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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (31 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Plus tard dans la soirée, Jasselin reprit la note de synthèse du BEFTI sur l’ordinateur de la victime. Leur première constatation, c’est que Houellebecq, malgré ce qu’il avait répété dans de nombreuses interviews, écrivait encore ; il écrivait même beaucoup. Ce qu’il écrivait, cela dit, était assez étrange : cela ressemblait à de la poésie, ou à des proclamations politiques, enfin il ne comprenait à peu près rien aux extraits reproduits dans le rapport. Il faudra envoyer tout ça à l’éditrice, se dit-il.

Le reste de l’ordinateur ne contenait pas grand-chose d’utile. Houellebecq utilisait la fonction « Carnet d’adresses » de son Macintosh. Le contenu de son carnet d’adresses était intégralement reproduit, et c’était pathétique : il y avait en tout vingt-trois noms, dont douze d’artisans, de médecins et autres prestataires de services. Il utilisait également la fonction « Agenda » et ce n’était pas mieux, les notes étaient en général du genre « sacs poubelle » ou « livraison fuel ». Au total, il avait rarement vu quelqu’un ayant une vie aussi chiante. Même son navigateur Internet ne révéla rien de bien passionnant. Il ne se connectait à aucun site pédophile, ni même pornographique ; ses connexions les plus osées concernaient des sites de lingerie et de tenues érotiques féminines, comme
Belle et Sexy
ou
Liberette.com
. Ainsi, le pauvre petit vieux se contentait de mater des filles en minijupe moulante ou en débardeur transparent, et Jasselin eut presque honte d’avoir lu cette page. Le crime, décidément, n’allait pas être facile à élucider. Ce sont leurs vices qui conduisent les hommes vers leurs meurtriers, leurs vices ou leur argent. De l’argent Houellebecq en avait, quoique moins qu’il n’aurait cru, mais rien, apparemment, n’avait été volé, on avait même retrouvé dans la maison son chéquier, sa carte bleue et un portefeuille contenant plusieurs centaines d’euros. II s’endormit au moment où il tentait de relire ses proclamations politiques, comme s’il espérait y trouver une explication ou un sens.

IX

Ils exploitèrent dès le lendemain les onze noms du carnet d’adresses appartenant à un registre personnel. Outre Teresa Cremisi et Frédéric Beigbeder, qu’ils avaient déjà interrogés, les neuf autres personnes étaient des femmes.

Si les SMS ne sont conservés par les opérateurs que pendant une durée d’un an, il n’y a aucune limite concernant les mails, surtout dans le cas où l’utilisateur a choisi, comme c’était le cas de Houellebecq, de les stocker non sur son ordinateur personnel, mais à l’intérieur de l’espace disque alloué par son fournisseur ; dans ce cas, même un changement de matériel permet de conserver ses messages. Sur le serveur
me.com
, Houellebecq avait une capacité de stockage personnelle de quarante gigaoctets ; au rythme de ses échanges actuels, il lui aurait fallu sept mille ans pour l’épuiser.

Il existe un vrai flou juridique sur le statut des mails, sur le fait de savoir s’ils sont ou non assimilables à une correspondance privée. Jasselin mit toute l’équipe, sans plus tarder, sur la lecture des mails de Houellebecq, d’autant qu’ils allaient bientôt passer en commission rogatoire, qu’un juge d’instruction serait obligatoirement désigné, et que si les procureurs et leurs substituts se montraient en général coulants, les juges d’instruction pouvaient se montrer des emmerdeurs redoutables, même dans le cas d’une enquête pour meurtre.

Travaillant presque vingt heures par jour – si Houellebecq avait immédiatement avant sa mort une correspondance Internet très réduite, elle avait été, en d’autres temps, beaucoup plus nourrie, et il avait reçu à certaines périodes, surtout celles suivant de près la sortie d’un livre, une moyenne de trente mails par jour – l’équipe parvint dès le jeudi suivant à identifier les neuf femmes. La variété géographique était impressionnante : il y avait une Espagnole, une Russe, une Chinoise, une Tchèque, deux Allemandes – et, quand même, trois Françaises. Jasselin se souvint alors qu’il avait affaire à un auteur traduit dans le monde entier. « Ça a du bon, tout de même… » dit-il à Lartigue, qui venait de finir d’établir la liste. Il le dit plutôt par acquit de conscience, comme on prononce une plaisanterie attendue ; en réalité, il ne parvenait pas du tout à envier l’écrivain. C’étaient toutes d’anciennes maîtresses, la nature de leurs échanges ne laissait aucun doute – parfois de très anciennes maîtresses, la relation remontait dans certains cas à plus de trente ans.

Ces femmes s’avérèrent faciles à joindre : avec toutes il échangeait encore des mails, anodins et doux, évoquant les petites ou les grandes misères de leurs vies, leurs joies aussi parfois.

Les trois Françaises acceptèrent tout de suite de se déplacer au Quai des Orfèvres – l’une d’entre elles pourtant habitait Perpignan, la seconde Bordeaux, et la troisième Orléans. Les étrangères, d’ailleurs, ne disaient pas non, elles demandaient juste un peu plus de temps pour s’organiser.

Jasselin et Ferber les reçurent séparément afin de confronter leurs impressions ; et leurs impressions furent remarquablement identiques. Toutes ces femmes éprouvaient encore une grande tendresse pour Houellebecq. « On s’écrivait par mail, assez souvent… » disaient-elles, et ces mails, Jasselin s’abstenait de dire qu’il les avait déjà lus. Jamais n’était envisagée la possibilité d’une nouvelle rencontre, mais on sentait qu’elles auraient pu, le cas échéant, accepter. C’était effrayant, se dit-il, effrayant : les femmes n’oublient pas leurs ex, voilà ce qui apparaissait avec évidence. Hélène elle-même avait eu des ex, bien qu’il l’ait rencontrée jeune il y avait quand même eu des ex ; que se passerait-il si elle venait, de nouveau, à croiser leur chemin ? C’est l’inconvénient des enquêtes policières, on se retrouve confronté malgré soi à des questions personnelles pénibles. Mais, sur le plan de la recherche du meurtrier, tout cela ne leur apportait rien. Ces femmes avaient connu Houellebecq, elles l’avaient très bien connu même, Jasselin sentit qu’elles n’en diraient pas davantage – il s’y attendait, les femmes restent très discrètes sur ces questions, lors même qu’elles n’aiment plus le souvenir de leur amour leur demeure infiniment précieux – mais quoi qu’il en soit elles ne l’avaient pas vu depuis des années, des dizaines d’années pour certaines, l’idée même qu’elles aient pu songer à l’assassiner, ou connaître quelqu’un susceptible de songer à l’assassiner, était grotesque.

Un mari, un amant jaloux après tant d’années de distance ? Il n’y croyait pas une seconde. Lorsqu’on sait que sa femme a eu des ex, et qu’on a le malheur d’en être jaloux, on sait aussi qu’il ne servirait à rien de les tuer – que cela ne ferait, même, que raviver la blessure. Enfin, il allait quand même mettre quelqu’un de l’équipe sur le coup – sans forcer, à temps partiel. Il n’y croyait pas, certes ; mais il savait aussi que, parfois, on se trompe. Cela dit, lorsque Ferber vint lui demander : « On prolonge sur les étrangères ? Bien sûr ça va coûter de l’argent, il va falloir envoyer des gens, mais on est tout à fait fondés à le faire, c’est quand même une affaire de meurtre », il répondit sans hésiter que non, que ce n’était pas la peine. Il était à ce moment dans son bureau et brassait au hasard, comme il avait dû le faire des dizaines de fois au cours des deux dernières semaines, les photos du sol de la scène du crime – des coulures rouges et noires ramifiées, entrelacées – et celles des personnes présentes à l’enterrement de l’écrivain – des gros plans techniquement impeccables d’êtres humains au visage triste.

« Tu as l’air soucieux, Jean-Pierre… remarqua Ferber.

— Oui, je sens qu’on patauge, et je ne sais plus quoi faire. Assieds-toi, Christian. »

Ferber considéra un instant son supérieur qui continuait à brasser machinalement les photos, sans les regarder en détail, un peu comme un jeu de cartes.

« Qu’est-ce que tu cherches dans ces photos, au juste ?

— Je ne sais pas. Je sens qu’il y a quelque chose, mais je serais incapable de dire quoi.

— On pourrait essayer de consulter Lorrain.

— Il n’est pas à la retraite ?

— Plus ou moins, je ne comprends pas son statut au juste ; il passe quelques heures par semaine. En tout cas, il n’a pas été remplacé. »

Guillaume Lorrain n’était qu’un simple brigadier de police, mais il jouissait de cette aptitude étrange d’avoir une mémoire visuelle absolue, photographique : il suffisait qu’il voie la photographie de quelqu’un, ne serait-ce que dans un journal, pour le reconnaître dix ou vingt ans plus tard. C’était à lui qu’on faisait appel avant l’apparition du logiciel Visio, qui permettait un croisement instantané avec le fichier des délinquants ; mais bien évidemment son don particulier ne s’appliquait pas uniquement aux délinquants, mais à toute personne qu’il aurait pu, dans une circonstance quelconque, voir en photo.

Ils lui rendirent visite dans son bureau le vendredi suivant. C’était un petit homme trapu, aux cheveux gris. Pondéré, rassis, il donnait l’impression d’avoir passé sa vie dans un bureau – ce qui était d’ailleurs à peu près le cas : aussitôt après qu’on eut constaté son étrange aptitude, il avait immédiatement été muté à la Brigade criminelle, et déchargé de toute autre tâche.

Jasselin lui expliqua ce que l’on attendait de lui. Il se mit aussitôt au travail, examinant une à une les photographies prises le jour de l’enterrement. Parfois il passait très vite sur un cliché, d’autres fois il le fixait longuement, minutieusement, pendant presque une minute, avant de le mettre de côté. Sa concentration était effrayante ; comment son cerveau fonctionnait-il ? C’était étrange à voir.

Au bout de vingt minutes, il se saisit d’une photo et commença à se balancer d’avant en arrière. « Je l’ai vu… J’ai vu ce type quelque part… » prononça-t-il d’une voix presque inaudible. Jasselin eut un sursaut nerveux, mais s’abstint de l’interrompre. Lorrain continua à se balancer d’avant en arrière pendant un temps qui lui parut très long, répétant sans cesse à mi-voix : «Je l’ai vu… Je l’ai vu… » comme une sorte de mantra personnel, et tout à coup il s’arrêta net, tendit à Jasselin le cliché qui représentait un homme d’une quarantaine d’années aux traits délicats, au teint très blanc, aux cheveux mi-longs et noirs.

« C’est qui ? » demanda Jasselin.

— Jed Martin. Son nom, je suis sûr. Où est-ce que j’ai vu la photo, je ne peux pas le garantir à 100 %, mais il me semble que c’était dans Le Parisien, qui annonçait l’ouverture d’une exposition. Ce type doit être lié aux milieux de l’art, d’une manière ou d’une autre. »

X

La mort de Houellebecq avait surpris Jed alors qu’il s’attendait d’un jour à l’autre à une nouvelle funeste concernant son père. Contrairement à toutes ses habitudes, celui-ci lui avait téléphoné fin septembre pour lui demander de passer le voir. Il était maintenant installé dans une résidence médicalisée au Vésinet, aménagée dans un grand manoir Napoléon III, beaucoup plus chic et plus chère que la précédente, une sorte d’élégant mouroir high-tech. Les appartements étaient spacieux, dotés d’une chambre et d’un salon, les pensionnaires disposaient d’un grand téléviseur LCD avec un abonnement câble et satellite, d’un lecteur de DVD et d’une connexion Internet haut débit. Il y avait un parc avec un petit lac où nageaient des canards, des allées bien tracées où gambadaient des biches. Ils pouvaient même, s’ils le souhaitaient, entretenir un coin de jardin qui leur était réservé, faire pousser des légumes et des fleurs – mais peu en faisaient la demande. Jed avait dû batailler pour lui faire accepter ce changement, il avait insisté à de nombreuses reprises pour lui faire comprendre que ce n’était plus la peine de se livrer à des économies sordides – pour lui faire comprendre que, maintenant, il était riche. Évidemment, l’établissement n’accueillait que des gens ayant, du temps de leur vie active, appartenu aux couches les plus élevées de la bourgeoisie française ; « des péteux et des snobs », avait une fois résumé le père de Jed, qui restait obscurément fier de ses origines populaires.

Jed ne comprit pas, d’abord, pourquoi son père l’avait fait venir. Après une courte promenade dans le parc – il marchait maintenant difficilement – ils s’installèrent dans une pièce qui voulait imiter un club anglais, avec ses boiseries et ses fauteuils de cuir, et où ils purent commander un café. Il leur fut apporté dans une cafetière en métal argenté, avec de la crème et une assiette de mignardises. La pièce était vide, à l’exception d’un très vieil homme installé seul devant une tasse de chocolat, qui dodelinait de la tête et semblait sur le point de s’assoupir. Ses cheveux blancs étaient longs et bouclés, il était vêtu d’un costume clair, un foulard de soie noué autour du cou, il faisait penser à un artiste lyrique sur le retour – un chanteur d’opérette par exemple, qui aurait obtenu ses plus grands triomphes au festival de Lamalou-les-Bains -, enfin on l’aurait imaginé dans un établissement du genre « La roue tourne » plutôt que dans une maison comme celle-ci, qui n’avait pas son équivalent en France, même sur la Côte d’Azur, il fallait aller à Monaco ou en Suisse pour trouver aussi bien.

Le père de Jed considéra le vieux beau silencieusement, un long moment, avant de s’adresser à son fils.

« Lui, il a de la chance… » dit-il finalement. « Il a une maladie orpheline très rare – une demeleumaïose, quelque chose dans ce goût-là. Il ne souffre pas du tout. Il est épuisé en permanence, s’endort tout le temps, même au moment des repas ; quand il fait une promenade, au bout de quelques dizaines de mètres il s’assied sur un banc et il s’endort sur place. Il dort un peu plus tous les jours, et à la fin il ne se réveillera plus du tout. Jusqu’au bout, il y en a qui ont de la chance… »

Il se tourna vers son fils, le regarda droit dans les yeux. « Ça me paraissait mieux de te prévenir, et je ne me voyais pas t’en parler au téléphone. Je me suis adressé à une organisation, en Suisse. J’ai décidé de me faire euthanasier. »

Jed ne réagit pas immédiatement, ce qui laissa le temps à son père de développer son argumentation, laquelle se résumait au fait qu’il en avait marre de vivre.

« Tu n’es pas bien ici ? » demanda enfin son fils d’une voix tremblante.

Si, il était très bien ici, il n’aurait pas pu être mieux, mais ce qu’il fallait qu’il se mette dans la tête c’est qu’il ne pouvait plus être bien nulle part, qu’il ne pouvait plus être bien dans la vie en général (il commençait à s’énerver, son débit devenait fort et presque colérique, mais le vieux chanteur avait de toute façon sombré dans l’assoupissement, tout était très calme dans la pièce). S’il devait encore continuer il allait falloir lui changer son anus artificiel, enfin il trouvait que ça commençait à suffire, cette plaisanterie. Et puis il avait mal, il n’en pouvait plus, il souffrait trop.

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