Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (39 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Comme si cela ne suffisait pas…

Lylie descendit les mains le long de sa taille. L’ombre ondulait, presque comme si elle dansait. Le tissu glissa d’abord lentement, millimètre par millimètre. Sa seconde peau se détachait. Oui, la jeune fille muait. Le tissu tomba dans le sable.

Comme une peau morte. Flasque. Inutile.

Marc contemplait l’ombre noire, immobile, pigmentée de millions de grains clairs. L’ombre était la même, strictement semblable que les instants précédents. Même taille, mêmes jambes, mêmes cuisses. La silhouette était identique, avec ou sans seconde peau.

Et pourtant.

 

Lylie retourna s’allonger. Toujours sur le ventre.

Marc attendit des heures. Des minutes.

Personne ne vint à son secours, ni voile à l’horizon, ni touriste égaré, ni fermier courroucé.

Lylie sentit la main chaude de Marc se poser sur le bas de son dos. Le sable collé rendait sa paume un peu râpeuse. Elle frissonna et se retourna.

A qui d’autre pouvait-elle offrir ses dix-huit ans ?

 

*

* *

 

Marc ouvrit les yeux. Il était couvert de sueur. Par la fenêtre du train, une série interminable de pylônes à haute tension lui fonçaient sur la gueule.

Il esquissa un mouvement de recul, malgré lui.

Etait-il un monstre ?

Marc sentait les vingt grammes de l’enveloppe bleue du laboratoire peser dans sa veste. Le test ADN.

Etaient-ils des monstres ?

L’ouvrir. Savoir. Avoir la preuve…

La porte du wagon s’ouvrit et Malvina de Carville entra.

44

2 octobre 1998, 17 h 49

L’eau brûlante tombait en pluie sur le corps nu de Lylie. Lylie fermait les yeux sous le jet, cherchant à retrouver un minimum de sérénité. De calme, au moins. Sa main aveugle pressa la poire molle de savon antiseptique. Elle se frotta le corps, jusqu’à l’hystérie : les seins, le ventre, le pubis. La crème blanche dégoulinait, laiteuse, jusqu’à ses pieds. Lylie se rinça, longtemps. Elle s’efforçait d’être propre, autant que cela était possible. La façade, au moins. Sauver les apparences.

Elle finit par sortir, enroulée dans une grande serviette blanche. Les cheveux mouillés gouttaient sur le tissu-éponge. Lylie essuya la glace embuée d’un revers de main. Son reflet flou l’effraya, comme si le visage d’une inconnue avait remplacé le sien. La chimère du miroir disparut à nouveau dans la buée. Lylie se brossa les dents, fort, trop fort, jusqu’à s’en faire saigner.

Elle s’était vidée, tout à l’heure, dans la rue, au carrefour de l’avenue de Choisy. Elle avait répandu sur le trottoir ses entrailles en fusion. La vodka, le scotch, la tequila… Un jeune flic l’avait ramassée, à quatre pattes, au bord du caniveau. Il lui avait tendu un Kleenex. Elle s’était essuyée, toujours pliée en deux, pendant qu’une mère de famille faisait rouler la poussette de son bébé dans sa gerbe. Le flic aurait pu l’embarquer. Il l’aurait fait, si elle ne l’avait pas regardé avec des yeux de biche, des yeux mouillés.

« C’est la première fois, monsieur l’agent. »

C’était passé. De justesse.

Elle s’était vidée une seconde fois. Une demi-heure plus tôt, dans la chambre, au pied du lit. Elle n’avait plus rien à rendre, à part ses tripes. Ça lui avait fait un mal de chien.

 

Lylie sortit de la salle de bains.

La fille allongée sur l’autre lit, dans la chambre, attendait visiblement son retour avec impatience.

— Elles sont venues tout nettoyer pendant que tu prenais ta douche…

La fille n’avait pas seize ans, des cheveux rouges coupés en brosse et des dents déjà jaunies.

— T’as de la chance, en un sens, continua la fille, moi je garde tout. J’ai l’impression de me pourrir de l’intérieur, des fois. Je donnerais mon cul pour pouvoir gerber.

Lylie avait tout sauf envie de faire la conversation. Dents-Jaunes s’en foutait. Elle cherchait une oreille disponible, rien de plus.

— C’est la deuxième fois que je suis là, continua-t-elle. Je suis une récidiviste ! Alors ils font la gueule ! Trois heures de morale, hier. Ils me font mariner, les enculés.

Lylie s’éloigna, resta debout, regarda par la fenêtre. Dents-Jaunes finit par se vexer.

— Fais pas ta fière. Tu verras, tu y passeras, toi aussi.

Sur le parking, Lylie observait le manège des ambulances. Elle avait tourné près d’une heure dans la rue avant d’entrer. Elle était allée jusqu’à suivre l’enterrement d’une inconnue, juste en face. Lylie apercevait distinctement le clocher de l’église Saint-Hippolyte, mais la cour de la petite école maternelle, juste à côté, était masquée par les immeubles haussmanniens. Le bruit des véhicules sur le boulevard couvrait les cris des enfants. A moins qu’ils ne soient rentrés en classe, ou chez eux. Lylie n’avait plus qu’une vague idée de l’heure. Son esprit n’était qu’une bouillie, son corps un supplice. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Comment allait-elle tenir le coup, toutes ces heures ?

— J’étais comme toi, la première fois…

Ferme-la ! hurla intérieurement Lylie.

Lylie avait laissé son téléphone dans sa poche, sur le portemanteau, dans la salle de bains. Coupé. Elle n’avait pourtant qu’une envie, qu’une irrésistible envie : appeler Marc ! Qu’il vienne. Qu’il la prenne dans ses bras, qu’il la protège, comme toujours, comme dans la cour d’école, qu’il éloigne les salauds.

Qu’il soit là, tout simplement.

Il suffisait de décrocher le téléphone. Marc arriverait à temps. Où qu’il soit.

Dents-Jaunes ne lâchait pas son os :

— T’as pas à avoir de remords, tu sais. Tu t’en fous, de ce qu’ils peuvent penser, tous ces cons. Ils vont chercher à te faire culpabiliser. Tu les emmerdes !

— Merci, articula Lylie malgré elle.

Elle ne pouvait donner plus. Elle fixait le grand cèdre, devant elle, cherchant un oiseau, une marque de vie quelconque. Vainement.

Non, Marc ne viendrait pas. Elle ne l’appellerait pas. Ni Marc ni personne d’autre ne pourrait retrouver sa trace. L’anonymat, c’était le minimum qu’on pouvait exiger ici. Non, elle n’appellerait pas. Malgré son envie tenace, malgré son ventre déchiré, malgré cette bile qui remontait encore, il fallait laisser Marc à l’écart.

Jusqu’à demain, au moins.

 

Lylie se retourna vers Dents-Jaunes. Il y avait au moins une chose que cette fille pouvait faire pour elle. Lylie esquissa une sorte de sourire.

— T’as bien une clope pour moi…

Lylie n’obtint jamais la réponse. La porte s’ouvrit. Une infirmière au physique de gardienne de prison fit un pas dans la chambre.

— Mademoiselle Emilie Vitral ?

— Oui ?

— C’est l’heure. Le psychiatre va vous recevoir.

45

2 octobre 1998, 17 h 57

Malvina de Carville dévisagea Marc de son inimitable sourire de petite fille perverse de bonne famille ; une tueuse en série imaginée par la comtesse de Ségur. Elle s’assit dans le premier siège du wagon, à l’opposé de l’emplacement occupé par Marc.

Face à lui.

Le monotone paysage du pays de Caux défilait par les fenêtres.

Marc n’esquissa aucun geste. Malvina devait bien entendu avoir son Mauser à portée de main. Le plus raisonnable était d’attendre. Dans l’instant, Marc souhaitait avant tout terminer ce cahier de Grand-Duc. Il ne lui restait plus que cinq pages à lire.

Il retint un frisson. L’image troublante de Lylie sur la plage de Morval lui revint. Suivie de la liste des hôpitaux. Il ne devait pas se disperser. Il devait lire ces dernières pages tout en gardant un œil sur Malvina… Et saisir la première occasion qui se présenterait pour désarmer cette folle.

Journal de Crédule Grand-Duc

Je vous vois venir. Vous avez compté les pages restantes ! Vous commencez à paniquer. Vous réclamez la solution. Je vous avais prévenus pourtant, il ne fallait pas vous attendre à une happy end, à un coup de théâtre final, au doigt d’Hercule Poirot désignant le véritable coupable à la toute dernière ligne… Je sais, ce n’est plus ma psychologie de bazar qui vous intéresse. Vous en avez soupé. Terminés, les méthodes de papa Grand-Duc, les interminables états d’âme et les indices insaisissables ; vous avez écouté poliment mon récit, mais maintenant une seule chose vous intéresse, au fond : le test ADN ! La Science avec un grand S. Le miracle de la génétique. Rassurez-vous, je vais y venir, à ce fameux test ADN. Pas de panique. Ce fut le cadeau d’anniversaire de Lylie : trois gouttes de sang pour ses quinze ans.

Pardonnez-moi, mais avant ça il reste à régler quelques derniers petits détails… Nazim et moi, nous continuions de traquer avec obstination le fameux Georges Pelletier, SDF camé se promenant peut-être avec dans la poche une gourmette à soixante-quinze mille francs…

C’est Nazim qui a fini par retrouver Georges, presque par hasard. Depuis plusieurs mois, on essayait de dresser l’inventaire de tous les clochards et autres paumés de la rue retrouvés morts, accidentellement ou non. Ce jour-là, c’était un matin de brouillard de juillet 1993, Nazim a présenté la photo à un îlotier du Havre, dans le quartier des Neiges, une banlieue bizarre coincée entre les entrepôts du port. Le type s’en souvenait vaguement. On a ensuite exhumé des archives, il y avait un dossier au commissariat.

Le 23 janvier 1991, un inconnu avait été retrouvé noyé dans le bassin aux pétroles. Les températures descendaient au-dessous de zéro depuis une semaine, le type n’avait pas dû survivre plus de cinq minutes dans l’eau glacée, même s’il avait plus de deux grammes d’alcool dans le sang. On n’avait retrouvé aucune pièce d’identité sur lui, mais les flics avaient pris un cliché du cadavre. Aucun doute, c’était bien Georges Pelletier, étendu sur sa couverture trouée. Rien dans les mains, rien dans les poches. Ni testament, ni laisse de chien… ni gourmette.

Le mur du fond de l’impasse.

J’ai prévenu moi-même le frère, Augustin, qui sembla presque soulagé. Sa quête personnelle prenait fin. Il pouvait tourner la page. Pas moi.

Ce salopard de Georges Pelletier s’était envolé dans l’hiver avec son secret. Qu’est-ce qu’il avait foutu, ce soir-là, sur le mont Terrible ? Qu’avait-il vu ?

 

*

* *

 

Malvina fermait les yeux !

Les ondulations du pays de Caux semblaient la bercer.

Pas habituée aux longs voyages, la gamine, pensa Marc.

Il alternait la lecture du cahier de Grand-Duc et la surveillance de Malvina de Carville, au bout du compartiment. Depuis de longues minutes, Malvina luttait contre le sommeil ; elle s’assoupissait un bref instant, puis se réveillait, brusquement, le regard aux aguets, cherchant Marc. Cette fois-ci, les yeux de Malvina étaient clos depuis plus de trente secondes.

Marc se décida. Il se leva sans bruit, avança à pas de loup. Moins de vingt mètres le séparaient de la fille. Il ne fallait pas que Malvina ouvre les yeux, pas tout de suite…

Marc avait déjà parcouru dix bons mètres. La tête de Malvina était toujours inclinée, immobile, sur le côté du siège bleu et jaune, affichant le sourire presque angélique d’une fillette épuisée de s’être trop amusée. Marc continua d’avancer. Il se revoyait gamin, au centre aéré de Dieppe, jouant au « roi du silence » : il devait, sans se faire toucher par les griffes d’un dragon aveugle, un gosse quelconque aux yeux bandés, délivrer sa princesse attachée sur une chaise. Lylie, bien entendu.

Plus que cinq mètres. Le train vira légèrement sur la droite. La tête de Malvina bascula de quelques centimètres, s’immobilisa à nouveau. Marc se statufia, cessant même de respirer.

Malvina ouvrit les yeux. Droit sur lui. Deux billes sombres tirées d’une fronde.

La fille n’eut pas le temps d’esquisser le moindre geste, dans la seconde qui suivit les quatre-vingts kilos de Marc s’abattirent sur elle. Il avait plongé, sans réfléchir, se fiant à son instinct de trois-quarts aile. Sa main droite bâillonna la bouche de Malvina, pendant que de sa seule main gauche il lui coinçait les deux bras. Malvina dut se contenter de rouler des yeux ronds et d’agiter frénétiquement les pieds. Dans le wagon, les deux autres passagers, l’ado aux écouteurs et le type endormi, n’avaient pas bronché.

Marc poussa Malvina vers la fenêtre tout en la maintenant fermement. Un vieux sac à main de grand-mère en faux crocodile vert était posé à côté d’elle. Marc avait en tête un plan, simple : récupérer le flingue. Après, on pourrait discuter…

Il maintint sa main droite en bâillon, pesa plus encore de son corps sur Malvina pour lui interdire tout mouvement et fouilla le sac de sa main gauche.

Quelques secondes suffirent. Il extirpa du sac le Mauser L110. Les yeux de Malvina le fusillèrent. Marc pointa le revolver puis ôta lentement sa main de la bouche de la jeune femme.

— Tu avais envie de visiter Dieppe ?

Malvina grimaça.

— Ouais. Je suis une dingue de cerfs-volants. Il paraît que Dieppe, ce week-end, c’est La Mecque…

— T’as réponse à tout, hein ?

— Ça dépend des questions. Qu’est-ce que tu fais si je hurle ?

— Je te bute…

— Tu ferais pas ça ? Tu toucherais pas à ta belle-sœur chérie ?

— Va savoir… Je suis un Vitral. Un méchant…

Malvina soupira. Elle n’avait visiblement aucune envie d’attirer l’attention sur eux.

— Tu es au courant que c’est le dernier train du soir, Malvina ? Tu comptes dormir à Dieppe ?

— Va savoir… Je suis une Carville, tu sais. J’ai de la thune…

— Thune ou pas, je te préviens, si ma grand-mère Nicole te croise, tu finiras découpée en morceaux puis bouffée par les mouettes…

— Ça s’arrête quand, ton humour à deux balles ?

Marc se redressa de quelques centimètres. L’assurance de cette fille l’agaçait. Il devait arracher cette morgue sur ses lèvres. Il devait la faire craquer, pour qu’elle parle ! Comme une gamine caractérielle à laquelle on tient tête, que l’on agresse avec ses propres armes et qui finit par s’effondrer. La main libre de Marc se posa sur la cuisse de Malvina. La fille eut un mouvement de recul. Son crâne heurta la vitre.

— Tu voulais qu’on t’héberge, hein… Tu comptais dormir dans ma chambre, c’est ça ?

La main remontait. Vengeance mesquine. Marc s’en foutait.

— Désolé, ma belle, mais ce soir je suis indisposé des couilles, si tu vois ce que je veux dire…

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