La Possibilité d'une île (13 page)

Read La Possibilité d'une île Online

Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

BOOK: La Possibilité d'une île
6.87Mb size Format: txt, pdf, ePub

- c'était une Roumaine, vieille et laide, ses dents en particulier étaient très avariées, mais elle parlait un excellent français ; je lui faisais, comme on dit, toute confiance, même si j'avais cessé de lui donner le ménage à faire, parce que je ne supportais plus qu'un être humain voie mes objets personnels. C'était assez cocasse, me disais-je parfois en passant la serpillière, de faire le ménage moi-même, avec mes quarante millions d'euros ; mais c'était ainsi, je n'y pouvais rien, l'idée qu'un être humain, si insignifiant soit-il, puisse contempler le détail de mon existence, et son vide, m'était devenue insupportable. En passant devant le miroir du grand salon (un miroir immense, qui recouvrait tout un pan de mur ; nous aurions pu, avec une femme aimée, nous y ébattre en contemplant nos reflets, etc.), j'eus un choc en apercevant mon image : j'avais tellement maigri que j'en paraissais presque translucide. Un fantôme, voilà

ce que j'étais en train de devenir, un fantôme des pays solaires. Savant avait raison : il fallait déménager, brûler les photos, tout le reste.

Financièrement, déménager aurait été une opération intéressante : le prix des terrains avait presque triplé

depuis mon arrivée. Restait à trouver un acquéreur ; mais des riches, il y en avait, et Marbella commençait à

être un peu saturée - les riches aiment la compagnie des riches, c'est certain, disons qu'elle les apaise, il leur est doux de rencontrer des êtres soumis aux mêmes tourments, et qui semblent pouvoir entretenir avec eux une relation non totalement intéressée ; il leur est doux de se persuader que l'espèce humaine n'est pas uniquement constituée de prédateurs et de parasites ; à partir d'une certaine densité, quand même, il y a saturation. Pour l'instant, la densité de riches dans la province d'Almeria était plutôt trop faible ; il fallait trouver un riche un peu jeune, un peu pionnier, un intellectuel, avec des sympathies écologistes peut-être, un riche qui pourrait prendre plaisir à observer les cailloux, quelqu'un qui avait fait fortune dans l'informatique par exemple. Dans le pire des cas Marbella n'était qu'à cent cinquante kilomètres, et le projet d'autoroute était déjà bien avancé. Personne en tout cas ne me regretterait par ici. Mais aller où ? Et pour faire quoi ? La vérité est que j'avais honte - honte d'avouer à l'agent immobilier que mon couple s'était désuni, que je n'avais pas de maîtresses non plus, qui auraient pu mettre un peu de vie dans cette immense maison, honte enfin d'avouer que j'étais seul. Brûler les photos, par contre, c'était faisable ; je consacrai toute une journée à les réunir, il y avait des milliers de clichés, j'avais toujours été un maniaque de la photo souvenir ; je ne fis qu'un tri sommaire, il se peut que des maîtresses annexes aient disparu par la même occasion. Au coucher du soleil je brouettai le tout jusqu'à une aire sablonneuse sur le côté de la terrasse, je versai un jerrican d'essence et je craquai une allumette. C'était un feu splendide, de plusieurs mètres de haut, on devait l'apercevoir à des kilomètres, peut-être même depuis la côte algérienne. Le plaisir fut vif, mais extrêmement fugace : vers quatre heures du matin je me réveillai à nouveau, avec l'impression que des milliers de vers couraient sous ma peau, et l'envie presque irrésistible de me déchirer jusqu'au sang. Je téléphonai à Isabelle, qui décrocha à

la deuxième sonnerie - elle ne dormait donc pas, elle non plus. Nous convînmes que je passerais prendre Fox dans les jours suivants et qu'il resterait avec moi jusqu'à la fin du mois de septembre.

Comme pour toutes les Mercedes à partir d'une certaine puissance, à l'exception de la SLR Mac Laren, la vitesse de la 600 SL est limitée électroniquement à

250 km/h. Je ne crois pas être tellement descendu en dessous de cette vitesse entre Murcie et Albacete. Il y avait quelques longues courbes, très ouvertes ; j'avais une sensation de puissance abstraite, celle sans doute de l'homme que la mort indiffère. Une trajectoire reste parfaite, même lorsqu'elle se conclut par la mort : il peut y avoir un camion, une voiture retournée, un impondérable ; cela n'enlève rien à la beauté de la trajectoire. Un peu après Tarancon je ralentis légèrement pour aborder la R 3, puis la M 45, sans réellement descendre en dessous de 180 km/h. Je repassai à la vitesse maximum sur la R 2, absolument déserte, qui contournait Madrid à une distance d'une trentaine de kilomètres. Je traversai la Castille par la N 1 et je me maintins à 220 km/h jusqu'à

Vitoria-Gasteiz, avant d'aborder les routes plus sinueuses du pays Basque. J'arrivai à Biarritz à onze heures du soir, pris une chambre au Sofitel Miramar. J'avais rendezvous avec Isabelle le lendemain à dix heures au « Surfeur d'Argent ». À ma grande surprise elle avait maigri, j'eus même l'impression qu'elle avait reperdu tous ses kilos. Son visage était mince, un peu ridé, ravagé par le chagrin aussi, mais elle était redevenue élégante, et belle.

« Comment tu as fait pour t'arrêter de boire ? lui demandai-je.

- Morphine.

- Tu n'as pas de problèmes d'approvisionnement ?

- Non non, au contraire c'est très facile ici ; dans tous les salons de the, il y a une filière. »

Ainsi, les rombières de Biarritz se shootaient dorénavant à la morphine ; c'était un scoop.

« Une question de génération... me dit-elle. Maintenant, c'est des rombières BCBG
rock and roll
; forcément, elles ont d'autres besoins. Cela dit, ajouta-t-elle, ne te fais pas d'illusions : mon visage est redevenu à peu près normal mais le corps s'est complètement affaissé, je n'ose même pas te montrer ce qu'il y a en dessous du jogging

- elle désigna son survêtement marine à bandes blanches, choisi trois tailles au-dessus. Je ne fais plus de danse, plus de sport, plus rien ; je ne vais même plus nager. Je me fais une piqûre le matin, une piqûre le soir, entre les deux je regarde la mer, et c'est tout. Tu ne me manques même pas, enfin pas souvent. Rien ne me manque. Fox joue beaucoup, il est très heureux ici... » Je hochai la tête, finis mon chocolat, partis régler ma note d'hôtel. Une heure plus tard, j'étais à la hauteur de Bilbao.

Un mois de vacances avec mon chien : lancer la balle dans les escaliers, courir ensemble sur la plage. Vivre. Le 30 septembre à dix-sept heures, Isabelle se gara devant l'entrée de la résidence. Elle avait choisi une Mitsubishi Space Star, véhicule classé par
L'Auto-
Journal
dans la catégorie des « ludospaces ». Sur les conseils de sa mère, elle avait opté pour la finition Box Office. Elle resta à peu près quarante minutes avant de reprendre la route pour Biarritz. « Eh oui, je suis en train de devenir une petite vieille... dit-elle en installant Fox à l'arrière. Une gentille petite vieille dans sa Mitsubishi Box Office. »

Depuis quelques semaines déjà, Vincent27 cherche à établir le contact. Je n'avais eu que des relations épisodiques avec Vincent26 ; il ne m'avait pas informé de la proximité de son décès, ni de son passage au stade intermédiaire. Entre néo-humains, les phases d'intermédiation sont souvent brèves. Chacun peut à son gré changer d'adresse numérique, et se rendre indétectable ; j'ai pour ma part développé si peu de contacts que je ne l'ai jamais estimé nécessaire. Il m'arrive de rester des semaines entières sans me connecter, ce qui exaspère Marie22, mon interlocutrice la plus assidue. Ainsi que l'admettait déjà Smith, la séparation sujet-objet est déclenchée, au cours des processus cognitifs, par un faisceau convergent d'échecs. Nagel note qu'il en est de même pour la séparation entre sujets (à ceci près que l'échec n'est pas cette fois d'ordre empirique, mais affectif). C'est dans l'échec, et par l'échec, que se constitue le sujet, et le passage des humains aux néo-humains, avec la disparition de tout contact physique qui en fut corrélative, n'a en rien modifié cette donnée ontologique de base. Pas plus que les humains nous ne sommes délivrés du statut
d'indi-
vidu,
et de la sourde déréliction qui l'accompagne ; mais contrairement à eux nous savons que ce statut n'est que la conséquence d'un échec perceptif, l'autre nom du néant, l'absence de la Parole. Pénétrés par la mort et formatés par elle, nous n'avons plus la force d'entrer dans la Présence. La solitude a pu pour certains êtres humains avoir le sens joyeux d'une évasion du groupe ; mais il s'agissait alors chez ces solitaires de quitter son appartenance originelle afin de découvrir d'autres lois, un autre groupe. Aujourd'hui que tout groupe est éteint, toute tribu dispersée, nous nous connaissons isolés mais semblables, et nous avons perdu l'envie de nous unir. Pendant trois jours consécutifs, Marie22 ne m'adressa aucun message ; c'était inhabituel. Après avoir tergiversé, je lui transmis une séquence codante qui conduisait à

la caméra de vidéosurveillance de l'unité Proyecciones XXI, 13 ; elle répondit dans la minute, par le message suivant :

Sous le soleil de l'oiseau mort

Étale infiniment, la plaine ;

II n'y a pas de mort sereine :

Montre-moi un peu de ton corps.

4262164, 51026, 21113247, 6323235. À l'adresse indiquée il n'y avait rien, pas même de message d'échec ; un écran entièrement blanc. Ainsi, elle souhaitait passer en mode non codant. J'hésitai pendant que très lentement, sur l'écran blanc, le message suivant venait se former :

« Comme tu l'as probablement deviné, je suis une intermédiaire. » Les lettres s'effacèrent, un nouveau message apparut : « Je vais mourir demain. »

Avec un soupir je branchai le dispositif vidéo, zoomai sur mon corps dénudé. « Plus bas, s'il te plaît »

écrivit-elle. Je lui proposai de passer en mode vocal. Après une minute, elle me répondit : « Je suis une vieille intermédiaire, toute proche de la fin ; je ne sais pas si ma voix sera bien agréable. Enfin, si tu préfères, oui... »

Je compris alors qu'elle ne souhaiterait me montrer aucune partie de son anatomie ; la dégradation, au stade intermédiaire, est souvent très brusque.

Effectivement, sa voix était presque entièrement synthétique ; il subsistait cependant des intonations néo-humaines, dans les voyelles surtout, d'étranges glissements vers la douceur. J'effectuai un lent panoramique jusqu'à mon ventre. « Plus bas encore...» dit-elle d'une voix presque inaudible. « Montre-moi ton sexe ; s'il te plaît. » J'obéis ; je masturbai mon membre viril, suivant les règles enseignées par la Sœur suprême ; certaines intermédiaires éprouvent sur la fin de leurs jours une nostalgie du membre viril, et aiment à le contempler durant leurs dernières minutes de vie effective ; Marie22 en faisait apparemment partie - cela ne me surprenait pas réellement, compte tenu des échanges que nous avions eus par le passé.

L'espace de trois minutes, il ne se passa rien ; puis je reçus un dernier message - elle était repassée en mode non vocal : « Merci, Daniel. Je vais maintenant me déconnecter, mettre en ordre les dernières pages de mon commentaire, et me préparer à la fin. Dans quelques jours, Marie23 s'installera entre ces murs. Elle recevra de moi ton adresse IP, et une invitation à garder le contact. Des choses sont advenues, par l'intermédiaire de nos incarnations partielles, dans la période consécutive à la Seconde Diminution ; d'autres choses surviendront, par l'intermédiaire de nos incarnations futures. Notre séparation n'a pas le caractère d'un adieu ; je pressens cela. »

« On est comme tous les artistes,

on croît à notre produit. »

groupe Début de soirée

Dans les premiers jours d'octobre, sous l'effet d'un accès de tristesse résignée, je me remis au travail puisque, décidément, je n'étais bon qu'à cela. Enfin, le mot
travail
est peut-être un peu fort pour qualifier mon projet - un disque de rap intitulé « NIQUE LES

BÉDOUINS », avec, en sous-titre, « Tribute to Ariel Sharon ». Joli succès critique (je fis une nouvelle fois la couverture de
Radikal Hip-Hop,
sans ma voiture cette fois), mais ventes moyennes. Une fois de plus, dans la presse, je me retrouvais dans la position d'un paladin paradoxal du monde libre ; mais le scandale fut quand même moins vif qu'à l'époque d'« ON PRÉFÈRE LES

PARTOUZEUSES PALESTINIENNES » - cette fois, me dis-je avec une vague nostalgie, les islamistes radicaux étaient vraiment dans le coltar.

L'insuccès relatif en termes de ventes fut sans doute imputable à la médiocrité de la musique ; c'était à peine du rap, je m'étais contenté de sampler mes sketches sur de la drum and bass, avec quelques vocaux ça et là - Jamel Debbouze participait à l'un des chorus. J'avais quand même écrit un titre original, « Défonçons l'anus des nègres », dont j'étais assez satisfait : nègre rimait tantôt avec pègre, tantôt avec intègre ; anus avec lapsus, ou bien cunnilingus ; de bien jolis
lyrics,
lisibles à plein de niveaux - le journaliste de
Radikal Hip-Hop,
qui rappait lui-même dans le privé, sans oser en parler à sa rédaction, était visiblement impressionné, dans son article il me compara même à Maurice Scève. Enfin potentiellement je tenais un hit, et en plus j'avais un bon buzz ; dommage, décidément, que la musique n'ait pas suivi. On m'avait dit le plus grand bien d'une sorte de producteur indépendant, Bertrand Batasuna, qui bidouillait des disques cultes, parce qu'introuvables, dans un label obscur ; je fus amèrement déçu. Non seulement ce type était d'une stérilité créatrice totale

- il se contentait, pendant les sessions, de ronfler sur la moquette en pétant tous les quarts d'heure -, mais il était, dans le privé, très désagréable, un vrai nazi j'appris par la suite qu'il avait effectivement fait partie des FANE. Dieu merci, il n'était pas très bien payé ; mais si c'était tout ce que Virgin pouvait me sortir comme « nouveaux talents français », ils méritaient décidément de se faire bouffer par BMG. « Si on avait pris Goldman ou Obispo, comme tout le monde, on n'en serait pas là... » finis-je par dire au directeur artistique de Virgin, qui soupira longuement ; au fond il était d'accord, son précédent projet avec Batasuna, une polyphonie de brebis pyrénéennes samplées sur de la techno hardcore, s'était d'ailleurs soldé par un échec commercial cuisant. Seulement voilà il avait son enveloppe budgétaire, il ne pouvait pas prendre la respon-sabilité d'un dépassement, il fallait en référer au siège du groupe dans le New Jersey, bref j'ai laissé tomber. On n'est pas secondé.

Mon séjour à Paris pendant la période de l'enregistrement fut cela dit presque agréable. J'étais logé au Lutetia, ce qui me rappelait Francis Blanche, la Kommandantur, enfin mes belles années, celles où j'étais ardent, haineux, plein d'avenir. Tous les soirs, pour m'endormir, je relisais Agatha Christie, surtout les œuvres du début, j'étais trop bouleversé par ses derniers livres. Sans même parler
d'Endless Night,
qui me plongeait dans des transes de tristesse, je n'avais jamais pu m'empêcher de pleurer, à la fin de
Curtain : Poirot's Last Case,
en lisant les dernières phrases de la lettre d'adieux de Poirot à Hastings :

Other books

Sharp Edges by Middleton, K. L.
Big Sexy Bear by Terry Bolryder
The Scarlet Pepper by Dorothy St. James
A Measure of Disorder by Alan Tucker
Edge of Dawn by Melinda Snodgrass
Six Years by Harlan Coben
Sexed Into Submission by Julie Bailes
Rise Of The Dreamer by Bola Ilumoka