La Possibilité d'une île (27 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

BOOK: La Possibilité d'une île
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n'a fonctionné dans un esprit d'équipe étendu à l'ensemble des générations, alors que c'est pourtant ça qui se produit au bout du compte : on travaille on meurt et les générations futures en profitent à moins qu'elles ne préfèrent détruire votre œuvre, mais cette pensée n'a jamais été formulée par aucun de ceux qui se sont attachés à un projet quelconque, ils ont préféré l'ignorer car sinon ils auraient simplement cessé d'agir, ils se seraient simplement couchés pour attendre la mort. C'est ainsi que Savant, si moderne soit-il sur le plan intellectuel, était encore un romantique à mes yeux, sa vie était guidée par d'anciennes illusions, et maintenant je me demandais ce que pouvait faire Esther, si son petit vagin souple se contractait sur d'autres queues, et je commençais à avoir sérieusement envie de m'arracher un ou deux organes, heureusement j'avais pris une dizaine de boîtes de Rohypnol, j'avais prévu large et je dormis un peu plus de quinze heures. À mon réveil le soleil était bas dans le ciel, et j'eus tout de suite la sensation qu'il se passait quelque chose d'étrange. Le temps était à l'orage mais je savais qu'il n'éclaterait pas, il n'éclatait jamais, la pluviosité dans l'île était pratiquement nulle. Une lumière faible et jaune baignait le village des adeptes ; l'ouverture de quelques tentes était faiblement agitée par le vent, mais à part ça le campement était désert, personne ne circulait dans les allées. En l'absence d'activité humaine, le silence était total. En gravissant la colline je passai devant les chambres de Vincent, de Savant et de Flic, toujours sans rencontrer personne. La résidence du prophète était grande ouverte, c'était la première fois depuis mon arrivée qu'il n'y avait pas de gardes à l'entrée. Malgré moi, en entrant dans la première salle, j'étouffai le bruit de mes pas. En traversant le couloir qui menait à ses appartements privés j'entendis des voix étouffées, le bruit d'un meuble qu'on traînait sur le sol, et quelque chose qui ressemblait à un sanglot. Toutes les lumières étaient allumées dans la grande salle où le prophète m'avait reçu le jour de mon arrivée, mais là non plus il n'y avait personne. Je fis le tour, poussai une porte qui conduisait à l'office, rebroussai chemin. Sur le côté droit, près de la piscine, une porte ouvrait sur un couloir ; les sons de voix me paraissaient venir de cette direction. J'avançai avec précaution et au détour d'un second couloir je tombai sur Gérard, debout dans l'encadrement de la porte donnant dans la chambre du prophète. L'humoriste était dans un triste état : son visage était encore plus blafard que d'habitude, creusé

de cernes profonds, il donnait l'impression de n'avoir pas dormi de la nuit. « II s'est passé... il s'est passé... »

Sa voix était faible et tremblante, presque inaudible. « II s'est passé une chose terrible... » finit-il par articuler. Flic le rejoignit et se campa devant moi, le visage furieux, me jaugeant du regard. L'humoriste émit une sorte de bêlement plaintif. « Bon, au point où on en est, il n'y a qu'à le laisser entrer... » grogna Flic.

L'intérieur de la chambre du prophète était occupé

par un immense lit rond, de trois mètres de diamètre, recouvert de satin rosé ; des poufs de satin rosé étaient disposés ça et là dans la pièce, dont les murs étaient recouverts de miroirs sur trois côtés ; le quatrième était constitué par une grande baie vitrée qui donnait sur la plaine caillouteuse et au-delà sur les premiers volcans, légèrement menaçants dans la lumière d'orage. La baie vitrée avait volé en éclats et le cadavre du prophète reposait au milieu du lit, nu, la gorge tranchée. Il avait perdu énormément de sang, la carotide avait été proprement sectionnée. Savant faisait nerveusement les cent pas d'un bout à l'autre de la pièce. Vincent, assis sur un pouf, paraissait un peu absent, c'est à peine s'il leva la tête en m'entendant approcher. Une jeune fille aux longs cheveux noirs, dans laquelle je reconnus Francesca, était prostrée dans un coin de la pièce, vêtue d'une chemise de nuit blanche maculée de sang.

« C'est l'Italien... » dit sèchement Flic.

C'était la première fois que j'avais l'occasion de voir un cadavre, et je n'étais pas tellement impressionné ; je n'étais pas tellement surpris non plus. Lors du dîner de l'avant-veille, où le prophète avait jeté son dévolu sur l'Italienne, j'avais eu l'impression l'espace de quelques secondes, en voyant l'expression de son compagnon, que cette fois il allait trop loin, que ça n'allait pas se passer aussi facilement que d'habitude ; et puis finalement Gianpaolo avait paru se soumettre, je m'étais dit qu'il allait s'écraser, comme les autres ; manifestement, je m'étais trompé. Je m'approchai avec curiosité de la baie vitrée : la pente était très raide, presque à pic ; on distinguait ça et là quelques prises, et la roche était bonne, pas du tout délitée ni friable, mais c'était quand même une escalade impressionnante. « Oui... commenta sombrement Flic en s'approchant de moi, il devait en avoir gros sur le cœur... » Puis il continua à arpenter la pièce en prenant soin de rester à distance de Savant, qui marchait de l'autre côté du lit. Humoriste restait figé près de la porte, ouvrant et refermant machinalement les mains, l'air totalement hagard, au bord de la panique. Je pris alors conscience pour la première fois que malgré le parti pris hédoniste et libertin affiché par la secte aucun des proches compagnons du prophète n'avait de vie sexuelle : dans le cas d'Humoriste et de Savant, c'était évident - l'un par incapacité, l'autre par absence de motivation. Flic, de son côté, était marié avec une femme de son âge, la cinquantaine bien avancée, autant dire que ça ne devait pas être la
frénésie des sens
tous les jours ; et il ne profitait nullement de sa position élevée dans l'organisation pour séduire déjeunes adeptes. Les adeptes eux-mêmes, comme je l'avais remarqué avec une surprise croissante, étaient au mieux monogames, et dans la plupart des cas zérogames - à l'exception des jeunes et jolies adeptes lorsque le prophète les invitait à partager son intimité pour une nuit. En somme, le prophète s'était comporté au sein de sa propre secte comme un mâle dominant absolu, et il avait réussi à

briser toute virilité chez ses compagnons : non seulement ceux-ci n'avaient plus de vie sexuelle, mais ils ne cherchaient même plus à
en
avoir, ils s'interdisaient tout comportement d'approche des femelles et avaient intégré l'idée que la sexualité était une prérogative du prophète ; je compris alors pourquoi celui-ci se livrait, dans ses conférences, à un éloge redondant des valeurs féminines et à

des charges impitoyables contre le machisme : son objectif était, tout simplement, de castrer ses auditeurs. De fait, chez la plupart des singes, la production de testostérone des mâles dominés diminue et finit par se tarir. Le ciel s'éclaircissait peu à peu, les nuages se dispersaient ; une clarté sans espoir allait bientôt illuminer la plaine avant la tombée de la nuit. Nous étions à proximité

immédiate du tropique du Cancer - nous y étions
grosso
merdo,
comme l'aurait dit Humoriste lorsqu'il était encore en état de produire ses saillies. « Ça n'a
au-trou-
du-cune
importance, j'ai
l'ha-bite-rude
de prendre des céréales au petit déjeuner... », voilà les bons mots par lesquels il s'essayait d'ordinaire à égayer notre quotidien. Qu'est-ce qu'il allait devenir, ce pauvre petit bonhomme, maintenant que Singe numéro 1 n'était plus ? Il jetait des regards effarés sur Flic et Savant, respectivement Singe numéro 2 et Singe numéro 3, qui continuaient à marcher de long en large dans la pièce, commençant à se mesurer du regard. Lorsque le mâle dominant est mis hors d'état d'exercer son pouvoir, la sécrétion de testostérone reprend, chez la plupart des singes. Flic pouvait compter sur la fidélité de la fraction militaire de l'organisation c'est lui qui avait recruté l'ensemble des gardes, qui les avait formés, ils n'obéissaient qu'à ses ordres, de son vivant le prophète se reposait entièrement sur lui pour ces questions. D'un autre côté, les laborantins et l'ensemble des techniciens responsables du projet génétique n'avaient affaire qu'à Savant, et à lui seul. On avait somme toute affaire à un conflit classique entre la force brute et l'intelligence, entre une manifestation basique de la testostérone et une autre plus intellectualisée. Je sentis de toute façon que ça n'allait pas être bref, et je m'assis sur un pouf à proximité de Vincent. Celui-ci parut reprendre conscience de ma présence, émit un vague sourire et replongea dans sa rêverie.

Il s'ensuivit à peu près quinze minutes de silence ; Savant et Flic continuaient à arpenter la pièce, la moquette étouffait le bruit de leurs pas. Je me sentais, compte tenu des circonstances, assez calme ; j'étais conscient que ni moi ni Vincent n'avions, dans l'immédiat, de rôle à jouer. Nous étions dans l'histoire des singes secondaires, des singes honorifiques ; la nuit tombait, le vent s'infiltrait dans la pièce - l'Italien avait littéralement explosé la baie vitrée. Tout à coup Humoriste sortit de la poche de son blouson de toile un appareil photo numérique - un Sony DSCF-101 à trois millions de pixels, je reconnaissais le modèle, j'avais eu le même avant d'opter pour un Minolta Dimage A2, qui disposait de huit millions de pixels, d'une visée bridge semi-reflex, et se montrait plus sensible dans les basses lumières. Flic et Savant s'immobilisèrent, bouche bée, en considérant le pauvre pantin qui zigzaguait dans la pièce en prenant cliché sur cliché.

« Ça va, Gérard ? » demanda Flic. À mon avis non, ça n'avait pas l'air d'aller, il déclenchait machinalement, sans même viser, et au moment où il s'approchait de la fenêtre j'eus nettement l'impression qu'il allait sauter.

« Ça suffit ! » hurla Flic. L'humoriste s'immobilisa, ses mains tremblaient tellement qu'il laissa tomber son appareil. Toujours prostrée dans son coin, Francesca émit un reniflement bref. Savant s'immobilisa à son tour, fit face à Flic, le regarda droit dans les yeux.

« Maintenant, il faut prendre une décision... dit-il d'un ton neutre.

- On vaprévenir la police, c'est la seuledécisionàprendre.

- Si on prévient la police, c'est la fin de l'organisation. On ne pourra pas survivre au scandale, et tu le sais.

- Tu as une autre idée ? »

Un nouveau temps de silence s'ensuivit, nettement plus tendu : l'affrontement s'était déclenché, et je sentais cette fois qu'il irait à son terme ; j'avais même l'intuition assez nette que j'allais assister à une seconde mort violente. La disparition du leader charismatique est toujours un moment extrêmement difficile à gérer, dans un mouvement de type religieux ; lorsque celui-ci n'a pas pris la peine de désigner sans ambiguïté son successeur, on aboutit presque inévitablement à un schisme.

« II pensait à la mort... intervint Gérard d'une petite voix tremblante, presque enfantine. Il m'en parlait de plus en plus souvent ; il n'aurait pas voulu que l'organisation disparaisse, ça l'inquiétait beaucoup que tout se disperse après lui. Nous devons faire quelque chose, nous devons réussir à nous entendre... »

Flic fronça les sourcils en tournant vaguement la tête vers lui, comme on réagit à un bruit importun ; rendu à la conscience de sa parfaite insignifiance, Gérard se rassit sur un pouf à côté de nous, baissa la tête et posa calmement les mains sur ses genoux.

« Je te rappelle, reprit calmement Savant en regardant Flic droit dans les yeux, que pour nous la mort n'est pas définitive, c'est même le premier de nos dogmes. Nous disposons du code génétique du prophète, il suffit d'attendre que le procédé soit au point...

- Tu crois qu'on va attendre vingt ans que ton truc marche ?... » rétorqua Flic avec violence, sans même plus chercher à dissimuler son hostilité.

Savant frémit sous l'outrage, mais répondit calmement :

« Ça fait deux mille ans que les chrétiens attendent...

- Peut-être, mais entre temps il a fallu organiser l'Église, et ça, c'est moi qui suis le mieux à même de le faire. Lorsqu'il a fallu désigner un disciple pour lui succéder, c'est Pierre que le Christ a choisi : ce n'était pas le plus brillant, le plus intellectuel ni le plus mystique, mais c'était le meilleur organisateur.

- Si je quitte le projet, tu n'auras personne à mettre à ma place ; et, dans ce cas, tout espoir de résurrection s'évanouit. Je ne pense pas que tu puisses tenir très longtemps dans ces conditions... »

Le silence se fit à nouveau, de plus en plus pesant ; je n'avais pas l'impression qu'ils parviendraient à s'entendre, les choses étaient allées trop loin entre eux, depuis trop longtemps ; dans l'obscurité quasi totale, je vis Flic serrer les poings. C'est à ce moment que Vincent intervint.

« Je peux prendre la place du prophète... » dit-il d'une voix légère, presque joyeuse. Les deux autres sursautèrent, Flic bondit vers le commutateur pour allumer et se précipita sur Vincent pour le secouer : « Qu'est-ce que tu racontes ? Qu'est-ce que tu racontes ?... » lui hurlaitil en plein visage. Vincent se laissa faire, attendit que l'autre le lâche avant d'ajouter, d'une voix toujours aussi enjouée : « Après tout, je suis son fils... »

Le premier moment de stupéfaction passé, ce fut Gérard qui intervint, d'une voix plaintive :

« C'est possible... C'est tout à fait possible... Je sais que le prophète a eu un fils, il y a trente-cinq ans, tout de suite après les débuts de l'Église, et qu'il lui rendait visite de temps à autre - mais il n'en parlait jamais, même à moi. Il l'a eu avec une des premières adeptes, mais elle s'est suicidée peu de temps après la naissance.

- C'est vrai... dit calmement Vincent, et il n'y avait dans sa voix que l'écho d'une tristesse très lointaine. Ma mère n'a pas supporté ses infidélités continuelles, ni les jeux sexuels à plusieurs qu'il lui imposait. Elle avait coupé

les ponts avec ses parents - c'étaient des bourgeois protestants, alsaciens, d'une famille très stricte, ils ne lui avaient jamais pardonné d'être devenue élohimite, à la fin elle n'avait vraiment plus de contact avec personne. J'ai été

élevé par mes grands-parents paternels, les parents du prophète ; pendant les premières années je ne l'ai pratiquement pas vu, il ne s'intéressait pas aux enfants jeunes. Et puis, après que j'ai eu quinze ans, il m'a rendu des visites de plus en plus fréquentes : il discutait avec moi, voulait savoir ce que je comptais faire dans la vie, finalement il m'a invité à rentrer dans la secte. Il m'a fallu une quinzaine d'années pour m'y décider. Ces derniers temps, nous avions des rapports, disons... un peu plus calmes. »

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