasse à courre.

Que faire ?

Crier. Hurler : « Hé, je suis là »…

Prévenir les chasseurs ?

Prévenir le tueur, peut-être…

Ou bien ramper, tenter de rejoindre le chemin, quelques centaines de mètres plus bas. Là, elle serait en sécurité, près des maisons.

Ayla ne fit rien, attendit, guettant le moindre bruit dans la forêt. L’adrénaline qui montait en elle lui rappelait le moment où elle avait fui la Turquie des généraux, avec son père, cachée dans le faux plancher d’un camion, pendant des heures. Elle se souvenait encore du bruit des bottes sur les lattes, à la frontière, et elle quelques centimètres en dessous, sa bouche bâillonnée par la main de son père.

Tous ses sens étaient en éveil.

A présent, aucun autre bruit ne traversait la forêt. Juste le vent, dans les arbres, les feuilles.

Elle attendit de longues minutes, qui lui parurent des heures.

Rien. Une forêt calme. Paisible.

Doucement, elle se leva, scrutant les ombres dans les arbres, le vent dans les feuilles.

Personne.

Elle était à nouveau seule dans cette forêt. Sans doute avait-elle entendu une balle perdue. L’écho sous les arbres avait dû amplifier la détonation, le coup de feu avait pu être tiré loin d’elle, à l’autre bout de la forêt. Décidément, elle était trop nerveuse, il fallait à tout prix qu’elle se rende au poste de police, le plus rapidement possible maintenant.

Elle fit un pas, lentement, méfiante malgré tout. Elle appuya sa main contre l’arbre le plus proche.

La balle était fichée dans le tronc.

La main d’Ayla se crispa sur l’écorce. Subitement glacée.

On l’avait bel et bien visée…

 

Ayla entendit la détonation à peine un dixième de seconde avant de sentir son épaule exploser sous l’impact. Elle s’effondra. Sa clavicule se déchira une seconde fois en heurtant violemment la terre. Ayla hurla sans retenue, sous le coup de la douleur. Elle roula sur le ventre, incapable de se tourner. Tout le haut de son corps refusait de lui obéir, ankylosé, paralysé par la souffrance. Ayla essaya vainement de se redresser par la seule force de son bras valide. Comme un enfant de quelques mois tombé sur le ventre.

Ses jambes s’agitèrent, ses pieds cherchèrent un appui, pour ramper, s’éloigner. Ils ne trouvèrent qu’une couche de feuilles jaunies qui volaient sous ses gestes désespérés. Comme si elle cherchait à nager dans une piscine de plumes.

La douleur la clouait au sol. Il fallait pourtant qu’elle s’éloigne.

Elle entendit les pas s’approcher. Le bruit sinistre des feuilles écrasées, de plus en plus net.

Puis plus rien.

 

Il était là. C’était fini.

Ayla ne souffrait plus. Elle sentait juste le lit de feuilles mortes lui caresser la figure, le cou, les bras. Elle voulait mourir avec cette sensation, cette caresse. Ce n’étaient plus les feuilles qui agaçaient son corps dénudé, c’était la moustache de Nazim. Sa grosse moustache, tendre, douce, impudique. Ses pensées s’envolèrent vers la maison d’Antioche, celle qu’elle devait acheter avec Nazim, en Turquie, leur maison, leur pays, ce pays qu’elle avait fui dans les bras de son père, c’était il y a si longtemps…

 

Le bruit d’un revolver que l’on arme rompit sèchement le silence. Ayla fit un dernier effort pour se retourner, pour le voir.

Connaître son assassin.

Elle poussa de son bras valide.

Cette dernière volonté ne lui fut pas accordée.

Dans l’instant qui suivit, la balle lui traversa la nuque.

33

2 octobre 1998, 14 h 40

Concorde. Changement.

Marc rangea machinalement le cahier dans le sac. La fille souriante avec la guitare sur le dos descendit aussi. Ils marchèrent côte à côte dans le couloir, se touchant presque, gênés, comme lorsqu’on se retrouve dans l’intimité d’un ascenseur avec un inconnu.

Sur le sol froid du couloir, une femme recroquevillée sur elle-même semblait prier un quelconque dieu des Enfers. Pas d’enfant, pas d’animal, pas de musique, pas de carton déchiré, ni message ni explication, juste un visage invisible enfoui entre deux genoux et une assiette blanche. Vide. La foule se détournait de la mendiante, l’évitait, l’enjambait. Sans même réfléchir, sans même ralentir, Marc glissa une pièce de sa poche dans la soucoupe. La fille à la guitare tourna vers lui un regard surpris, le genre de regard signifiant que Marc venait à ses yeux de passer brusquement du statut de jeune-con-pressé-qui-fait-la-gueule-dans-le-métro à celui de garçon-beaucoup-plus-intéressant-qu’il-n’en-a-l’air-mais-qui-hélas-ne-remarque-rien…

Quelques mètres plus loin, le couloir se scindait en deux. Marc tourna à droite, ligne 12, direction porte de la Chapelle, toujours perdu dans ses pensées. La fille à la guitare s’engagea à gauche, ligne 7, direction La Courneuve, ralentissant juste un peu pour regarder s’éloigner ce joli grand blond mélancolique.

 

Madeleine.

On s’approchait de l’une des gares les plus fréquentées de Paris. Ce n’était pas l’heure de pointe, mais presque. La foule sur les quais et dans les voitures se densifia brusquement. Impossible de lire dans ces conditions.

 

Saint-Lazare.

La voiture se vida à une vitesse vertigineuse. Marc regardait toujours avec étonnement la course des voyageurs dans les couloirs de la gare Saint-Lazare : ces gens qui sprintaient, bousculant les moins rapides, négligeant les escalators bondés pour gravir quatre à quatre les escaliers délaissés, accélérant encore dès qu’un tunnel long et rectiligne le permettait… Ces gens entamaient-ils cette course contre la montre à cause d’une urgence exceptionnelle, ou bien couraient-ils ainsi tous les jours, matin et soir, tout simplement par habitude, comme d’autres font leur jogging sous les platanes ?

Il avait lu il y a peu l’histoire de ce type, l’un des plus grands violonistes au monde, un nom russe qu’il n’avait pas retenu, qui un beau jour, pendant plusieurs heures, s’était installé pour jouer dans un hall de métro. Sans affiche, sans annonce officielle, il s’était juste planté anonymement dans le couloir et avait sorti son violon. Alors que tous les soirs il remplissait les salles du monde entier, alors que les places pour obtenir le privilège de l’écouter s’arrachaient à des centaines de francs, ce jour-là, personne ou presque dans le couloir du métro ne s’arrêta pour l’écouter. Tous ces types cravatés n’avaient même pas ralenti en passant devant lui et avaient couru vers leur train, et peut-être le soir même, ou le week-end, avaient-ils couru, encore, pour arriver dans les temps au concert d’un musicien réputé qu’il ne fallait rater à aucun prix.

Marc, pour la première fois depuis le début de la journée, s’offrit un peu de répit. Il marcha tranquillement jusqu’à la salle des pas perdus. Des milliers de personnes attendaient dans l’immense hall de gare, debout, immobiles, les yeux au ciel, telle une foule attendant devant la scène l’entrée d’une rock star planétaire. Sauf que les voyageurs ne fixaient pas les spotlights mais les écrans lumineux indiquant le quai des trains, ou plutôt ne l’indiquant pas assez tôt, et les voyageurs s’entassaient, plus serrés à chaque minute.

Le Corail Paris-Rouen faisait partie des trains dont les quais n’étaient pas encore annoncés. Marc traversa tout le hall, se faufilant au milieu de la forêt de navetteurs pétrifiés, et s’installa à la terrasse du buffet de la gare. Il commanda un jus d’orange à un serveur agité qui l’encaissa tout de suite, comme si le jeune homme allait fuir, le verre à la main… Marc attrapa son téléphone. Son répit n’avait été qu’éphémère, il jura, un « Bordel de merde ! » qui se perdit dans le brouhaha de la gare.

Lylie avait appelé !

Evidemment, l’appel était parvenu pendant qu’il était sous terre, à croire que Lylie le suivait, pas à pas, dans Paris, et attendait qu’il s’enfonce dans les couloirs souterrains pour lui laisser des messages… Sans lui parler !

Marc jongla avec les touches. Il porta le téléphone jusqu’à son oreille pour écouter le message. Il était à peine audible, Lylie chuchotait plus qu’elle ne parlait :

« Marc, c’est Emilie. Mon Dieu, qu’es-tu allé faire chez les Carville ? Fais-moi confiance, Marc. Demain, tout sera terminé. Je t’expliquerai, alors. Je t’expliquerai tout. Si tu m’aimes autant que tu le dis, tu me pardonneras. Emilie. »

Marc demeura un instant immobile, le téléphone toujours collé à son oreille.

Faire confiance…

Pardonner…

Attendre ? !

Jamais de la vie ! Lylie lui dissimulait quelque chose, tout allait se jouer dans les heures qui venaient, ce fameux voyage sans retour que lui seul pouvait empêcher. Marc joua sur les touches et écouta à nouveau le message de Lylie. Un détail l’intriguait.

« Marc, c’est Emilie… » Il appuya l’écouteur sur son oreille droite et se boucha l’autre avec un doigt. Il avait besoin d’entendre distinctement, ce qui se révéla particulièrement compliqué dans cette gare bondée.

« Tu me pardonneras. Emilie. »

Marc joua à nouveau sur les touches et écouta une troisième fois le message. Il ne s’intéressait plus aux paroles de Lylie mais à ce qu’il entendait derrière. Le son était un peu lointain, un peu sourd, mais à la troisième audition il était presque sûr de lui. Par précaution, il écouta toutefois une dernière fois le message : derrière la voix de Lylie, il entendait distinctement le bruit de plusieurs sirènes d’ambulances.

Marc rangea le téléphone dans sa poche et but la moitié de son jus d’orange tout en essayant de réfléchir. Il ne voyait que deux explications possibles. Soit Lylie se trouvait à proximité du lieu d’un accident, dans la rue ou ailleurs. Soit elle se trouvait… devant un hôpital, ou une clinique ! Dans tous les cas, il s’agissait d’un indice, le premier !

Marc vida son verre et continua de raisonner. Rechercher le lieu où venait de se produire un accident dans Paris était stupide, le lieu de l’accident, un carrefour, un coin de rue, serait dégagé rapidement, Lylie n’allait pas rester sur place, il serait impossible de la retrouver ainsi. Par contre, si on retenait l’hypothèse d’un hôpital… On se retrouvait sans doute face à plusieurs dizaines d’adresses dans Paris… Mais c’était sa seule piste…

Marc reposa son verre vide sur la table d’aluminium. Le serveur se précipita pour débarrasser, comme pour signifier à Marc que le temps de stationnement dans le bar était limité. Marc ne réagit pas, une autre question le hantait : pourquoi un hôpital ? Que venait y faire Lylie ? La première image qui lui vint fut celle de Lylie blessée. On l’emmenait en urgence au bloc opératoire, un essaim d’infirmiers en blouse autour d’elle…

Le grand voyage. Elle avait tenté de se suicider ! Elle n’avait pas attendu le lendemain.

 

Que faire ?

Le cœur de Marc battait à se rompre.

Appeler toutes les cliniques, tous les hôpitaux de Paris ?

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