« Harley de Dude was right...
dit pensivement le prophète.
Life is basically a conservative option...
» Je me demandai quelque temps à qui il s'adressait, avant de me rendre compte que c'était à moi. Il se reprit, continua en français : «Tu vois, Daniel, me dit-il avec une tristesse non feinte, surprenante chez lui, le seul projet de l'humanité c'est de se reproduire, de continuer l'espèce. Cet objectif a beau être de toute évidence insignifiant, elle le poursuit avec un acharnement effroyable. Les hommes ont beau être malheureux, atrocement malheureux, ils s'opposent de toutes leurs forces à ce qui pourrait changer leur sort ; ils veulent des enfants, et des enfants semblables à eux, afin de creuser leur propre tombe et de perpétuer les conditions du malheur. Lorsqu'on leur propose d'accomplir une mutation, d'avancer sur un autre chemin, il faut s'attendre à des réactions de rejet féroces. Je n'ai aucune illusion sur les années à venir : au fur et à mesure que nous nous approcherons des conditions de réalisation technique du projet, les oppositions se feront de plus en plus vives ; et l'ensemble du pouvoir intellectuel est détenu par les partisans du
statu quo.
Le combat sera difficile, extrêmement difficile... » II soupira, finit son verre de vin, sembla plonger dans une méditation personnelle, à moins simplement qu'il ne lutte contre l'apathie ; Vincent le fixait avec une attention démesurée en cet instant où son humeur oscillait entre le découragement et l'insouciance, entre un tropisme de mort et les soubresauts de la vie ; il ressemblait de plus en plus à un vieux singe fatigué. Au bout de deux à trois minutes il se redressa sur son siège, promena sur l'assistance un regard plus vif ; ce fut seulement à cet instant, je pense, qu'il remarqua la beauté de Francesca. Il fit signe à l'une des filles qui servaient, la Japonaise, lui dit quelques mots à
l'oreille ; celle-ci s'approcha de l'Italienne, lui transmit le message. Francesca se leva d'un bond, ravie, sans même consulter son compagnon du regard, et vint s'asseoir à
la gauche du prophète.
Gianpaolo se redressa, le visage parfaitement immobile ; je détournai la tête, aperçus malgré moi le prophète qui passait une main dans les cheveux de la jeune fille ; son visage était plein d'un ravissement enfantin, sénile, émouvant si l'on veut. Je baissai les yeux sur mon assiette, mais au bout de trente secondes je me lassai de la contemplation de mes morceaux de fromage et risquai un coup d'oeil sur le côté : Vincent continuait à fixer le prophète sans vergogne, avec même une certaine jubilation me semblait-il ; celui-ci tenait maintenant la jeune fille par le cou, elle avait posé la tête sur son épaule. Au moment où il introduisait une main dans son corsage, je jetai malgré moi un regard à Gianpaolo : il s'était redressé un peu plus sur son siège, je pouvais voir la fureur briller sur son visage, et je n'étais pas le seul, toutes les conversations s'étaient tues ; puis, vaincu, il se rassit lentement, se tassa sur lui-même, baissa la tête. Peu à
peu les conversations reprirent, d'abord à voix basse puis normalement. Le prophète quitta la table en compagnie de Francesca avant même l'arrivée des desserts. Le lendemain je croisai la jeune fille à la sortie de la conférence du matin, elle était en train de parler à une amie italienne. Je ralentis en arrivant à sa hauteur, je l'entendis dire :
« Communicare... »
Son visage était épanoui, serein, elle avait l'air heureuse. Le stage en lui-même avait pris son rythme de croisière : j'avais décidé d'assister aux conférences du matin, mais de me dispenser des ateliers de l'après-midi. Je rejoignis les autres pour la méditation du soir, immédiatement avant le repas. Je remarquai que Francesca était de nouveau aux côtés du prophète, et qu'ils repartaient ensemble après le dîner ; par contre, je n'avais pas vu Gianpaolo de la journée.
Une sorte de bar à infusions avait été installé à l'entrée de l'une des grottes. Je croisai Flic et Humoriste attablés devant un tilleul. Flic parlait avec animation, scandant son discours de gestes énergiques, il abordait un sujet qui lui tenait visiblement à cœur. Humoriste ne répondait rien ; l'air soucieux, il dodelinait de la tête en attendant que la virulence de l'autre s'estompe. Je me dirigeai vers l'élohimite préposé aux bouilloires ; je ne savais pas quoi prendre, j'ai toujours détesté les infusions. En désespoir de cause j'optai pour un chocolat chaud : le prophète tolérait le cacao, à condition qu'il soit fortement dégraissé -probablement en hommage à Nietzsche, dont il admirait la pensée. Lorsque je repassai près de leur table, les deux dirigeants se taisaient ; Flic jetait un regard sévère sur la salle. Il me fit un signe vif pour m'inviter à les rejoindre, apparemment redynamisé par la perspective d'un nouvel interlocuteur.
« Ce que je disais à Gérard, reprit-il (hé oui, même ce pauvre être déshérité avait un prénom, il avait certainement eu une famille, peut-être des parents aimants qui le faisaient sauter sur leurs genoux, c'était trop difficile la vie vraiment, si je continuais à penser à ce genre de choses je finirais par me flinguer ça ne faisait aucun doute), ce que je disais à Gérard c'est qu'à mon avis nous communiquons beaucoup trop sur l'aspect scientifique de nos enseignements. Il y a tout un courant New Age, écologiste, qui est effrayé par les technologies intrusives parce qu'il voit d'un mauvais œil la domination de l'homme sur la nature. Ce sont des gens qui rejettent avec force la tradition chrétienne, qui sont souvent proches du paganisme ou du bouddhisme ; nous pourrions y avoir des sympathisants potentiels.
- D'un autre côté, fit astucieusement Gérard, on récupère les techno-freaks.
- Oui... répondit Flic, dubitatif. Il y en a surtout en Californie, je t'assure qu'en Europe je n'en vois pas beaucoup. » II se tourna de nouveau vers moi : « Qu'estce que tu en penses ? »
Je n'avais pas vraiment d'opinion, il me semblait qu'à
long terme les partisans de la technologie génétique deviendraient plus nombreux que ses opposants ; j'étais surpris, surtout, qu'ils me prennent une fois de plus à
témoin de leurs contradictions internes. Je ne m'en étais pas encore rendu compte, mais en tant qu'homme de spectacle ils me créditaient d'une sorte de compréhension intuitive des courants de pensée, des mouvements qui traversent l'opinion publique ; je ne voyais aucune raison de les détromper, et après avoir prononcé quelques banalités qu'ils écoutèrent avec respect je quittai la table avec un sourire, prétextant un état de fatigue je me glissai souplement hors de la grotte et marchai en direction du village de tentes : j'avais envie de voir les adeptes de base d'un peu plus près.
II était encore tôt, personne n'était couché ; la plupart étaient assis en tailleur, généralement seuls, plus rarement en couple, devant leurs tentes. Beaucoup étaient nus (sans être obligatoire, le naturisme était largement pratiqué
chez les élohimites ; nos créateurs les Élohim, qui avaient acquis une maîtrise parfaite du climat sur leur planète d'origine, allaient du reste nus, comme il convient à tout être libre et fier, ayant rejeté la culpabilité et la honte ; ainsi que l'enseignait le prophète, les traces du péché
d'Adam avaient disparu, nous vivions maintenant sous la loi nouvelle du véritable amour). Dans l'ensemble ils ne faisaient rien, ou peut-être est-ce qu'ils méditaient à
leur manière - beaucoup avaient les paumes ouvertes, et le regard tourné vers les étoiles. Les tentes, fournies par l'organisation, affectaient la forme d'un tipi, mais la toile, blanche et légèrement brillante, était très moderne, du genre « nouveaux matériaux issus de la recherche spatiale ». Enfin c'était une espèce de tribu, de tribu indienne high-tech, je crois qu'ils avaient tous Internet, le prophète insistait beaucoup là-dessus, c'était indispensable pour qu'il puisse leur communiquer instantanément ses directives. Ils devaient avoir je suppose d'intenses relations sociales par Internet interposé, mais ce qui était frappant à les voir réunis c'était plutôt l'isolement et le silence ; chacun restait devant sa tente, sans parler, sans aller vers ses voisins, ils étaient à quelques mètres les uns des autres mais semblaient ignorer jusqu'à
leur existence respective. Je savais que la plupart n'avaient pas d'enfants, ni d'animaux domestiques (ce n'était pas interdit, mais quand même fortement déconseillé ; il s'agissait avant tout de créer une nouvelle espèce, et la reproduction des espèces existantes était considérée comme une option désuète, conservatrice, preuve d'un tempérament frileux, qui n'indiquait pas en tout cas une foi très grande ; il paraissait peu vraisemblable qu'un père de famille s'élevât très haut dans l'organisation). Je traversai toutes les allées, passai devant plusieurs centaines de tentes sans que personne m'adresse la parole ; ils se contentaient d'un signe de tête, d'un sourire discret. Je me dis d'abord qu'ils étaient peut-être un peu intimidés : j'étais un VIP, j'avais le privilège d'un accès direct à la conversation du prophète ; mais je me rendis très vite compte que lorsqu'ils se croisaient dans une allée leur comportement était exactement identique : un sourire, un signe de tête, pas plus. Je continuai après la sortie du village, marchai pendant quelques centaines de mètres sur la piste caillouteuse avant de m'arrêter. C'était une nuit de pleine lune, on distinguait parfaitement les graviers, les blocs de lave ; loin vers l'Est, j'apercevais la faible luminosité des barrières métalliques qui ceinturaient le domaine ; j'étais au milieu de rien, la température était douce et j'aurais aimé parvenir à une conclusion quelconque.
Je dus rester ainsi longtemps, dans un état de grand vide mental, parce qu'à mon retour le campement était silencieux ; tout le monde, apparemment, dormait. Je consultai ma montre : il était un peu plus de trois heures. La cellule de Savant était encore éclairée ; il était à sa table de travail, mais entendit mon pas et me fit signe d'entrer. L'aménagement intérieur était moins austère que je ne l'aurais imaginé : il y avait un divan avec d'assez jolis coussins de soie, des tapis aux motifs abstraits recouvraient le sol rocheux ; il me proposa un verre de the.
« Tu as dû te rendre compte qu'il y avait certaines tensions au sein de l'équipe dirigeante... » dit-il avant de marquer un temps de silence. Décidément, à leurs yeux, j'étais un
pion lourd
; je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'ils s'exagéraient mon importance. Il est vrai que je pouvais raconter n'importe quoi, il y aurait toujours des médias pour recueillir mes propos ; mais de là à ce que les gens m'écoutent, et modifient leur point de vue, il y avait une marge : tout le monde s'était habitué à ce que
les personnalités
s'expriment dans les médias sur les sujets les plus variés, pour tenir des propos en général prévisibles, et plus personne n'y prêtait une réelle attention, en somme le système spectaculaire, contraint de produire un consensus écœurant, s'était depuis longtemps effondré sous le poids de sa propre insignifiance. Je ne fis rien pour le détromper, pourtant ; j'acquiesçai avec cette attitude de neutralité
bienveillante qui m'avait déjà tant servi dans la vie, qui m'avait permis de recueillir tant de confidences intimes, dans tant de milieux, que je réutilisais ensuite, grossièrement déformées, méconnaissables, dans mes sketches.
« Je ne suis pas réellement inquiet, le prophète me fait confiance... poursuivit-il. Mais notre image dans les médias est catastrophique. Nous passons pour des hurluberlus, alors qu'aucun laboratoire dans le monde, à
l'heure actuelle, ne serait en mesure de produire des résultats équivalents aux nôtres...» Il balaya la pièce d'un geste de la main comme si tous les objets présents, les ouvrages de biochimie en anglais d'Elzevier Publications, les DVD de données alignés au-dessus de son bureau, l'écran d'ordinateur allumé étaient là pour témoigner du sérieux de ses recherches. « J'ai brisé ma carrière en venant ici, poursuivit-il avec amertume, je n'ai plus accès aux publications de référence...» La société est un feuilletage, et je n'avais jamais introduit de scientifiques dans mes sketches ; il s'agissait à mon avis d'un feuillet spécifique, mû par des ambitions et des critères d'évaluation intransposables au commun des mortels, ils n'avaient en résumé
rien d'un sujet
grand public
; j'écoutai cependant, comme j'écoutais tout le monde, mû par une ancienne habitude
- j'étais une sorte de vieil espion de l'humanité, un espion à la retraite, mais ça pouvait aller, j'avais encore de bons réflexes, il me semble même que je hochai la tête pour l'inciter à poursuivre, mais j'écoutai en quelque sorte sans entendre, ses paroles s'échappaient au fur et à mesure de mon cerveau, j'avais établi involontairement comme une fonction de filtre. J'étais pourtant conscient que Miskiewicz était un homme important, peut-être un des hommes les plus importants de l'histoire humaine, il allait modifier son destin au niveau biologique le plus profond, il disposait du savoir-faire et des procédures, mais peutêtre est-ce que c'est moi qui ne m'intéressais plus beaucoup à l'histoire humaine, j'étais moi aussi un vieil homme fatigué, et là, au moment où il parlait et me louait la rigueur de ses protocoles expérimentaux, le sérieux qu'il apportait à l'établissement et à la validation de ses propositions contrafactuelles, je fus soudain saisi par l'envie d'Esther, de son joli vagin souple, je repensai aux petits mouvements de son vagin se refermant sur ma queue, je prétendis avoir sommeil et à peine sorti de la caverne de Savant je composai le numéro de son portable mais il n'y avait personne, rien que son répondeur, et je n'avais pas tellement envie de me branler, la production des spermatozoïdes se faisait plus lentement à mon âge, le temps de latence s'allongeait, les propositions de la vie se feraient de plus en plus rares avant de disparaître tout à fait ; bien entendu j'étais partisan de l'immortalité, bien entendu les recherches de Miskiewicz constituaient un espoir, le seul espoir en fait, mais ce ne serait pas pour moi, ni pour personne de ma génération, à ce propos je ne nourrissais aucune illusion ; l'optimisme qu'il affichait en parlant d'un succès proche n'était d'ailleurs probablement pas un mensonge mais une fiction nécessaire, nécessaire non seulement aux élohimites qui finançaient ses projets mais surtout à lui-même, aucun projet humain n'apu être élaboré sans l'espoir d'un accomplissement dans un délai raisonnable, et plus précisément dans un délai maximal constitué par la durée de vie prévisible du concepteur du projet, jamais l'humanité