Vincent. Il avait vite compris que le spectacle de son bonheur conjugal risquait de m'être pénible, et proposa de me retrouver au bar du Lutetia. Il ne me parla à vrai dire que de son projet d'ambassade, devenue une installation dont le public serait composé des hommes du futur. Il avait commandé une limonade, mais ne toucha pas à son verre ; de temps en temps un
people
traversait le bar, m'aper-cevait, me faisait un signe de connivence ; Vincent n'y prêtait aucune attention. Il parlait sans me regarder, sans même vérifier que je l'écoutais, d'une voix à la fois réfléchie et absente, un peu comme s'il parlait à un magnétophone, ou qu'il témoignait devant une commission d'enquête. Au fur et à mesure qu'il m'expliquait son idée, je prenais conscience qu'il s'écartait peu à peu de son dessein initial, que le projet gagnait de plus en plus en ambition, et qu'il visait maintenant à tout autre chose qu'à témoigner sur ce qu'un auteur pompier du XXe siècle avait cru bon d'appeler la « condition humaine ». Sur l'humanité il y avait déjà, me fit-il remarquer, de nombreux témoignages, qui concordaient dans leur constat lamentable : le sujet, en somme,
était connu.
Calmement, mais sans retour possible, il quittait les rivages humains pour voguer vers l
'ailleurs
absolu,
où je ne me sentais pas capable de le suivre, et sans doute était-ce le seul espace où lui-même pouvait respirer, sans doute sa vie n'avait-elle jamais eu d'autre objectif, mais alors c'était un objectif qu'il devrait poursuivre seul ; seul, cela dit, il l'avait toujours été.
Nous n'étions plus les mêmes, insista-t-il d'une voix douce, nous étions devenus
éternels
; certes il nous faudrait du temps pour apprivoiser l'idée, pour nous la rendre familière ; il n'empêche que fondamentalement, et dès maintenant, les choses avaient changé. Savant était resté
à Lanzarote après le départ de l'ensemble des adeptes, avec quelques techniciens, et poursuivait ses recherches ; il finirait, cela ne faisait aucun doute, par aboutir. L'homme avait un cerveau de grande taille, un cerveau disproportionné par rapport aux exigences primitives engendrées par le maintien de la survie, par la quête élémentaire de la nourriture et du sexe ; nous allions enfin pouvoir commencer à l'utiliser. Aucune culture de l'esprit, me rappela-t-il, n'avait jamais pu se développer dans les sociétés à délinquance forte, simplement parce que la sécurité physique est la condition de la pensée libre, qu'aucune réflexion, aucune poésie, aucune pensée un tant soi peu créative n'a jamais pu naître chez un individu qui doit se préoccuper de sa survie, qui doit être constamment
sur ses gardes.
La conservation de notre ADN une fois assurée, devenus potentiellement immortels, nous allions, poursuivit-il, nous trouver dans des conditions d'absolue sécurité physique, dans des conditions de sécurité physique qu'aucun être humain n'avait jamais connues ; nul ne pouvait prévoir ce qui allait en résulter, du point de vue de l'esprit.
Cette conversation paisible, et comme désengagée, me fit un bien immense, et pour la première fois je me mis à
penser à ma propre immortalité, à envisager les choses d'une manière un peu plus ouverte ; mais de retour dans ma chambre je trouvai sur mon portable un message d'Esther, qui disait simplement :
« I miss you
», et je sentis de nouveau, incrusté dans ma chair, le besoin d'elle. La joie est si rare. Le lendemain, je repris l'avion pour Madrid. L'importance incroyable que prenaient les enjeux sexuels chez les humains a de tout temps plongé leurs commentateurs néo-humains dans une stupéfaction horrifiée. Il était pénible quoi qu'il en soit de voir Daniel1
approcher peu à peu du
Secret mauvais,
ainsi que le désigne la Sœur suprême ; il était pénible de le sentir progressivement gagné par la conscience d'une vérité
qui ne pourrait, une fois mise au jour, que l'anéantir. Au long des périodes historiques la plupart des hommes avaient estimé correct, l'âge venant, de faire allusion aux problèmes du sexe comme n'étant que des gamineries inessentielles et de considérer que les vrais sujets, les sujets dignes de l'attention d'un homme fait, étaient la politique, les affaires, la guerre, etc. La vérité, à l'époque de Daniell, commençait à se faire jour ; il apparaissait de plus en plus nettement, et il devenait de plus en plus difficile à dissimuler que les véritables buts des hommes, les seuls qu'ils auraient poursuivis spontanément s'ils en avaient conservé la possibilité, étaient exclusivement d'ordre sexuel. Pour nous, néo-humains, c'est là un véritable point d'achoppement. Nous ne pourrons jamais, nous avertit la Sœur suprême, nous faire du phénomène une idée suffisante ; nous ne pourrons approcher de sa compréhension qu'en gardant constamment présentes à l'esprit certaines idées régulatrices dont la plus importante est que dans l'espèce humaine, comme dans toutes les espèces animales qui l'avaient précédée, la survie individuelle ne comptait absolument pas. La fiction darwinienne de la « lutte pour la vie » avait longtemps dissimulé ce fait élémentaire que la valeur génétique d'un individu, son pouvoir de transmettre à ses descendants ses caractéristiques, pouvait se résumer, très brutalement, à un seul paramètre : le nombre de descendants qu'il était au bout du compte en mesure de procréer. Aussi ne fallait-il nullement s'étonner qu'un animal, n'importe quel animal, ait été prêt à sacrifier son bonheur, son bien-être physique et même sa vie dans l'espoir d'un simple rapport sexuel : la volonté de l'espèce (pour parler en termes finalistes), un système hormonal aux régulations puissantes (si l'on s'en tenait à une approche déterministe) devaient le conduire presque inéluctablement à ce choix. Les parures et plumages chatoyants, les parades amoureuses bruyantes et spectaculaires pouvaient bien faire repérer et dévorer les animaux mâles par leurs prédateurs ; une telle solution n'en était pas moins systématiquement favorisée, en termes génétiques, dès lors qu'elle permettait une reproduction plus efficace. Cette subordination de l'individu à l'espèce, basée sur des mécanismes biochimiques inchangés, était tout aussi forte chez l'animal humain, à cette aggravation près que les pulsions sexuelles, non limitées aux périodes de rut, pouvaient s'y exercer en permanence - les récits de vie humains nous montrent par exemple avec évidence que le maintien d'une apparence physique susceptible de séduire les représentants de l'autre sexe était la seule véritable raison d'être de
la santé,
et que l'entretien minutieux de leur corps, auquel les contemporains de Daniel1
consacraient une part croissante de leur temps libre, n'avait pas d'autre objectif.
La biochimie sexuelle des néo-humains - et c'était sans doute la vraie raison de la sensation d'étouffement et de malaise qui me gagnait à mesure que j'avançais dans le récit de Daniell, que je parcourais à sa suite les étapes de son calvaire - était demeurée presque identique.
« Le néant néantise. »
Martin Heidegger
Une zone de hautes pressions s'était installée, depuis le début du mois d'août, sur la plaine centrale, et dès mon arrivée à l'aéroport de Barajas je sentis que les choses allaient tourner mal. La chaleur était à peine soutenable et Esther était en retard ; elle arriva une demi-heure plus tard, nue sous sa robe d'été. J'avais oublié ma crème retardante au Lutetia, et ce fut ma première erreur ; je jouis beaucoup trop vite, et pour la première fois je la sentis un peu déçue. Elle continua à bouger, un petit peu, sur mon sexe qui devenait irrémédiablement flasque, puis s'écarta avec une moue résignée. J'aurais donné beaucoup pour bander encore ; les hommes vivent de naissance dans un monde difficile, un monde aux enjeux simplistes et impitoyables, et sans la compréhension des femmes il en est bien peu qui parviendraient à survivre. Il me semble avoir compris, dès ce moment, qu'elle avait couché avec quelqu'un d'autre en mon absence. Nous prîmes le métro pour aller boire un verre avec deux de ses amis ; la transpiration collait le tissu contre son corps, on distinguait parfaitement les aréoles de ses seins, la raie de ses fesses ; tous les garçons dans la rame, évidemment, la fixaient ; certains, même, lui souriaient. J'eus beaucoup de mal à prendre part à la conversation, de temps en temps je réussissais à attraper une phrase, à échanger quelques répliques, mais très vite je perdis pied, et de toute façon je pensais à autre chose, je me sentais sur une pente glissante, extrêmement glissante. Dès notre retour à l'hôtel, je lui posai la question ; elle le reconnut sans faire d'histoires.
« It was an ex boyfriend... »
dit-elle pour exprimer que ça n'avait pas beaucoup d'importance.
« And a friend of him »
ajouta-t-elle après quelques secondes d'hésitation.
Deux garçons, donc ; eh bien oui, deux garçons, après tout ce n'était pas la première fois. Elle avait rencontré
son ex par hasard dans un bar, il était avec un de ses amis, une chose en entraîne une autre, enfin bref ils s'étaient retrouvés tous les trois dans le même lit. Je lui demandai comment ça s'était passé, je ne pouvais pas m'en empêcher.
« Good... good...
» me dit-elle, un peu préoccupée par le tour que prenait la conversation.
« It was... comfor-
table »
précisa-t-elle sans pouvoir retenir un sourire. Confortable, oui ; je pouvais imaginer. Je fis un effort atroce pour me retenir de lui demander si elle l'avait sucé, lui, son ami, les deux, si elle s'était fait sodomiser ; je sentais les images affluer et creuser des trous dans ma cervelle, ça devait se voir parce qu'elle se tut, et que son front devint de plus en plus soucieux. Elle prit très vite la seule décision possible, s'occuper de mon sexe, et elle le fit avec une telle tendresse, une telle habileté
de ses doigts et de sa bouche que contre toute attente je me remis à bander, et une minute plus tard j'étais en elle, et ça allait, ça allait de nouveau, j'étais entièrement présent à la situation et elle aussi, je crois même que ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas joui aussi fort - avec moi tout du moins, me dis-je deux minutes plus tard, mais cette fois je parvins à chasser la pensée de mon esprit, je la serrai dans mes bras très tendrement, avec toute la tendresse dont j'étais capable, et je me concentrai de toutes mes forces sur son corps, sur la présence actuelle, chaude et vivante, de son corps.
Cette petite scène si douce, si discrète, implicite, eut je le pense maintenant une influence décisive sur Esther, et son comportement au cours des semaines suivantes ne fut guidé que par une seule pensée : éviter de me faire de la peine ; essayer même, dans toute la mesure de ses moyens, de me rendre heureux. Ses moyens pour rendre un homme heureux étaient considérables, et j'ai le souvenir d'une période d'immense joie, irradiée d'une félicité charnelle de chaque instant, d'une félicité que je n'aurais pas cru soutenable, à laquelle je n'aurais pas cru pouvoir survivre. J'ai le souvenir aussi de sa gentillesse, de son intelligence, de sa pénétration compatissante et de sa grâce, mais au fond je n'ai même pas vraiment de souvenir, aucune image ne se détache, je sais que j'ai vécu quelques jours et sans doute quelques semaines dans un certain
état,
un état de perfection suffisante et complète, humaine cependant, dont certains hommes ont parfois senti la possibilité, bien qu'aucun n'ait réussi jusqu'à présent à en fournir de description plausible.
Elle avait prévu depuis longtemps déjà d'organiser une
party
pour son anniversaire, le 17 août, et commença dans les jours qui suivirent à s'occuper des préparatifs. Elle voulait inviter pas mal de monde, une centaine de personnes, et se résolut à faire appel à un ami qui habitait Galle San Isidor. Il avait un grand loft au dernier étage, avec une terrasse et une piscine ; il nous invita à prendre un verre pour en parler. C'était un grand type appelé
Pablo, aux longs cheveux frisés et noirs, plutôt cool ; il avait enfilé un léger peignoir pour nous ouvrir, mais l'ôta une fois sur la terrasse ; son corps nu était musclé, bronzé. Il nous proposa un jus d'orange. Avait-il couché
avec Esther ? Et est-ce que j'allais me poser la question, désormais, pour tous les hommes que nous serions appelés à croiser ? Elle était attentive, sur ses gardes depuis le soir de mon retour ; surprenant probablement une lueur d'inquiétude dans mon regard, elle déclina la proposition de prendre un moment le soleil au bord de la piscine et s'attacha à limiter la conversation aux préparatifs de la fête. Il était hors de question d'acheter suffisamment de cocaïne et d'ecstasy pour tout le monde ; elle proposa de prendre en charge l'achat d'une première dose pour lancer la soirée, et de demander à
deux ou trois dealers de passer ensuite. Pablo pouvait s'en charger, il avait d'excellents fournisseurs en ce moment ; il proposa même, dans un élan de générosité, de prendre à sa charge l'achat de quelques poppers. Le 15 août, jour de la Vierge, Esther me fit l'amour avec encore plus de lascivité que d'habitude. Nous étions à l'hôtel Sanz, le lit faisait face à un grand miroir et il faisait si chaud que chaque mouvement nous arrachait une coulée de transpiration ; j'avais les bras et les jambes en croix, je ne me sentais plus la force de bouger, toute ma sensibilité s'était concentrée dans mon sexe. Pendant plus d'une heure elle me chevaucha, montant et descendant le long de ma bite sur laquelle elle contractait et détendait sa petite chatte qu'elle venait d'épiler. Pendant tout ce temps elle caressa d'une main ses seins luisants de sueur tout en me regardant dans les yeux, souriante et concentrée, attentive à toutes les variations de mon plaisir. Sa main libre était refermée sur mes couilles qu'elle pressait tantôt doucement, tantôt plus fort, au rythme des mouvements de sa chatte. Lorsqu'elle me sentait venir elle s'arrêtait d'un coup, pressait vivement de deux doigts pour arrêter l'éjaculation à sa source ; puis, lorsque le danger était passé, elle recommençait à aller et venir. Je passai ainsi une heure, peutêtre deux, à la limite de la déflagration, au cœur de la plus grande joie qu'un homme puisse connaître, et ce fut finalement moi qui lui demandai grâce, qui souhaitai jouir dans sa bouche. Elle se redressa, plaça un oreiller sous mes fesses, me demanda si je voyais bien dans le miroir ; non, c'était mieux de se déplacer un peu. Je m'approchai du bord du lit. Elle s'agenouilla entre mes cuisses, le visage à la hauteur de ma bite qu'elle commença à lécher méthodiquement, centimètre par centimètre, avant de refermer ses lèvres sur mon gland ; puis ses mains entrèrent en action et elle me branla lentement, avec force, comme pour extraire chaque goutte de sperme des profondeurs de moi-même, cependant que sa langue effectuait de rapides mouvements de va-et-vient. La vue brouillée par la sueur, ayant perdu toute notion claire de l'espace et du temps, je parvins cependant à prolonger encore un peu ce moment, et sa langue eut le temps d'effectuer trois rotations complètes avant que je ne jouisse, et ce fut alors comme si tout mon corps irradié par le plaisir s'évanouissait, aspiré par le néant, dans un déferlement d'énergie bienheureuse. Elle me garda dans sa bouche, presque immobile, tétant mon sexe au ralenti, fermant les yeux comme pour mieux entendre les hurlements de mon bonheur. Elle se coucha ensuite, se blottit dans mes bras pendant que la nuit tombait rapidement sur Madrid, et ce ne fut qu'après une demi-heure de tendre immobilité qu'elle me dit ce qu'elle avait, depuis quelques semaines, à me dire - personne n'était au courant jusqu'ici à l'exception de sa sœur, elle comptait l'annoncer à ses amis lors de sa fête d'anniversaire. Elle avait été acceptée dans une académie de piano prestigieuse, à New York, et avait l'intention d'y passer au moins une année scolaire. En même temps, elle avait été retenue pour un petit rôle dans une grosse production hollywoodienne sur la mort de Socrate ; elle y incarnerait une servante d'Aphrodite, le rôle de Socrate serait tenu par Robert De Niro. Ce n'était qu'un petit rôle, une semaine de tournage tout au plus, mais c'était Hollywood, et le cachet était suffisant pour payer son année d'études et de séjour. Elle partirait début septembre.