la technologie qu'ils avaient développée et à l'information contenue dans l'ADN. Il leur demanda d'imaginer le moment du retour des Elohim, et le moment où eux-mêmes, après une période d'attente semblable à un long sommeil, reviendraient à la vie.
J'attendis la fin de la séance de méditation pour me joindre à la foule qui se dirigeait vers la grotte où avaient eu lieu les conférences de Miskiewicz ; je fus surpris par la gaieté effervescente, un peu anormale, qui semblait s'être emparée des participants : beaucoup s'interpellaient à voix haute et s'arrêtaient pour se tenir embrassés quelques secondes, d'autres avançaient avec des sautillements et des entrechats, certains entonnaient en marchant une mélopée joyeuse. Devant la grotte avait été tendue une banderole où était inscrit « PRÉSENTATION DE
L'AMBASSADE » en lettres multicolores. Près de l'entrée je tombai sur Vincent, qui semblait bien loin de la ferveur ambiante ; en tant que VIPs, nous étions sans doute dispensés des émotions religieuses ordinaires. Nous nous installâmes au milieu des autres, et les éclats de voix se turent cependant qu'un écran géant, de trente mètres de base, se déroulait le long de la paroi du fond ; puis l'obscurité se fit.
Les plans de l'ambassade avaient été conçus à l'aide de logiciels de création 3D, probablement AutoCad et Freehand ; j'appris par la suite avec surprise que le prophète avait tout fait lui-même. Quoique parfaitement ignorant dans à peu près tous les domaines, il se passionnait pour l'informatique, et pas seulement pour les jeux vidéo, il avait acquis une bonne maîtrise des outils de création graphique les plus élaborés, et avait par exemple réalisé
lui-même l'ensemble du site de la secte à l'aide de Dreamweaver MX, allant jusqu'à écrire une centaine de pages de code HTML. Dans le plan de l'ambassade comme dans la conception du site, il avait en tout cas donné libre cours à son goût naturel pour la laideur ; à mes côtés Vincent poussa un gémissement douloureux, puis baissa la tête et garda obstinément le regard fixé sur ses genoux pendant toute la durée de la projection - soit, quand même, un peu plus d'une demi-heure. Les slides succédaient aux slides, généralement reliés par des transitions en forme d'explosion et de recomposition de l'image, le tout sur fond d'ouvertures de Wagner samplées avec de la techno à fort volume. La plupart des salles de l'ambassade affectaient la forme de solides parfaits allant du dodécaèdre à l'icosaèdre ; la pesanteur, sans doute par convention d'artiste, y était abolie, et le regard du visiteur virtuel flottait librement du haut en bas des pièces séparées par des jacuzzis surchargés de pierreries, aux parois ornées de gravures pornographiques d'un réalisme écœurant. Certaines salles comportaient des baies vitrées ouvrant sur un paysage de prairies fournies, piquetées de fleurs multicolores, et je me demandais un peu comment le prophète comptait s'y prendre, au milieu du paysage radicalement aride de Lanzarote, pour obtenir un tel résultat ; vu le rendu hyperréaliste des fleurs et des brins d'herbe, je finis par me rendre compte que ce n'était pas le genre de détail qui pourrait l'arrêter, et qu'il utiliserait probablement des prairies artificielles. Suivit
un finale
où l'on s'élevait dans les airs, découvrant la structure globale de l'ambassade - une étoile à six branches, aux pointes recourbées - puis, dans un travelling arrière vertigineux, les îles canariennes, l'ensemble de la surface du globe, alors qu'éclataient les premières mesures
d'Ainsi parlait Zarathoustra.
Le silence se fit ensuite, cependant que sur l'écran se succédaient de confuses images d'amas galactiques. Ces images disparurent à leur tour et un rond de lumière tomba sur scène pour accompagner l'apparition du prophète, bondissant et resplendissant dans son costume de cérémonie de satin blanc, avec des empiècements qui jetaient des éclats adamantins. Une immense ovation parcourut la salle, tout le monde se leva en applaudissant et en criant : « Bravo ! » Avec Vincent je me sentis plus ou moins obligé de me lever aussi, et d'applaudir. Cela dura au moins vingt minutes : parfois les applaudissements faiblissaient, semblaient s'éteindre ; puis une nouvelle vague reprenait, encore plus forte, surtout venue d'un petit groupe réuni aux premiers rangs autour de Flic, et gagnait l'ensemble de la salle. Il y eut ainsi cinq diminutions, puis cinq reprises, avant que le prophète, sentant probablement que le phénomène allait finir par s'amortir, n'écarte largement les bras. Le silence se fit aussitôt. D'une voix profonde, je dois dire assez impressionnante (mais la sono forçait pas mal sur l'écho et sur les graves), il entonna les premières mesures du chant d'accueil aux Élohim. Plusieurs, autour de moi, reprirent les paroles à mi-voix. « Nous re-bâ-tirons l'am-bas-sade... » : la voix du prophète entama une montée vers les notes hautes. « Avec l'ai-de de ceux qui vous aiment » : de plus en plus chantaient autour de moi.
« Ses pi-liers et ses co-lon-nades » : le rythme se fit plus indécis et plus lent avant que le prophète ne reprenne, d'une voix triomphale, puissamment amplifiée, qui résonna dans tout l'espace de la grotte : « La nou-vel-le Jé-ru-sa-lem !...» Le même mythe, le même rêve, toujours aussi puissant après trois millénaires. « Et il essuiera toute larme de leurs yeux... » Un mouvement d'émotion parcourut la foule et tous reprirent à la suite du prophète, sur trois notes, le refrain, qui consistait en un mot unique, indéfiniment répété : « Eééé-looo-him !... Éééé-looohim !... » Flic, les bras tendus vers le ciel, chantait d'une voix de stentor. À quelques mètres de moi j'aperçus Patrick, les yeux clos derrière ses lunettes, les mains écartées dans une attitude presque extatique, tandis que Fadiah à ses côtés, retrouvant probablement les réflexes de ses ancêtres pentecôtistes, se tordait sur place en psalmodiant des paroles incompréhensibles.
Une nouvelle méditation eut lieu, cette fois dans le silence et l'obscurité de la grotte, avant que le prophète ne reprenne la parole. Tout le monde l'écoutait non seulement avec recueillement mais avec une joie muette, adorative, qui confinait au ravissement pur. C'était surtout dû je pense au ton de sa voix, souple et lyrique, marquant tantôt des pauses tendres et méditatives, tantôt des crescendos d'enthousiasme. Son discours luimême me parut d'abord un peu décousu, partant de la diversité des formes et des couleurs dans la nature animale (il nous invita à méditer sur les papillons, qui semblaient n'avoir d'autre raison d'être que de nous émerveiller par leur vol chatoyant) pour arriver aux coutumes reproductives burlesques en vigueur chez différentes espèces animales (il s'étendit par exemple sur cette espèce d'insectes où le mâle, cinquante fois plus petit que la femelle, passait sa vie comme parasite dans l'abdomen de cette dernière avant d'en sortir pour la féconder et trépasser ensuite ; il devait avoir dans sa bibliothèque un livre du genre
Biologie amusante,
je suppose que le titre existait pour toutes les disciplines). Cette accumulation désordonnée conduisait cependant à une
idée forte,
qu'il nous exposa tout de suite après : les Élohim qui nous avaient créés, nous et l'ensemble de la vie sur cette planète, étaient sans nul doute des scientifiques de très haut niveau, et nous devions à leur exemple révérer la science, base de toute réalisation pratique, nous devions la respecter et lui donner les moyens nécessaires à son développement, et nous devions plus spécifiquement nous féliciter d'avoir parmi nous un des scientifiques mondiaux les plus éminents (il désigna Miskiewicz, qui se leva et salua la foule avec raideur, sous un tonnerre d'applaudissements) ; mais, si les Élohim avaient la science en grande estime, ils n'en étaient pas moins, et avant tout, des
artistes :
la science n'était que le moyen nécessaire à la réalisation de cette fabuleuse diversité vitale, qui ne pouvait être considérée autrement que comme une
œuvre d'art,
la plus grandiose de toutes. Seuls d'immenses artistes avaient pu concevoir une telle luxuriance, une telle beauté, une diversité et une fantaisie esthétique aussi admirables. « C'est donc également pour nous un immense honneur, continua-t-il, que d'avoir à nos côtés pendant ce stage deux artistes de très grand talent, reconnus au niveau mondial... » II fit un signe dans notre direction. Vincent se leva avec hésitation ; je l'imitai. Après un moment de flottement, les gens autour de nous s'écartèrent et firent cercle pour nous applaudir, avec de larges sourires. Je distinguai Patrick à quelques mètres ; il m'applaudissait avec chaleur, et paraissait de plus en plus ému.
« La science, l'art, la création, la beauté, l'amour... Le jeu, la tendresse, les rires... Que la vie, mes chers amis, est belle ! Qu'elle est merveilleuse, et que nous souhaiterions la voir durer éternellement !... Cela, mes chers amis, sera possible, sera très bientôt possible... La promesse a été faite, et elle sera tenue. »
Sur ces derniers mots d'une tendresse anagogique il se tut, marqua un temps de silence avant d'entonner à
nouveau le chant d'accueil aux Élohim. Cette fois l'assistance entière reprit avec force, en frappant lentement dans ses mains ; Vincent, à mes côtés, chantait à tue-tête, et j'étais moi-même à deux doigts de ressentir une authentique émotion collective.
Le jeûne prenait fin à vingt-deux heures, de grandes tables avaient été dressées sous les étoiles. Nous étions invités à nous placer au hasard, sans tenir compte de nos relations et amitiés habituelles, chose d'autant plus facile que l'obscurité était quasi totale. Le prophète s'installa à une table en hauteur, sur une estrade, et tous baissèrent la tête cependant qu'il prononçait quelques paroles sur la diversité des goûts et des saveurs, sur cette autre source de plaisirs que la journée de jeûne allait nous permettre d'apprécier encore davantage ; il mentionna aussi la nécessité de mâcher lentement. Puis, changeant de sujet, il nous invita à nous concentrer sur la merveilleuse personne humaine que nous allions trouver en face de nous, sur toutes ces merveilleuses personnes humaines, dans la splendeur de leurs individualités magnifiquement développées, dont la diversité, là aussi, nous promettait une variété inouïe de rencontres, de joies et de plaisirs.
Avec un léger sifflement, un léger retard, des lampes à gaz placées au coin des tables s'allumèrent. Je relevai les yeux : dans mon assiette, il y avait deux tomates ; devant moi, il y avait une jeune fille d'une vingtaine d'années, à la peau très blanche, au visage dont la pureté de lignes évoquait Botticelli ; ses longs cheveux épais et noirs descendaient en frisottant jusqu'à sa taille. Elle joua le jeu pendant quelques minutes, me sourit, me parla, essaya d'en savoir plus sur la
merveilleuse personne
humaine
que je pouvais être ; elle-même s'appelait Francesca, elle était italienne, plus précisément elle venait de l'Ombrie, mais faisait ses études à Milan ; elle connaissait l'enseignement élohimite depuis deux ans. Assez vite cependant, son petit ami, qui était assis à sa droite, intervint dans la conversation ; lui-même s'appelait Gianpaolo, il était acteur - enfin il jouait dans des publicités, parfois dans quelques téléfilms, il en était en somme à peu près au même stade qu'Esther. Lui aussi était très beau : des cheveux mi-longs, châtains avec des reflets dorés, et un visage qu'on devait certainement rencontrer chez des primitifs italiens dont le nom m'échappait pour le moment ; il était également assez costaud, ses biceps et ses pectoraux bronzés se dessinaient nettement sous son tee-shirt. À titre personnel il était bouddhiste, et n'était venu à ce stage que par curiosité - sa première impression, d'ailleurs, était bonne. Assez vite, ils se désintéressèrent de moi et entamèrent une conversation animée en italien. Non seulement ils formaient un couple splendide, mais ils semblaient sincèrement épris. Ils étaient encore au milieu de ce moment enchanteur où l'on découvre l'univers de l'autre, où l'on a besoin de pouvoir s'émerveiller de ce qui l'émerveille, s'amuser de ce qui l'amuse, partager ce qui le distrait, le réjouit, l'indigne. Elle le regardait avec ce tendre ravissement de celle qui se sait choisie par un homme, qui en éprouve de la joie, qui ne s'est pas encore tout à fait habituée à l'idée d'avoir un compagnon à ses côtés, un homme à son usage exclusif, et qui se dit que la vie va être bien douce.
Le repas fut aussi frugal que d'habitude : deux tomates, du taboulé, un morceau de fromage de chèvre ; mais une fois les tables desservies les douze fiancées s'avancèrent dans les allées, vêtues de longues tuniques blanches, porteuses d'amphores qui contenaient une liqueur sucrée à base de pomme. Une euphorie communicative, faite de multiples conversations entrecoupées, légères, gagnait les convives ; plusieurs chantonnaient à mi-voix. Patrick vint vers moi et s'accroupit à mes côtés, promit qu'on se reverrait souvent en Espagne, que nous allions devenir véritablement des amis, que je pourrais lui rendre visite au Luxembourg. Lorsque le prophète se leva pour prendre à nouveau la parole, il y eut dix minutes d'applaudissements enthousiastes ; sa silhouette argentée, sous les projecteurs, était nimbée d'un halo scintillant. Il nous invita à méditer sur la pluralité des mondes, à tourner nos pensées vers ces étoiles que nous pouvions voir, chacune entourée de planètes, à imaginer la diversité des formes de vie qui peuplaient ces planètes, les végétations étranges, les espèces animales dont nous ignorions tout, et les civilisations intelligentes, dont certaines, comme celle des Élohim, étaient beaucoup plus avancées que la nôtre et ne demandaient qu'à nous faire partager leur savoir, à
nous admettre parmi elles afin d'habiter l'univers en leur compagnie dans le plaisir, dans le renouvellement permanent et dans la joie. La vie, conclut-il, était en tous points merveilleuse, et il n'appartenait qu'à nous de faire en sorte que chaque instant soit digne d'être vécu. Lorsqu'il fut descendu de l'estrade tous se levèrent, une haie de disciples se forma sur son passage, agitant les bras vers le ciel en reprenant: « Eééé-looo-hiiiim !...»
en cadence ; certains riaient sans pouvoir s'arrêter, d'autres éclataient en sanglots. Arrivé à la hauteur de Fadiah le prophète s'arrêta, effleura légèrement ses seins. Elle eut un sursaut joyeux, poussa une espèce de : « Yeeep !... »
Ils repartirent ensemble, fendant la foule des disciples qui chantaient et applaudissaient à tout rompre. « C'est la troisième fois ! La troisième fois qu'elle est distinguée !... » me souffla Patrick avec fierté. Il m'apprit alors qu'en plus de ses douze fiancées, il arrivait que le prophète accorde à une disciple ordinaire l'honneur de passer une nuit en sa compagnie. L'excitation se calmait peu à peu, les adeptes revenaient vers leurs tentes. Patrick essuya les verres de ses lunettes, qui étaient embués de larmes, puis m'entoura les épaules d'un bras, tournant son regard vers le ciel. C'était une nuit exceptionnelle, me dit-il ; il sentait encore mieux que d'habitude les ondes venues des étoiles, les ondes pleines de l'amour que nous portaient les Élohim ; c'était par une nuit semblable, il en était convaincu, qu'ils reviendraient parmi nous. Je ne savais pas trop quoi lui répondre. Non seulement je n'avais jamais adhéré à une croyance religieuse, mais je n'en avais même jamais envisagé la possibilité. Pour moi, les choses étaient exactement ce qu'elles paraissaient être : l'homme était une espèce animale, issue d'autres espèces animales par un processus d'évolution tortueux et pénible ; il était composé de matière configurée en organes, et après sa mort ces organes se décomposaient, se transformaient en molécules plus simples ; il ne subsistait plus aucune trace d'activité cérébrale, de pensée, ni évidemment quoi que ce soit qui puisse être assimilé à un
esprit
ou à une
âme.
Mon athéisme était si monolithique, si radical que je n'avais même jamais réussi à prendre ces sujets totalement au sérieux. Durant mes années de lycée, lorsque je discutais avec un chrétien, un musulman ou un juif, j'avais toujours eu la sensation que leur croyance était à prendre en quelque sorte
au second degré
; qu'ils ne croyaient évidemment pas, directement et au sens propre, à la réalité des dogmes proposés, mais qu'il s'agissait d'un signe de reconnaissance, d'une sorte de mot de passe leur permettant l'accès à la communauté des croyants - un peu comme aurait pu le faire la grunge music, ou
Doom Generation
pour les amateurs de ce jeu. Le sérieux pesant qu'ils apportaient parfois à débattre entre des positions théologiques également absurdes semblait aller à l'encontre de cette hypothèse ; mais il en allait de même, au fond, pour les véritables amateurs d'un jeu : pour un joueur d'échecs, ou un participant réellement immergé dans un jeu de rôles, l'espace fictif du jeu est une chose en tous points sérieuse et réelle, on peut même dire que rien d'autre n'existe pour lui, pendant la durée du jeu tout du moins. Cette agaçante énigme représentée par les croyants se reposait donc à moi, pratiquement dans les mêmes termes, pour les élohimites. Le dilemme était bien sûr dans certains cas facile à trancher. Savant, par exemple, ne pouvait évidemment pas prendre au sérieux ces fariboles, et il avait de très bonnes raisons de rester dans la secte : compte tenu du caractère hétérodoxe de ses recherches, jamais il n'aurait pu obtenir ailleurs des crédits aussi importants, un laboratoire aux équipements aussi modernes. Les autres dirigeants - Flic, Humoriste, et bien entendu le prophète - tiraient eux aussi un bénéfice matériel de leur appartenance. Le cas de Patrick était plus curieux. Certes, la secte élohimite lui avait permis de trouver une amante à l'érotisme explosif, et probablement aussi
chaude
qu'elle paraissait l'être - ce qui n'aurait rien eu d'évident en dehors : la vie sexuelle des banquiers et des dirigeants d'entreprise, malgré tout leur argent, est en général absolument misérable, ils doivent se contenter de brefs rendez-vous payés à prix d'or avec des
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qui les méprisent et ne manquent jamais de leur faire sentir le dégoût physique qu'ils leur inspirent. Il reste que Patrick semblait manifester une foi réelle, une espérance non feinte dans l'éternité de délices que laissait entrevoir le prophète ; chez un homme au comportement empreint par ailleurs d'une si grande rationalité bourgeoise, c'était troublant.