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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (12 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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En tant que professionnel, je dois le reconnaître : sur scène, il était très bon. J'étais pourtant mal réveillé, le café de l'hôtel était infect ; mais il m'avait capté.

« Sera-t-il de 698 896, carré palindrome ? poursuivitil. Sera-t-il de 12 960 000, second nombre géométrique de Platon ? Sera-t-il de 33 550 336, le cinquième nombre parfait, figurant sous la plume d'un anonyme dans un manuscrit médiéval ? »

II s'immobilisa exactement au centre des rayons des projecteurs, marqua une longue pause avant de reprendre :

« Sera élu quiconque l'aura souhaité dans son cœur pause plus légère - et se sera comporté en conséquence. »

II enchaîna ensuite, assez logiquement, sur les conditions de l'élection, avant de passer à l'édification de l'ambassade - le sujet, visiblement, lui tenait à cœur. La conférence dura un peu plus de deux heures, et franchement c'était bien mis en place, du bon boulot, je ne fus pas le dernier à applaudir. J'étais assis à côté de Patrick, qui me souffla à l'oreille : « II est vraiment très en forme, cette année... »

Alors que nous quittions la salle de conférences pour aller déjeuner, nous fûmes interceptés par Flic. « Tu es invité à la table du prophète... » me dit-il avec gravité.

« Toi aussi, Patrick... » ajouta-t-il ; celui-ci rougit de plaisir, cependant que je faisais un peu d'hyperventilation pour me détendre. Flic avait beau faire, même lorsqu'il vous annonçait une bonne nouvelle, il s'y prenait de telle sorte qu'il vous foutait les jetons. Un pavillon entier de l'hôtel était réservé au prophète ; il y jouissait de sa propre salle à manger. En patientant devant l'entrée où une jeune fille échangeait des messages dans son talkie-walkie, nous fûmes rej oints par Vincent, le VIP Arts Plastiques, conduit par un subordonné de Flic. Le prophète peignait, et l'ensemble du pavillon était décoré de ses oeuvres, qu'il avait fait venir de Californie pour la durée du stage. Elles représentaient uniquement des femmes nues, ou vêtues de tenues suggestives, au milieu de paysages variés allant du Tyrol aux Bahamas ; je compris alors d'où venaient les illustrations des brochures et du site Internet. En traversant le couloir je remarquai que Vincent détournait son regard des toiles, et avait du mal à réprimer un rictus de dégoût. Je m'approchai à mon tour avant de reculer, écœuré : le mot de « kitsch », pour qualifier ces productions, aurait été

bien faible ; de près, je crois que je n'avais jamais rien vu d'aussi laid.

Le clou de l'exposition était situé dans la salle à manger, une pièce immense éclairée de baies vitrées donnant sur les montagnes : derrière la place du prophète, un tableau de huit mètres sur quatre le représentait entouré de douze jeunes femmes vêtues de tuniques translucides qui tendaient les bras vers lui, certaines avec une expression d'adoration, d'autres avec des mimiques nettement plus suggestives. Il y avait des Blanches, des Noires, une Asiatique et deux Indiennes ; au moins, le prophète n'était pas raciste. Il était par contre visiblement obsédé par les gros seins, et aimait les toisons pubiennes passablement fournies ; en somme, cet homme avait des goûts simples. En attendant le prophète Patrick me présenta Gérard, l'humoriste, et numéro 4 de l'organisation. Il devait ce privilège au fait d'être l'un des premiers compagnons du prophète. Il était déjà à ses côtés lors de la création de la secte, trente-sept ans auparavant, et lui était resté fidèle malgré ses volte-face parfois surprenantes. Parmi les quatre « compagnons de la première heure » l'un était décédé, l'autre adventiste, et le troisième était parti quelques années auparavant lorsque le prophète avait appelé à voter pour Jean-Marie Le Pen contre Jacques Chirac au second tour de l'élection présidentielle, dans le but d'« accélérer la décomposition de la pseudo-démocratie française » - un peu comme les maoïstes, dans leurs heures de gloire, avaient appelé à voter Giscard contre Mitterrand afin d'aggraver les contradictions du capitalisme. Il ne demeurait donc que Gérard, et cette ancienneté

lui valait certains privilèges, comme celui de déjeuner tous les jours à la table du prophète - ce qui n'était pas le cas de Savant, ni même de Flic - ou d'ironiser parfois sur ses caractéristiques physiques - de parler par exemple de son

« gros cul », ou de ses « yeux en trou de pine ». Il apparut dans la conversation que Gérard me connaissait bien, qu'il avait vu tous mes spectacles, qu'il me suivait en fait depuis le début de ma carrière. Vivant en Californie, parfaitement indifférent d'ailleurs à toute production d'ordre culturel (les seuls acteurs qu'il connaissait de nom étaient Tom Cruise et Bruce Willis), le prophète n'avait jamais entendu parler de moi ; c'était à Gérard, et à Gérard uniquement, que je devais mon statut de VIP. C'était lui, également, qui s'occupait de la presse, et des relations avec les médias.

Enfin le prophète apparut, tout sautillant, douché

de frais, vêtu d'un jean et d'un tee-shirt « Lick my balls », une besace à l'épaule. Tous se levèrent ; je les imitai. Il vint vers moi, main tendue, tout sourire :

« Alors ? Tu m'as trouvé comment ? » Je restai quelques secondes interloqué avant de me rendre compte que sa question ne dissimulait aucun piège : il me parlait exactement comme à un
confrère.
« Euh... bien. Franchement, très bien... répondis-je. J'ai beaucoup apprécié

l'entrée en matière sur le nombre des élus, avec tous les chiffres.-Ah, ha ha ha !... », il sortit un livre de sa besace,
Mathématiques amusantes,
de Jostein Gaardner:« C'est là, tout est là ! » II s'assit en se frottant les mains, attaqua aussitôt ses carottes râpées ; nous l'imitâmes. Probablement en mon honneur, la conversation roula ensuite sur les comiques. Humoriste en savait beaucoup sur la question, mais le prophète avait lui aussi quelques notions, il avait même connu Coluche à ses débuts. « Nous avons été à l'affiche du même spectacle, un soir, à Clermont-Ferrand... » me dit-il avec nostalgie. En effet, à

l'époque où les maisons de disques, traumatisées par l'arrivée du rock en France, enregistraient un peu n'importe quoi, le prophète (qui n'était pas encore prophète) avait commis un 45 tours sous le nom de scène de Travis Davis ; il avait tourné un peu dans la région Centre, et les choses en étaient restées là. Plus tard, il avait tenté de percer dans la course automobile - sans grand succès, là non plus. En somme, il s'était un peu cherché ; la rencontre avec les Elohim arrivait à point nommé : sans elle, on aurait peut-être eu affaire à un deuxième Bernard Tapie. Aujourd'hui il ne chantait plus guère, mais il avait gardé

un vrai goût pour les voitures rapides, ce qui avait permis aux médias d'affirmer qu'il entretenait, dans sa propriété

de Beverly Hills, une véritable écurie de course aux frais de ses adeptes. C'était entièrement faux, m'affirma-t-il. D'abord il ne vivait pas à Beverly Hills, mais à Santa Monica ; ensuite il ne possédait qu'une Ferrari Modena Stradale (version légèrement surmotorisée de la Modena ordinaire, et allégée par l'emploi de carbone, de titane et d'aluminium) et une Porsche 911 GT2 ; en somme, plutôt moins qu'un acteur hollywoodien moyen. Il est vrai qu'il envisageait de remplacer sa Stradale par une Enzo, et sa 911 GT2 par une Carrera GT ; mais il n'était pas certain d'en avoir les moyens.

J'étais assez tenté de le croire : il me donnait l'impression d'un homme à femmes beaucoup plus que d'un homme d'argent, et les deux ne sont compatibles que jusqu'à un certain point - à partir d'un certain âge, deux passions, c'est trop ; heureux, déjà, ceux qui parviennent à en conserver une ; j'avais vingt ans de moins que lui, et à l'évidence j'étais déjà proche de zéro. Pour alimenter j'évoquai ma Bentley Continental GT, que je venais de troquer pour une Mercedes 600 SL - ce qui, j'en étais conscient, pouvait apparaître comme un embourgeoisement. S'il n'y avait pas de voitures, on se demande vraiment de quoi les hommes pourraient parler. Pas un mot ne fut prononcé, au cours de ce déjeuner, au sujet des Élohim, et au fil de la semaine je commençai à me poser la question : y croyaient-ils vraiment ? Il n'y a rien de plus difficile à détecter qu'une schizophrénie cognitive légère, et pour la plupart des adeptes je fus incapable de me prononcer. Patrick, manifestement, y croyait, ce qui était d'ailleurs un peu inquiétant : voilà un homme qui occupait un poste important dans sa banque luxembourgeoise, par lequel transitaient des sommes dépassant parfois le milliard d'euros, et qui croyait à des fictions directement contraires aux thèses darwiniennes les plus élémentaires.

Un cas qui m'intriguait encore plus était celui de Savant, et je finis par lui poser directement la question - avec un homme d'une telle intelligence, je me sentais incapable de finasser. Sa réponse, comme je m'y attendais, fut d'une clarté parfaite. Un, il était tout à fait possible, et même probable, que des espèces vivantes, dont certaines suffisamment intelligentes pour créer ou manipuler la vie, soient apparues quelque part dans l'Univers. Deux, l'homme était bel et bien apparu par voie évolutive, et sa création par les Élohim ne devait donc être prise que comme une métaphore - il me mit cependant en garde contre une croyance trop aveugle dans la vulgate darwinienne, de plus en plus abandonnée par les chercheurs sérieux ; l'évolution des espèces devait en réalité bien moins à la sélection naturelle qu'à la dérive génétique, c'est-à-dire au hasard pur, et à l'apparition d'isolats géographiques ou de biotopes séparés. Trois, il était tout à fait possible que le prophète ait rencontré, non un extraterrestre, mais un homme du futur ; certaines interprétations de la mécanique quantique n'excluaient nullement la possibilité de remontée d'informations, voire d'entités matérielles, dans le sens inverse de la flèche du temps - il me promit de me fournir une documentation sur le sujet, ce qu'il fit peu après la fin du stage.

Enhardi, je l'entrepris alors sur un sujet qui, depuis le début, me préoccupait : la promesse d'immortalité

faite aux élohimites. Je savais que, sur chaque adepte, quelques cellules de peau étaient prélevées, et que la technologie moderne permettait une conservation illimitée ; je n'avais aucun doute sur le fait que les difficultés mineures empêchant actuellement le clonage humain seraient tôt ou tard levées ; mais la personnalité ? Comment le nouveau clone aurait-il, si peu que ce soit, le souvenir du passé de son ancêtre ? Et en quoi, si la mémoire n'était pas conservée, aurait-il le sentiment d'être le même être, réincarné ?

Pour la première fois je sentis dans son regard autre chose que la froide compétence d'un esprit habitué aux notions claires, pour la première fois j'eus l'impression d'une excitation, d'un enthousiasme. C'était son sujet, celui auquel il avait consacré sa vie. Il m'invita à l'accompagner au bar, commanda pour lui un chocolat bien crémeux, je pris un whisky - il ne parut même pas s'apercevoir de cette entorse aux règles de la secte. Des vaches s'approchèrent derrière la baie vitrée et s'immobilisèrent comme pour nous observer.

« Des résultats intéressants ont été obtenus chez certains némathelminthes, commença-t-il, par simple centrifugation des neurones impliqués et injection de l'isolât protéique dans le cerveau du nouveau sujet : on obtient une reconduction des réactions d'évitement, en particulier celles liées aux chocs électriques, et même du trajet dans certains labyrinthes simples. »

J'eus l'impression, à ce moment, que les vaches hochaient la tête ; mais il ne remarquait pas, non plus, les vaches.

« Ces résultats, évidemment, ne sont pas transposables aux vertébrés, et encore moins aux primates évolués tel que l'homme. Je suppose que vous vous rappelez ce que j'ai dit le premier jour du stage concernant les circuits de neurones... Eh bien la reproduction d'un tel dispositif est envisageable, non pas dans les ordinateurs tels que nous les connaissons, mais dans un certain type de machine de Turing, qu'on pourrait appeler les automates à câblage flou, sur lesquels je travaille en ce moment. Contrairement aux calculateurs classiques, les automates à

câblage flou sont capables d'établir des connexions variables, évolutives, entre unités de calcul adjacentes ; ils sont donc capables de mémorisation et d'apprentissage. Il n'y a pas de limite
a priori
au nombre d'unités de calcul pouvant être mises en relation, et donc à la complexité

des circuits envisageables. La difficulté à ce stade, et elle est considérable, consiste à établir une relation bijective entre les neurones d'un cerveau humain, pris dans les quelques minutes suivant son décès, et la mémoire d'un automate non programmé. La durée de vie de ce dernier étant à peu près illimitée, l'étape suivante consiste à

réinjecter l'information dans le sens inverse, vers le cerveau du nouveau clone ; c'est la phase du
down-
loading,
qui, j'en suis persuadé, ne présentera aucune difficulté particulière une fois que l'
uploading
aura été

mis au point. »

La nuit tombait ; les vaches se détournèrent peu à peu, regagnant leurs pâturages, et je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'elles se désolidarisaient de son optimisme. Avant de nous quitter, il me remit sa carte : professeur Slotan Miskiewicz, de l'université de Toronto. Cela avait été un plaisir de converser avec moi, me dit-il, un vrai plaisir ; si je souhaitais des informations complémentaires, que je n'hésite surtout pas à lui envoyer un mail. Ses recherches avançaient bien en ce moment, il avait bon espoir de réaliser des progrès significatifs dans l'année à venir, répéta-t-il avec une conviction qui me parut un peu forcée.

Ce fut une véritable délégation qui m'accompagna le jour de mon départ à l'aéroport de Zwork : en plus du prophète il y avait Flic, Savant, Humoriste et d'autres adhérents moins considérables parmi lesquels Patrick, Fadiah et Vincent, le VIP Arts Plastiques, avec lequel j'avais décidément sympathisé - nous échangeâmes nos coordonnées, et il m'invita à venir le voir quand je passerais à Paris. Naturellement j'étais invité au stage d'hiver, qui se déroulerait en mars à Lanzarote et qui aurait, m'avertit le prophète, une ampleur extraordinaire : cette fois les adhérents du monde entier seraient conviés. Je ne m'étais décidément fait que des amis durant cette semaine, songeai-je en passant sous le portique de détection d'objets métalliques. Aucune nana, par contre ; il est vrai que je n'avais pas exactement la tête à ça. Je n'avais pas non plus, cela va de soi, l'intention d'adhérer à leur mouvement ; ce qui m'avait attiré au fond c'était surtout la
curiosité,
cette vieille curiosité qui était la mienne depuis mes années d'enfance et qui, apparemment, survivait au désir. L'appareil était un bimoteur à hélices, et donnait l'impression de pouvoir exploser à chaque instant du vol. En survolant les pâturages je pris conscience qu'au cours de ce stage, sans même parler de moi, les gens n'avaient pas baisé tant que ça - pour autant que je puisse le savoir, et je crois que je pouvais le savoir, j'étais rodé à ce type d'observation. Les couples restaient en couple - je n'avais eu vent ni d'une partouze, ni même d'un banal trio ; et ceux qui venaient seuls (la grande majorité) restaient seuls. En théorie c'était extrêmement
open,
toutes les formes de sexualité étaient permises, voire encouragées par le prophète ; en pratique les femmes portaient des tenues erotiques, il y avait pas mal de frottements, mais les choses en restaient là. Voilà qui est curieux, et serait intéressant à approfondir, me disje avant de m'endormir sur mon plateau-repas. Après trois changements et un parcours dans l'ensemble extrêmement pénible, j'atterris à l'aéroport d'Almeria. Il faisait à peu près 45° C, soit trente degrés de plus qu'à Zwork. C'était bien, mais encore insuffisant pour enrayer la montée de l'angoisse. Traversant les couloirs dallés de ma résidence, j'éteignis un à un les climatiseurs que la gardienne avait allumés la veille pour mon retour

BOOK: La Possibilité d'une île
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