Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (47 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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— Comment l’as-tu appris ?

— J’avais huit ans. Je n’ai pas tout compris, à l’époque, mais j’espionnais déjà tout le monde. La vilaine petite souris qui a fait des petits trous partout et qui s’y cache. Ma grand-mère, elle aussi, n’a compris que trop tard, après la mort de Pierre Vitral. Je ne te raconte pas le bordel que ça a dû être dans sa pauvre petite conscience. Un crime ! Comment annoncer ça pendant sa prière au Père, au Fils et au Saint-Esprit ? Mon grand-père a fait sa seconde crise cardiaque juste après. Son plan avait foiré. Ma grand-mère a pris cela pour de la justice divine et elle a fermé sa gueule !

— Et toi, Malvina, tu en penses quoi ?

Malvina hésita une seconde. Elle joua nerveusement avec la semelle de sa ballerine sur le marchepied d’aluminium puis répondit :

— Que mon grand-père avait raison ! Qu’est-ce que tu crois ? Ça aurait pu marcher, disparus, les grands-parents Vitral. Ouste… Lyse-Rose, ma petite sœur que vous m’aviez volée, retrouvait sa chambre. Et toi, on te collait chez les orphelins. Bien fait ! Voilà ce que j’en pensais.

— Et maintenant ? Aujourd’hui, t’en penses quoi ?

Malvina cette fois-ci n’hésita pas :

— Pareil !

 

Ils reprirent la route. Malvina avait changé la cassette dans l’autoradio. Elle avait choisi au hasard, pour la couleur bleu ciel de la pochette,
Brothers in Arms
, de Dire Straits. La voix de Mark Knopfler alternait avec les délires électriques de sa guitare. Ce fut elle qui parla la première :

— Ça n’empêche pas que Grand-Duc était un sale con. Il a jamais pu me saquer, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’il avait deviné que j’étais au courant.

Marc écoutait distraitement. Il éprouvait un sentiment poisseux de trahison. Jusqu’à quel point Grand-Duc avait-il falsifié la vérité dans son journal ?

— Il y a quatre jours, il a voulu faire chanter ma grand-mère, continua Malvina. Avec son histoire à la con de rebondissement de dernière minute. Cent cinquante mille francs. Le triple lorsqu’il apporterait les preuves… Je ne sais pas qui l’a buté, mais il a débarrassé la terre d’un putain de cafard !

Les doigts de Marc jouaient sur le volant au rythme des notes du saxophone de « Your Latest Trick ». Il repensait aux derniers mots de Malvina.

« Je ne sais pas qui l’a buté »…

Il se remémorait la scène de la découverte du corps de Grand-Duc. La balle dans le cœur. La tête dans la cheminée, selon un rituel macabre. Le visage du cadavre couvert de cloques et de cendres.

— Sans parler du test ADN, continuait Malvina. On sait tous les deux que c’est Lyse-Rose qui est vivante. Alors, ce test prouve bien que Grand-Duc est véreux jusqu’à l’os.

Un doute terrible naissait dans l’esprit embrouillé de Marc ; une minuscule étincelle attisée par un vent violent, qui se propageait dans son cerveau comme un feu de savane.

— En plus, conclut Malvina, c’était un gros nul, Grand-Duc. Payé un million et même pas foutu de buter deux vieux en train de dormir…

Les mains de Marc se crispèrent sur le cuir fatigué du volant. La guitare de Mark Knopfler lâcha un dernier riff.

Juste de l’humour. Thérapeutique.

54

3 octobre 1998, 11 h 33

Ils roulaient depuis cinq heures, maintenant. Le Citroën orange et rouge de type H tenait le coup. Il peinait bien un peu sur les portions d’autoroute, plafonnant entre cent et cent dix kilomètres-heure. Le stock de minicassettes était déjà épuisé : un florilège de quelques incontournables des années quatre-vingt.
Sauver l’amour
, de Daniel Balavoine ;
Famous Last Words
, de Supertramp ;
Morgane de toi
, de Renaud ;
Positif
, de Jean-Jacques Goldman.

Ils s’arrêtèrent à Vitry-le-François, une ville sortie de nulle part au milieu des champs de maïs de la Champagne, sans même un clocher pour prévenir. Ils déjeunèrent dans un restaurant coincé entre la nationale et la Marne. Ils étaient les seuls clients. Marc, perdu dans ses pensées, se contenta d’une omelette-salade. Malvina profita de tous les avantages du menu du jour, assiette de charcuterie, bavette-échalote et crème brûlée.

— Elle a bon appétit, votre petite dame, fit le patron en clignant de l’œil à Marc. On se demande bien où est-ce qu’elle met tout ça !

 

Ils repartirent.

Saint-Dizier. Chaumont.

Les rebords du Bassin parisien se succédaient. Les plaines céréalières étaient bornées par des lignes de cuestas, brusques pentes abruptes comme des marches d’escalier, avant de traverser à leur pied les dépressions orthoclinales boisées, puis une nouvelle plaine céréalière. Le camion Citroën s’emballait un peu en descendant les fronts de cuestas, comme s’il n’allait jamais pouvoir freiner, juste espérer une pente inverse pour ralentir. Renaud chantait « En cloque » pour la troisième fois. Cela faisait près de deux heures qu’ils n’avaient pas dit un mot. Malvina rompit le silence :

— Tu crois que Lyse-Rose voudra d’une sœur comme moi ?

Marc traversait un village appelé Fayl-Billot. Il resta muet.

— Tu la connais, toi, continua Malvina. Tu crois qu’elle est capable de comprendre ? D’accepter une grande sœur comme moi ? Vilaine. Vulgaire. Méchante.

Marc se taisait toujours. A tout prendre, il préférait l’humour thérapeutique de Malvina.

— Je peux changer, insista-t-elle. Tu lui diras, toi, que je peux changer ?

— Tu es vraiment certaine que Lylie est ta petite sœur ?

— Evidemment. On fait front là-dessus, tous les deux, non ?

 

Ils se turent à nouveau. Pour deux heures. Marc enviait l’absence de doute de Malvina, sa détermination. Elle semblait vivre dans une bulle que rien ne pouvait crever. Marc reçut le SMS de Lylie alors qu’il venait de passer Vesoul. Le téléphone vibra dans sa poche. Il l’attrapa d’une main tout en continuant de rouler.

Marc. Je rentre en salle d’opération demain matin à dix heures. Tout est OK. Ne t’en fais pas. Je te téléphone ensuite. Tout ira bien. Je t’embrasse. Emilie
.

« Demain matin à dix heures »… Dans moins de vingt-quatre heures.

Goldman hurlait « Envole-moi ! ». Instinctivement, Marc appuya sur l’accélérateur. Ils affrontaient un léger faux plat. Le Citroën type H n’avança pas plus vite pour autant. Plus les kilomètres défilaient, plus la folle hypothèse que l’esprit de Marc avait échafaudée prenait corps, gagnait en crédibilité, prête à s’imposer comme une évidence.

 

Trois heures plus tard, ils traversaient Montbéliard. Facilement. Les axes de l’agglomération comtoise semblaient surdimensionnés pour la timide circulation : immenses boulevards, avenues larges, rocades. La ville semblait encore bâtie à la taille de l’usine Peugeot à l’heure de son apogée et de ses plus de quarante mille employés. La plus grande usine d’Europe… Il en restait aujourd’hui moins du tiers.

Marc colla sur les genoux de Malvina un atlas routier français au 200 000
e
, avec pour mission de les mener au croisement du Doubs et de la frontière suisse, au pied du mont Terrible, jusqu’au lieu-dit Clairbief ; puis d’y repérer le gîte de Monique Genevez, le plus beau chalet de la région d’après le cahier de Grand-Duc.

— Qu’est-ce qu’on va foutre là-bas ? grogna Malvina. Tu comptes récupérer le cash que mamy a envoyé à Grand-Duc ?

Marc haussa les épaules. Il vérifia discrètement que le Mauser était toujours dans sa poche. Allait-il devoir se servir de son arme ? Pouvait-il avoir raison, avaient-ils tous été manipulés depuis le début ?

Malvina n’insista pas et se concentra sur la carte. Elle s’en tira remarquablement. Dix kilomètres après Montbéliard, passé Pont-de-Roide, le valeureux camion orange et rouge s’attaqua aux premières pentes du Jura : d’abord une route étroite en canyon, longeant le Doubs, jusqu’à Saint-Hippolyte, puis la pente raide d’une petite départementale. Le camion peina, souffla, grinça, mais parvint tout de même à basculer de l’autre côté de la montagne. La vue sur le grand méandre du Doubs, qui s’offrait un crochet d’une trentaine de kilomètres en Suisse avant de sagement retourner en France, son lieu de naissance, était d’une beauté stupéfiante. Le camion redescendit allègrement vers la rivière, dans une forêt de pins parés de l’or des arbres voisins à feuilles caduques.

 

Le gîte de Monique Genevez était impossible à rater. Une seule route longeait le Doubs, jusqu’à la frontière suisse, juste en face. Le bois clair du chalet se reflétait dans l’eau calme du fleuve. Marc retint son souffle. Il toucha une fois encore le Mauser dans sa poche, inquiet. Il gara le camion sur un parking juste en face du chalet. Un panneau
Gîtes de France
confirmait qu’ils ne s’étaient pas trompés.

Le parking, à l’exception du camion orange et rouge, était désert. Le temps semblait s’être arrêté, dans ce village-frontière du bout du monde. Marc respirait avec difficulté. Et si sa quête s’arrêtait là, au bout de la route ?

— Bon, on y va ? fit Malvina.

— Minute…

Marc sortit le Mauser L110 et s’assura qu’il était bien chargé.

— Tu fais quoi, avec mon flingue ? Tu comptes braquer la mère Genevez ?

Marc fixa Malvina. Longuement. Puis :

— Tu te souviens du cadavre de Grand-Duc ?

— Ouais.

— Tu te souviens de quoi ?

— Comment ça, de quoi ?

— Tu te souviens d’un cadavre retrouvé chez Grand-Duc. Qui portait les habits de Grand-Duc, ses chaussures, sa montre…

Malvina blanchit d’un coup. Marc continua :

— Un cadavre, la tête dans la cheminée. Le visage brûlé, couvert de cloques. Au point d’en être méconnaissable.

Malvina tortura ses doigts.

— Tu veux dire quoi, là ?

— Suis-moi !

Ils descendirent du camion. Monique Genevez se tenait déjà sur le pas du chalet, encadrée par d’immenses jardinières de géraniums.

— Bonjour ! lança Marc. Nous sommes bien au gîte Genevez ?

L’entrée en matière n’était pas particulièrement audacieuse, le nom du gîte était gravé en lettres énormes sur un panneau de bois verni.

— Nous… nous sommes des amis de Crédule Grand-Duc.

Le visage de Monique s’éclaira.

— Monsieur Grand-Duc ! Bien sûr que je le connais. Plus de dix ans qu’il séjourne ici en décembre.

— Il… il devait revenir plus tôt cette année, je crois.

L’hôtelière prit un air désolé.

— Exact, mais vous n’avez pas de chance. Il est justement reparti ce matin.

Marc sentit la terre glisser sous ses pieds. A ses côtés, Malvina cessa de respirer. Monique Genevez continua sur le même ton, sans percevoir le trouble de ses visiteurs :

— Il a dormi ici, dans la chambre 12, comme d’habitude, hier et avant-hier. Avant-hier, il est resté une bonne partie de la matinée, il attendait le courrier pour partir. Effectivement, il a reçu une grosse enveloppe. Mais, ce matin, il est parti très tôt, vers six heures.

Marc parvint à articuler quelques mots :

— Vous… vous savez s’il va revenir ?

— Oh, ça m’étonnerait. Quand il vient, il ne dort généralement qu’une nuit ou deux. Son pèlerinage, comme il dit. C’est un monsieur assez curieux, votre ami. Gentil, poli, pour ça, rien à dire. Un sacré appétit aussi. Mais, par contre, tout de même, son histoire du mont Terrible, la catastrophe, l’avion, tout ça, dix-huit ans après. Comme si on ne pouvait pas oublier tous ces malheurs. Vous ne croyez pas ?

Marc demeura muet de longues secondes, avant de bredouiller :

— Il… il a dit quelque chose. Vous savez où il est parti ?

Monique arrachait quelques tiges mortes de géranium.

— Oh, vous comprenez, monsieur Grand-Duc, c’est pas le genre à faire des confidences. Même après avoir vidé un litre de vin de paille. Et c’est pas mon genre d’en demander. Alors, non, vraiment, je l’ignore. Il est reparti à Paris, sûrement. C’est ce qu’il fait d’habitude, non ?

Marc insista un peu, pour la forme. Il ne tira rien de plus de l’hôtesse. Ils remontèrent dans le camion.

Assise à côté de lui, Malvina cracha sa rage :

— Je te l’avais bien dit, que ce salopard cherchait à nous baiser depuis le début !

Marc ne répondit rien. Il ressentait une terrible impression d’impuissance. Crédule Grand-Duc. Vivant. Envolé… Le dernier fil de l’enquête venait de glisser entre ses doigts… Malvina insistait :

— Si t’avais deviné que Grand-Duc avait maquillé sa mort et liquidé un type à sa place, qu’est-ce qu’on est venus foutre ici ?

— Ta gueule…

Malvina applaudit des deux mains.

— T’es un génie, Vitral. Dix heures de route. Six cents bornes. Pour se retrouver là comme des cons… On aurait pas pu téléphoner ?

— La ferme.

— Tu pourrais au moins me payer une chambre chez Monique. Ça a l’air classe.

— Ferme-la, je te dis.

— Au moins une bouffe. Une cuite au vin de paille, ça me dit bien…

— T’es trop conne, je devrais te buter, là, tout de suite, te balancer dans le Doubs et filer en Suisse…

Malvina regarda Marc avec une attention étonnée :

— Que Grand-Duc soit une ordure, c’est pas vraiment un scoop. Alors, c’est quoi ton problème ? Pourquoi, d’un seul coup, tu te mets à jouer les grands nerveux ? T’as une urgence ? Tu devais te marier demain avec ma petite sœur ? T’avais déjà réservé la pièce montée ?

— Cherche pas, tu peux pas comprendre. T’as pas les diplômes.

Marc tourna nerveusement la clé dans le contact du Citroën.

— On va où ? continua Malvina. On repart ? On visite pas ?

— Ta gueule ! Je t’avais promis un putain de pèlerinage. Alors on va suivre le chemin de croix jusqu’au bout.

55

3 octobre 1998, 12 h 01

Crédule Grand-Duc suivait à la jumelle la tournée du facteur. La camionnette était inratable. La peinture jaune du véhicule se détachait à chaque virage du vert monochrome des forêts de sapins. Elle montait, lentement, prenant son temps. Elle s’arrêtait à chaque boîte aux lettres des chalets qui se succédaient sur la petite route, tous orientés plein sud, sur l’adret de la montagne. Elle ne serait pas là avant dix minutes.

La Xantia était garée quelques kilomètres plus haut, à une bonne trentaine de lacets, un peu avant l’entrée de Saint-Hippolyte. Le détective scruta encore quelques instants le manège du fonctionnaire dans sa voiture.

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