Elle se figea soudain, un doigt sur
les lèvres, lui intimant silence. Elle avait perçu comme un petit bruit,
quelque part dans la chambre de l’hôtel Beau Rivage.
Ils vérifièrent les écrans de
contrôle. Rien. Et pourtant, Laetitia Wells était certaine que l’assassin était
là. Le détecteur de mouvement confirma en se mettant à clignoter.
— L’assassin est là,
chuchota-t-elle.
Yeux braqués sur un écran de
contrôle, le commissaire s’écria :
— Oui. Je le vois. C’est une
fourmi toute seule. Elle escalade le lit !
Laetitia se jeta sur la chemise de
Méliès, la déboutonna rapidement, lui leva les bras, sortit un mouchoir et en
tamponna à plusieurs reprises les aisselles du policier.
— Qu’est-ce qui vous
prend ?
— Laissez-moi faire. Je pense
avoir compris comment opère notre tueuse.
Elle repoussa le mur en trompe-l’œil
et, avant que la fourmi n’ait atteint le haut du couvre-lit, elle frotta le
mannequin avec le mouchoir imprégné de la sueur des aisselles de Jacques
Méliès. Puis, rapidement, elle retourna se cacher près de lui.
— Mais…, commença-t-il.
— Taisez-vous et regardez.
La fourmi, sur le lit, s’approchait
du mannequin. Elle découpa un minuscule morceau carré dans le pyjama du
pseudo-professeur Takagumi. Elle disparut ensuite comme elle était entrée, par
la salle de bains.
— Je ne comprends pas, dit
Méliès. Cette fourmi n’a pas attaqué notre homme. Elle s’est contentée de
s’emparer d’un tout petit morceau d’étoffe.
— C’était pour l’odeur,
uniquement pour l’odeur, commissaire.
Comme elle semblait avoir pris la
conduite des opérations, il demanda :
— Et maintenant, qu’est-ce
qu’on fait ?
— On attend. L’assassin va
venir. Maintenant, j’en suis certaine.
Méliès était perplexe.
Elle le fixa de ce regard mauve qui
l’éblouissait tant et expliqua :
— Cette fourmi solitaire m’a
rappelé une histoire que m’avait contée mon père. En Afrique, il avait vécu
parmi la tribu des Baoulés. Cette peuplade avait trouvé un moyen assez étonnant
d’assassiner les gens. Quand quelqu’un voulait tuer en toute discrétion, il
s’emparait d’un lambeau de vêtement imprégné de la sueur de sa future victime.
Il le plaçait ensuite dans un sac où il avait déjà enfermé un serpent venimeux.
Il suspendait ensuite le tout au-dessus d’une marmite d’eau bouillante. La
douleur rendait le serpent enragé et il associait cette persécution à l’odeur
du tissu. Il ne restait plus qu’à lâcher le serpent dans le village. Dès qu’il
reniflait une odeur semblable à celle du morceau de vêtement, il mordait.
— Vous pensez donc que c’est
l’odeur de sa victime qui guide notre assassin ?
— Exactement. Après tout, ce
sont des odeurs que les fourmis tirent toutes leurs informations.
Méliès exulta :
— Ah ! Vous admettez enfin
que ce sont des fourmis qui tuent !
Elle le calma.
— Pour l’instant, personne n’a
été tué. Il n’y a pour seul délit qu’un pyjama légèrement lacéré.
Il réfléchit puis explosa :
— Mais vous avez donné mon
odeur à ce morceau de vêtement ! Maintenant, c’est moi qu’elles vont
vouloir tuer !
— Toujours froussard,
commissaire… Il suffit que vous vous laviez soigneusement sous les bras et que
vous vous aspergiez ensuite de déodorant. Auparavant, nous allons copieusement
badigeonner de votre sueur notre P
r
Takagumi.
Méliès n’était pas du tout rassuré.
Il introduisit un chewing-gum entre ses dents serrées.
— Mais elles m’ont déjà attaqué
une fois !
— … Et vous leur avez
échappé, il me semble. Heureusement que j’ai pensé à tout, j’ai apporté
l’instrument le mieux apte à vous détendre.
Elle sortit de son sac un petit
téléviseur portable.
Longue est la marche à travers le
désert de dunes. Les pas sont de plus en plus lourds. Une fine pellicule de
sable colle aux carapaces, assèche les labiales et fait crisser les
articulations chitineuses.
La poussière est partout sur les
cuirasses qui ne brillent plus.
Et la croisade avance, toujours
avance. Les abeilles n’ont plus de miel énergétique à offrir.
Les jabots sociaux sont vides. Les
puvilis des pattes craquent à chaque foulée comme des petits sacs de plâtre
friable.
Les croisées sont épuisées et voilà
qu’une nouvelle menace surgit. Un nuage de poussière s’élève à l’horizon,
grossit et se rapproche. Dans ce halo, on discerne mal quelles sont les légions
adverses.
À trois mille pas, on les distingue
mieux. C’est une armée termite qui se présente. Les soldats termites,
reconnaissables à leur tête en forme de poire, projettent de la glu où les
premiers rangs fourmis vont s’empêtrer.
Les abdomens myrmécéens lâchent
leurs salves d’acide corrosif. La cavalerie termite se clairseme mais les
fourmis ont tiré trop tard, la horde ennemie les déborde et perfore le centre
de la première défense fourmi.
Choc de mandibules.
Fracas de cuirasses.
La cavalerie légère myrmécéenne n’a
même pas le temps de se mouvoir qu’elle est déjà encerclée par les troupes
termites.
Feu !
lance 103
e
. Mais la deuxième ligne d’artillerie lourde
armée d’acide à 60 % n’ose pas tirer sur ce mélange de combattantes
fourmis et de termites. L’ordre n’est pas suivi. Les groupes improvisent selon
leur inspiration. Les deux flancs de l’armée croisée essaient de se dégager
pour prendre l’armée termite à revers, mais ils effectuent trop lentement leur
manœuvre.
La glu termite abat les abeilles qui
tentent de décoller. Comme les mouches, comme 24
e
et son cocon,
elles se cachent dans le sable.
103
e
est partout,
encourageant l’infanterie à se regrouper en carrés solides. Elle est fatiguée.
Je vieillis,
se dit-elle quand elle tire et manque sa cible.
Partout, les croisées reculent. Que
sont devenus les éblouissants vainqueurs de Doigts ? Que sont devenus les
conquérants de la Cité d’or abeille ?
Les fourmis mortes s’amoncellent.
Elles ne sont plus que mille deux cents qui pensent connaître bientôt le même
sort terrible.
Sont-elles perdues ?
Non, car 103
e
voit surgir
au loin un second nuage. Il s’agit d’amis, cette fois. « Grande
Corne » est revenu, entraînant dans son sillage la plus terrifiante des
armées volantes.
Ils passent bruyamment au-dessus des
orbites oculaires, et toutes les voient avec un sentiment mêlé d’admiration et
d’effroi. Ce sont de vrais démons sortis d’une apocalypse gothique. Ils
foncent, superbes, clinquants et cliquetant de toutes leurs articulations laquées.
Il y a là des minotaures typhées,
des neptunes, des hannetons et des gros lucanes cerfs-volants avec leurs cornes
en forme de pince.
C’est la fine fleur de ce qui se
fait de plus surprenant parmi les espèces de coléoptères qui a répondu à
l’appel de « Grande Corne ».
Monstres splendides, ils sont bardés
de piques, de lances, de cornes, de pointes, de plaques-boucliers, de griffes.
Leurs élytres sont coloriés comme des écussons, certains ont des visages béants
rose et noir dessinés sur leur dos, d’autres affichent des motifs plus
abstraits, taches rouges, orange, vertes ou bleu fluorescent.
Aucun forgeron ne saurait sculpter
de telles armures.
Leur casque leur donne des allures
de princes preux, issus d’un Moyen Age de légende.
Dirigée par « Grande
Corne », la vingtaine de coléoptères opère un mouvement tournant ;
ils s’alignent puis chargent dans les tas les plus compacts de soldats
termites.
Jamais 103
e
n’a vu
quelque chose d’aussi spectaculaire.
Stupéfaction dans les rangs
termites. Avec cette nouvelle armée, leur glu ne marche plus. Les projectiles
liquides glissent sur les grosses cuirasses martelées et leur retombent dessus.
Les termites commencent à battre en
retraite.
« Grande Corne » atterrit
près de 103
e
.
Monte !
Décollage.
Sous les pattes de sa monture, le
champ de bataille défile comme un tapis roulant effervescent.
103
e
prend la tête de son
armée pour partir à la poursuite des fuyards. Depuis son engin volant, elle
ajuste des tirs d’acide précis qui font mouche à chaque fois.
Feu !
hurle-t-elle de toute la puissance de ses antennes.
Feu !
Les fourmis tirent de l’acide en
courant.
Phéromone mémoire n°61
Thème : Stratégie militaire
Date de salivation : 44
e
jour de l’an 100 000 667
Toute stratégie militaire tend d’abord
à déséquilibrer l’adversaire.
D’instinct, ce dernier cherche à
compenser en exerçant sa force dans un sens inverse à la poussée.
À ce moment, au lieu de le
bloquer, il faut au contraire l’accompagner jusqu’à ce qu’il soit lui-même
emporté au loin par sa propre force.
Pendant un court instant,
l’adversaire est alors particulièrement vulnérable. C’est le moment de
l’achever. Cet instant passé, si l’on n’a pas su en profiter, tout sera à
recommencer et l’ennemi se montrera cette fois plus méfiant.
Feu !
Plusieurs vagues de silhouettes
noires courent entre la mitraille drue. Les carcasses des vaincus fument. Les
soldats s’enterrent pour éviter de se faire écharper. Des groupes se cachent
dans les dunes.
Fracas de grenades. Crépitements de
mitrailleuses. Au loin, des puits de pétrole en flammes dispersent une lourde
fumée noire où le soleil ne filtre plus.
— Éteignez ça. Ça suffit !
— Vous n’aimez pas les
actualités ? demanda Méliès en baissant le son du téléviseur où défilaient
les informations mondiales quotidiennes.
— Au bout d’un moment, la
sottise humaine, ça lasse, dit Laetitia. Toujours rien ?
— Toujours rien.
La jeune femme s’enveloppa dans une
couverture.
— Dans ce cas, je vais dormir
un peu. S’il se passe quelque chose, réveillez-moi, commissaire.
— Autant vous secouer tout de
suite. Un des détecteurs de mouvement vient de s’activer.
Ils scrutèrent les écrans.
— Il y a un mouvement dans la
pièce.
Un à un, ils allumèrent les
moniteurs vidéo mais ils ne virent rien.
— « Elles » sont là,
annonça Méliès.
— « Il » est là,
corrigea Laetitia. Il n’y a qu’un seul signal sur l’écran.
Méliès déboucha une bouteille d’eau
minérale. Se passa à tout hasard une autre compresse mouillée sous les bras et,
pour éviter tout risque, s’aspergea encore de parfum.
— Je sens encore la
sueur ? demanda-t-il.
— Vous embaumez le Bébé Cadum.
Ils ne voyaient toujours rien mais
ils entendaient maintenant comme un grattement sur le plancher.
Jacques Méliès brancha les
magnétoscopes des caméras vidéo qui truffaient la pièce.
— « Elles »
s’approchent du lit.
Face à la caméra disposée au ras du
tapis, apparut le museau d’une souris hirsute en quête de nourriture.
Ils éclatèrent de rire.
— Après tout, les fourmis ne sont
pas les seuls animaux à vivre parmi les hommes, s’exclama Laetitia. Cette fois,
je me couche pour de bon et ne me réveillez que si vous avez plus sérieux à me
montrer.
ÉNERGIE : Deux attitudes sont
possibles lorsque l’on monte sur un grand huit dans une fête foraine.
Un : s’asseoir dans le wagonnet
du fond et fermer les yeux Dans ce cas, l’amateur de sensations fortes éprouve
une peur immense. Il subit la vitesse et chaque fois qu’il entrouvre les
paupières, sa frayeur est décuplée.
La seconde attitude consiste à
choisir le premier rang du premier wagonnet, à ouvrir grands les yeux en
s’imaginant qu’on va voler et aller de plus en plus vite. Là, l’amateur ressent
une grisante impression de puissance. De même, si une musique de hard rock
surgit d’un haut-parleur alors qu’on ne s’y attendait pas, elle paraît
empreinte de violence et assourdissante. On la subit tant bien que mal
Pourtant, si on le désire, on peut non pas subir mais utiliser cette énergie
pour mieux l’absorber. L’auditeur est alors comme dopé et complètement survolté
par cette violence musicale.
Tout ce qui dégage de l’énergie
est dangereux quand on le subit et enrichissant si on le canalise à son propre
profit.