La Possibilité d'une île (33 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

BOOK: La Possibilité d'une île
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Je gardai il me semble un silence total. J'étais pétrifié, dans l'incapacité de réagir, il me semblait que si je prononçais une parole j'allais éclater en sanglots.
« Bueno...
It's a big chance in my life... »
finit-elle par dire d'un ton plaintif en enfonçant sa tête au creux de mon épaule. Je faillis lui proposer de partir aux États-Unis, de m'installer là-bas avec elle, mais les mots moururent en moi avant d'être prononcés, je me rendais bien compte qu'elle n'avait même pas envisagé la possibilité. Elle ne me proposa pas, non plus, de venir lui rendre visite : c'était une nouvelle période dans sa vie, un nouveau départ. DANIEL 1,20

T'allumai la lampe de chevet, la scrutai attentivement pour voir si j'apercevais en elle une trace de fascination pour l'Amérique, pour Hollywood ; non, il n'y en avait pas, elle paraissait lucide et calme, elle prenait simplement la meilleure décision, la plus rationnelle compte tenu des circonstances. Surprise par mon silence prolongé

elle tourna la tête pour me regarder, ses longs cheveux blonds retombèrent de chaque côté de son visage, mon regard se posa involontairement sur ses seins, je me rallongeai, éteignis la lampe, respirai profondément ; je ne voulais pas rendre les choses plus difficiles, je ne voulais pas qu'elle me voie pleurer.

Elle consacra la journée du lendemain à se préparer pour la fête ; dans un institut de beauté proche elle se fit un masque à l'argile, un gommage de peau ; j'attendis en fumant des cigarettes dans la chambre d'hôtel. Le lendemain ce fut à peu près la même chose, après son rendez-vous chez le coiffeur elle s'arrêta dans quelques magasins, acheta des boucles d'oreilles et une nouvelle ceinture. Je me sentais l'esprit singulièrement vide, comme je pense les condamnés à mort dans l'attente de l'exécution de la sentence : à part peut-être ceux qui croient en Dieu, je n'ai jamais cru qu'ils passent leurs dernières heures à revenir sur leur vie passée, à faire un bilan ; je croîs simplement qu'ils essaient de passer le temps de la manière la plus neutre possible ; les plus chanceux dorment, mais je n'étais pas dans ce cas, je ne crois pas avoir fermé l'œil durant ces deux jours.

Lorsqu'elle frappa à la porte de ma chambre, le dixsept août vers vingt heures, et qu'elle apparut dans l'embrasure, je compris que je ne survivrais pas à son départ. Elle portait un petit haut transparent, noué sous ses seins, qui en laissait deviner la courbe ; ses bas dorés, maintenus par des jarretières, s'arrêtaient à un centimètre de sa jupe - une minijupe ultra-courte, presque une ceinture, en vinyle doré. Elle ne portait pas de sous-vêtements, et lorsqu'elle se pencha pour relacer ses bottes montantes le mouvement découvrit largement ses fesses ; malgré moi, j'avançai la main pour les caresser. Elle se retourna, me prit dans ses bras et me jeta un regard si compatissant, si tendre que je crus un instant qu'elle allait me dire qu'elle renonçait, qu'elle restait avec moi, maintenant et pour toujours, mais ceci ne se produisit pas, et nous prîmes un taxi pour nous rendre au loft de Pablo. Les premiers invités arrivèrent vers vingt-trois heures, mais la fête ne débuta véritablement qu'après trois heures du matin. Au début je me comportai assez correctement, circulant de manière semi-nonchalante parmi les invités, mon verre à la main ; beaucoup me connaissaient ou m'avaient vu au cinéma, ce qui donna lieu à quelques conversations simples, de toute façon la musique était trop forte et assez rapidement je me contentai de hocher la tête. Il y avait à

peu près deux cents personnes et j'étais sans doute le seul à avoir dépassé vingt-cinq ans, mais même cela ne parvenait pas à me déstabiliser, j'étais dans un état de calme étrange ; il est vrai que, dans un sens, la catastrophe avait déjà eu lieu. Esther était resplendissante, saluait les nouveaux arrivants en les embrassant avec effusion. Tout le monde était au courant maintenant qu'elle partait dans deux semaines pour New York, et j'avais eu peur au début d'éprouver une sensation de ridicule, après tout j'étais dans la position du mec
qui se fait larguer,
mais personne ne me le fit sentir, les gens me parlaient comme si je me trouvais dans une situation normale.

Vers dix heures du matin la house céda la place à la trance, j'avais vidé et rempli régulièrement mon verre de punch, je commençais à être un peu fatigué, ce serait merveilleux si je pouvais dormir me disais-je, mais je n'y croyais pas vraiment, l'alcool m'avait aidé à enrayer la montée de l'angoisse mais je la sentais toujours là, vivante au fond de moi, et prête à me dévorer au moindre signe de faiblesse. Des couples avaient commencé à se former un peu plus tôt, j'avais observé des mouvements en direction des chambres. Je pris un couloir au hasard, ouvris une porte décorée d'un poster représentant des spermatozoïdes en gros plan. J'eus l'impression d'arriver après la fin d'une mini-orgie ; des garçons et des filles à demi dévêtus étaient affalés en travers du lit. Dans le coin, une adolescente blonde, au tee-shirt relevé

sur les seins, faisait des pipes ; je m'approchai d'elle à

tout hasard mais elle me fit signe de m'éloigner. Je m'assis contre le lit non loin d'une brune à la peau mate, aux seins magnifiques, dont la jupe était relevée jusqu'à

la taille. Elle paraissait profondément endormie, et ne réagit pas quand j'écartai ses cuisses, mais lorsque j'introduisis un doigt dans sa chatte elle repoussa ma main machinalement, sans vraiment se réveiller. Résigné, je me rassis au pied du lit et j'étais plongé depuis peutêtre une demi-heure dans un abrutissement morose lorsque je vis entrer Esther. Elle était vive, en pleine forme, accompagnée d'un ami - un petit homosexuel très blond, tout mignon, aux cheveux courts, que je connaissais de vue. Elle avait acheté deux doses de coke et s'accroupit pour préparer les lignes, puis posa à terre le bout de carton qu'elle avait utilisé ; elle n'avait pas remarqué ma présence. Son ami prit la première dose. Lorsqu'elle s'agenouilla à son tour sur le sol, sa jupe remonta très haut sur son cul. Elle introduisit le tube de carton dans sa narine et au moment où elle sniffa rapidement, d'un geste habile et précis, la poudre blanche, je sus que je garderais gravée dans ma mémoire l'image de ce petit animal innocent, amoral, ni bon ni mauvais, simplement en quête de sa ration d'excitation et de plaisir. Je repensai soudain à la manière dont Savant décrivait l'Italienne : un joli arrangement de particules, une surface lisse, sans individualité, dont la disparition n'aurait aucune importance... et c'était cela dont j'avais été

amoureux, qui avait constitué mon unique raison de vivre - et qui, c'était bien le pire, la constituait encore. Elle se redressa d'un bond, ouvrit la porte - la musique nous parvint, beaucoup plus forte - et repartit en direction de la fête. Je me relevai sans le vouloir pour la suivre ; lorsque j'atteignis la pièce principale, elle était déjà au milieu des danseurs. Je me mis à danser près d'elle mais elle ne paraissait pas me voir, ses cheveux tourbillonnaient autour de son visage, son chemisier était complètement trempé de sueur, les bouts de ses seins pointaient sous le tissu, le beat était de plus en plus rapide - au moins 160 BPM - et j'avais de plus en plus de mal à suivre, nous fûmes brièvement séparés par un groupe de trois garçons puis nous nous retrouvâmes dos à dos, je collai mes fesses contre les siennes, elle se mit à bouger en réponse, nos culs se frottèrent de plus en plus fort, puis elle se retourna et me reconnut.
« Ola, Daniel... »
me dit-elle en souriant avant de se remettre à danser, puis nous fûmes séparés par un autre groupe de garçons et je me sentis d'un seul coup extrêmement fatigué, prêt à tomber, je m'assis sur un sofa avant de me servir un whisky mais ce n'était pas une bonne idée, je fus aussitôt envahi par une nausée atroce, la porte de la salle de bains était verrouillée et je tapai plusieurs fois en répétant :
« l'm sick ! l'm sick ! »
avant qu'une fille vienne m'ouvrir, elle avait passé une serviette autour de sa taille et referma derrière moi avant de retourner dans la baignoire où deux mecs l'attendaient, elle s'agenouilla et l'un d'entre eux l'enfila aussitôt pendant que l'autre se mettait en position pour se faire sucer, je me précipitai sur la cuvette des toilettes et m'enfonçai la main dans la gorge, je vomis longuement, douloureusement avant de commencer à me sentir un peu mieux, puis je repartis m'allonger dans la chambre, il n'y avait plus personne à l'exception de la brune qui m'avait repoussé tout à l'heure, elle dormait toujours paisiblement, la jupe retroussée jusqu'à la taille, et malgré

moi je commençai à me sentir affreusement triste alors je me relevai, je me mis en quête d'Esther et je m'accrochai à elle, littéralement et sans pudeur, je la pris par la taille et l'implorai de me parler, de me parler encore, de rester à mes côtés, de ne pas me laisser seul ; elle se dégageait avec une impatience croissante pour aller vers ses amis mais je revenais à la charge, la prenais dans mes bras, elle me repoussait de nouveau et je voyais leurs visages se fermer autour de moi, sans doute me parlaient-ils également mais je ne comprenais rien, le vacarme des basses recouvrait tout. Je l'entendis enfin qui répétait :
« Please, Daniel, please... It's a party ! »

d'une voix pressante mais rien n'y fit, le sentiment d'abandon continuait à monter en moi, à me submerger, je posai à nouveau la tête sur son épaule, alors elle me repoussa violemment de ses deux bras en criant :
« Stop
that ! »,
elle avait l'air vraiment furieuse maintenant, plusieurs personnes autour de nous s'étaient arrêtées de danser, je me retournai et je repartis dans la chambre, je me recroquevillai sur le sol, je pris ma tête dans mes mains et, pour la première fois depuis au moins vingt ans, je me mis à pleurer.

La fête continua encore toute la journée, vers cinq heures de l'après-midi Pablo revint avec des pains au chocolat et des croissants, j'acceptai un croissant que je trempai dans un bol de café au lait, la musique était plus calme, c'était une espèce de chill out mélodieux et serein, plusieurs filles dansaient en bougeant lentement leurs bras, comme de grandes ailes. Esther était à quelques mètres mais ne prêta aucune attention à moi au moment où je m'assis, elle continua à bavarder avec ses amis, à

évoquer des souvenirs d'autres soirées, et c'est à ce moment-là que je compris. Elle partait aux États-Unis pour un an, peut-être pour toujours ; là-bas elle se ferait de nouveaux amis, et bien entendu elle trouverait un nouveau
boyfriend.
J'étais abandonné, certes, mais exactement au même titre qu'eux, mon statut n'avait rien de spécial. Ce sentiment d'attachement exclusif que je sentais en moi, qui allait me torturer de plus en plus jusqu'à m'anéantir, ne correspondait absolument à rien pour elle, n'avait aucune justification, aucune raison d'être : nos chairs étaient distinctes, nous ne pouvions ressentir ni les mêmes souffrances ni les mêmes joies, nous étions de toute évidence des êtres séparés. Isabelle n'aimait pas la jouissance, mais Esther n'aimait pas l'amour, elle
ne voulait pas
être amoureuse, elle refusait ce sentiment d'exclusivité, de dépendance, et c'est toute sa génération qui le refusait avec elle. J'errais parmi eux DANIEL 1,20

comme une sorte de monstre préhistorique avec mes niaiseries romantiques, mes attachements, mes chaînes. Pour Esther, comme pour toutes les jeunes filles de sa génération, la sexualité n'était qu'un divertissement plaisant, guidé par la séduction et l'érotisme, qui n'impliquait aucun engagement sentimental particulier; sans doute l'amour n'avait-il jamais été, comme la pitié

selon Nietzsche, qu'une fiction inventée par les faibles pour culpabiliser les forts, pour introduire des limites à leur liberté et à leur férocité naturelles. Les femmes avaient été faibles, en particulier au moment de leurs couches, elles avaient eu besoin à leurs débuts de vivre sous la tutelle d'un protecteur puissant, et à cet effet elles avaient inventé l'amour, mais à présent elles étaient devenues fortes, elles étaient indépendantes et libres, et elles avaient renoncé à inspirer comme à éprouver un sentiment qui n'avait plus aucune justification concrète. Le projet millénaire masculin, parfaitement exprimé de nos jours par les films pornographiques, consistant à

ôter à la sexualité toute connotation affective pour la ramener dans le champ du divertissement pur, avait enfin, dans cette génération, trouvé à s'accomplir. Ce que je ressentais, ces jeunes gens ne pouvaient ni le ressentir, ni même exactement le comprendre, et s'ils 1 avaient pu ils en auraient éprouvé une espèce de gêne, comme devant quelque chose de ridicule et d'un peu honteux, comme devant un stigmate de temps plus anciens. Ils avaient réussi, après des décennies de conditionnement et d'efforts ils avaient finalement réussi à

extirper de leur cœur un des plus vieux sentiments humains, et maintenant c'était fait, ce qui avait été détruit ne pourrait se reformer, pas davantage que les morceaux d'une tasse brisée ne pourraient se réassembler d'euxmêmes, ils avaient atteint leur objectif : à aucun moment de leur vie, ils ne connaîtraient l'amour. Ils étaient libres. Vers minuit quelqu'un remit de la techno, et les gens recommencèrent à danser ; les dealers étaient repartis, mais il restait encore pas mal d'ecstasy et des poppers. J'errais dans des zones intérieures pénibles, confinées, comme une succession de pièces sombres. Sans raison précise je repensai à Gérard, l'humoriste élohimite. « Ça n'a au-trou-du-cune importance... » dis-je à un moment donné à une fille, une Suédoise abrutie qui de toute façon ne parlait que l'anglais ; elle me regarda bizarrement, je m'aperçus alors que plusieurs personnes me regardaient bizarrement, et que je parlais tout seul, apparemment depuis quelques minutes. Je hochai la tête, jetai un coup d'œil à ma montre, m'assis sur un transat au bord de la piscine ; il était déjà deux heures du matin, mais la chaleur restait suffocante. Plus tard je me rendis compte que ça faisait déjà longtemps que je n'avais pas vu Esther, et je partis plus ou moins à sa recherche. Il n'y avait plus grand monde dans la pièce principale ; j'enjambai plusieurs personnes dans le couloir et je finis par la découvrir dans l'une des chambres du fond, allongée au milieu d'un groupe ; elle n'avait plus que sa minijupe dorée, retroussée jusqu'à

la taille. Un garçon allongé derrière elle, un grand brun aux longs cheveux frisés, qui pouvait être Pablo, lui caressait les fesses et s'apprêtait à la pénétrer. Elle parlait à un autre garçon, brun lui aussi, très musclé, que je ne connaissais pas ; en même temps elle jouait avec son sexe, le tapotait en souriant contre son nez, contre ses joues. DANIEL 1,20

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