Les gens s’applaudirent eux-mêmes.
Mme Ramirez soupira, sourcils
froncés. L’animateur eut un geste secourable.
— Avec votre joker, vous avez
droit également à une ligne supplémentaire sur le tableau.
Il prit le feutre et nota :
1
11
21
1211
111221
312211
Puis il ajouta :
13112221
Gros plan sur le visage consterné de
M
me
Ramirez. Elle cligna des yeux. Marmonna des « un »,
des « deux », des « trois », comme s’il s’agissait de la
recette d’un gâteau quatre-quarts aux pruneaux. Bien respecter les proportions de
« trois » surtout. En revanche, ne pas lésiner sur les
« un ».
— Alors, madame Ramirez, ça va
mieux maintenant ?
Très concentrée, M
me
Ramirez ne répondit pas et bougonna un « mmmhhh » signifiant
« cette fois-ci je crois que je vais trouver ».
L’animateur respecta sa méditation.
— J’espère que vous aussi,
chers téléspectatrices et téléspectateurs, vous avez soigneusement noté notre
nouvelle ligne. Alors, à demain, si vous le voulez-bien !
Applaudissements. Générique de fin.
Tambours, trompettes et cris divers.
Caroline Nogard éteignit le poste.
Il lui semblait percevoir un petit bruit. Elle termina sa couture. C’était
parfait, on ne voyait plus la moindre trace de ce vilain petit trou. Elle
rangea son fil et ses ciseaux. À nouveau un bruit de papier froissé.
Cela provenait de la salle de bains.
Cela ne pouvait être une souris. Elle n’aurait pas produit ce genre de son en
courant sur le carrelage. Alors, un, plusieurs cambrioleurs ? Que
faisaient-ils dans la salle de bains ?
À tout hasard, elle alla chercher
dans la commode le petit revolver de calibre 6 mm que son père y avait
dissimulé en prévision de pareilles circonstances. Pour mieux surprendre le ou
les intrus, elle ralluma la télé, augmenta le volume du son et se dirigea à pas
de loup vers la salle de bains.
Un groupe de rappers braillait sa
révolte.
« Vos maisons, vos boutiques,
tout, tout, on brûlera tout, tout, tout…»
Caroline Nogard se plaqua contre la
porte, serrant très fort son revolver des deux mains, comme elle l’avait vu
faire dans les feuilletons américains. D’un coup, elle ouvrit.
Il n’y avait personne et pourtant le
bruit était bien là, résonnant de plus en plus fort derrière le rideau de la
douche. Elle le tira d’un geste sec.
D’abord, elle s’avança, pour mieux
comprendre le phénomène. Puis, épouvantée, elle hurla, vida vainement toutes
les balles de son chargeur. Elle recula, haletante, et du pied, referma la
porte. Par chance, la clef était du bon côté. Elle ferma à double tour et
attendit, au bord de la crise d’hystérie.
« Ça » n’allait quand même
pas passer la porte ! Mais « ça » passait. Et même la
poursuivait. Elle gémit, courut, attrapa des bibelots qu’elle projeta derrière
elle. Elle frappa des pieds, des poings. Mais que pouvait-elle faire contre un
tel adversaire ?
Elle se lave la tête avec le peigne
de son tibia.
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ne sait
vraiment plus où elle en est.
Elle craint les Doigts et… elle a
pour mission de les tuer tous. Elle commençait à croire en la cause rebelle et…
il lui faut la trahir. Elle a atteint le bord du monde avec vingt exploratrices
et… maintenant qu’on lui en offre quatre-vingt mille, elle estime ce chiffre
parfaitement dérisoire.
Mais ce qui la préoccupe par-dessus
tout, c’est le mouvement rebelle lui-même. Elle avait imaginé se lier avec des
aventurières réfléchies et la voilà confrontée à des demi-folles, toujours à
lancer ce mot qui ne veut rien dire : « dieux ».
Même le comportement de la reine est
étrange. Elle parle beaucoup trop pour une fourmi. C’est anormal. Elle veut
tuer tous les Doigts mais elle néglige ceux qui vivent sous sa propre cité.
Elle prétend que l’avenir réside dans l’étude des espèces étrangères et elle
refuse de profiter de sa Doigtilière pour mener des expériences sur la plus
exotique et la plus déconcertante d’entre elles.
Chli-pou-ni ne lui a pas tout dit.
Les rebelles non plus. On se méfie d’elle ou bien on tente de la manipuler.
Elle se sent le jouet de la reine, des rebelles, peut-être même des deux à la
fois.
Une évidence lui apparaît
soudain : rien de tel ne s’est jamais produit dans une fourmilière, où que
ce soit sur cette planète. On dirait qu’à Bel-o-kan, tout le monde a perdu son
bon sens. Les individus ont des pensées singulières, éprouvent des états d’âme,
bref, sont moins fourmis qu’avant. On mute. Les rebelles sont des mutantes.
Chli-pou-ni est une mutante. Quant à
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e
elle-même, encline comme elle l’est désormais à se
penser en entité indépendante, elle ne se sent pas non plus une fourmi très
normale. Qu’est-ce qui est en train d’arriver à Bel-o-kan ?
Incapable de répondre à cette
question, elle veut tout d’abord comprendre ce qui motive ces rebelles aux
expressions saugrenues.
C’est quoi
« dieux » ?
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e
se dirige
vers l’étable des scarabées rhinocéros.
CULTE DES MORTS : Le premier
élément définissant une civilisation pensante est le « culte des
morts ».
Tant que les hommes jetaient
leurs cadavres avec leurs immondices, ils n’étaient que des bêtes. Le jour où
ils commencèrent à les mettre en terre ou à les brûler, quelque chose
d’irréversible venait de se produire. Prendre soin de ses morts, c’est
concevoir l’existence d’un au-delà, d’un monde virtuel se superposant au monde
visible. Prendre soin de ses morts, c’est envisager la vie comme un simple
passage entre deux dimensions. Tous les comportements religieux découlent de
là.
Le premier culte des morts est
recensé au paléolithique moyen, il y a de cela soixante-dix mille ans. À cette
époque, certaines tribus d’hommes se sont mises à ensevelir leurs cadavres dans
des fosses de 1,40 m x 1 m x 0,30 m. Les
membres de la tribu déposaient à côté du défunt des quartiers de viande, des
objets en silex et les crânes des animaux qu’il avait chassés. Il semble que
ces funérailles s’accompagnaient d’un repas pris en commun par l’ensemble de la
tribu.
Chez les fourmis, notamment en
Indonésie, ont été repérées quelques espèces qui continuent de nourrir leur
reine défunte plusieurs jours après son décès. Ce comportement est d’autant
plus surprenant que les odeurs d’acide oléique dégagées par la morte leur ont
obligatoirement signalé son état.
Edmond Wells,
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Le commissaire Jacques Méliès était
agenouillé devant le cadavre de Caroline Nogard. Sur le visage aux yeux
révulsés, toujours ce rictus de terreur, ce masque de surprise épouvantée. Il
se tourna vers l’inspecteur Cahuzacq.
— Évidemment, pas d’empreintes,
Émile ?
— Hélas, non. Ça
recommence : pas de plaies, pas d’arme, pas d’effraction, pas d’indices.
La même purée de pois !
Le commissaire sortit ses
chewing-gums.
— Bien sûr, la porte était
verrouillée, fit Méliès.
— Trois serrures fermées, deux
ouvertes. Il semblerait qu’au moment de mourir, elle s’efforçait d’actionner
l’un des verrous de sa porte blindée.
— Reste à savoir si c’était
pour ouvrir ou pour fermer, maugréa Méliès. (Il se pencha afin d’examiner la
position des mains.) Pour ouvrir ! s’exclama-t-il. L’assassin était à
l’intérieur et elle cherchait à fuir… C’est toi qui es arrivé ici le premier,
Émile ?
— Comme toujours.
— Et y avait-il des
mouches ?
— Des mouches ?
— Oui, des mouches. Des
drosophiles, si tu préfères !
— Ça te tracassait déjà chez
les Salta. En quoi cela t’intéresse tant ?
— Très important, les
mouches ! D’excellentes informatrices pour un détective. Un de mes profs
prétendait résoudre toutes ses affaires rien qu’en se basant sur l’examen
des
mouches.
L’inspecteur eut une moue sceptique.
Encore un de ces trucs à la noix qu’on enseigne dans les nouvelles écoles de
police ! Cahuzacq restait confiant dans les bonnes vieilles méthodes mais
il consentit quand même à répondre.
— Ouais, je me suis souvenu des
Salta et j’ai regardé. Les fenêtres sont restées fermées, cette fois-ci, et
s’il y avait des mouches, elles sont toujours là. Mais qu’est-ce que tu as à te
polariser là-dessus ?
— Les mouches, c’est capital.
S’il y en a, c’est qu’il existe un passage quelque part. S’il n’y en a pas,
c’est que l’appartement est hermétiquement clos.
À force de fureter des yeux de tous
côtés, le commissaire finit par repérer une mouche dans un angle du plafond
blanc.
— Regarde ça, Émile ! Tu
la vois, là-haut ?
Comme si elle était gênée d’être
observée, la mouche s’envola.
— Elle nous indique son couloir
aérien ! Observe, Émile. Le petit interstice au-dessus de la fenêtre, c’est
par là qu’elle a dû entrer.
La mouche virevolta un moment puis
atterrit sur un fauteuil.
— D’ici, je peux te dire que
c’est une mouche verte. Donc, une mouche de la deuxième cohorte.
Qu’est-ce que c’était encore que ce
jargon ? Méliès expliqua :
— Dès qu’un humain meurt, les
mouches se précipitent. Mais pas n’importe quelles mouches, et pas n’importe
quand. La chorégraphie est immuable. Débarquent généralement d’abord les
mouches bleues
(calyphora),
les mouches de la première cohorte. Elles
sont là dans les cinq minutes qui suivent le trépas. Elles aiment le sang
chaud. Si le terrain leur paraît propice, elles pondent leurs œufs dans la
chair puis s’en vont dès que le cadavre commence à sentir fort. Elles sont
aussitôt remplacées par la deuxième cohorte, celle des mouches vertes
(muscina).
Elles, elles préfèrent la viande légèrement faisandée. Elles
goûtent, pondent, puis laissent la place aux mouches grises
(sarcophaga),
celles de la troisième cohorte, qui prisent la viande davantage fermentée.
Viennent enfin les mouches à camembert
(piophila)
et les mouches à lard
(ophira).
Cinq escouades de mouches se succèdent ainsi sur nos dépouilles.
Chacune se contente de sa part et laisse intacte celle des autres.
— Nous sommes peu de chose,
soupira l’inspecteur, un peu dégoûté.
— Ça dépend pour qui. Un seul
cadavre suffit pour régaler plusieurs centaines de mouches.
— Très bien. Mais en quoi cela
concerne-t-il notre enquête ?
Jacques Méliès se munit de sa loupe
éclairante et scruta les oreilles de Caroline Nogard.
— Il y a du sang et des œufs de
mouches vertes à l’intérieur du pavillon. C’est très intéressant. Normalement,
nous aurions dû trouver aussi des larves de mouches bleues. Donc, la première
cohorte n’est pas passée. C’est déjà une sacrée information !
L’inspecteur commençait à comprendre
les formidables informations qu’apportait l’observation des mouches.
— Et pourquoi elles ne sont pas
venues ?
— Parce que quelque chose,
quelqu’un, l’assassin probablement, a dû s’attarder auprès du cadavre cinq
minutes après le décès. Les mouches bleues n’ont pas osé s’approcher. Ensuite,
le corps a commencé à fermenter et il ne les intéressait plus. Les vertes ont
alors rappliqué. Et elles, rien ne les a gênées. Donc, l’assassin est resté
cinq minutes, pas plus, et puis il est reparti.
Tant de logique impressionna Émile
Cahuzacq. Méliès, lui, ne paraissait pas vraiment satisfait. Il s’interrogeait
sur ce qui avait pu empêcher les mouches bleues de s’approcher.
— On dirait qu’on a affaire à
l’Homme invisible…
Il s’interrompit. Comme Méliès, il
avait entendu un bruit dans la salle de bains.
Ils s’y précipitèrent. Tirèrent les
rideaux de la douche. Rien.
— Oui, on dirait vraiment
l’Homme invisible, j’ai l’impression qu’il est dans la pièce.
Il frissonna.
Méliès mâchonnait pensivement son
chewing-gum.
— En tout cas, il est capable
d’entrer et de sortir sans ouvrir portes ou fenêtres. Il n’est pas seulement
invisible, ton bonhomme, c’est un passe-muraille ! (Il se tourna vers la
victime vitrifiée, au visage toujours tétanisé par l’effroi.)… Et un
épouvantail. Qu’est-ce qu’elle faisait dans la vie, cette Caroline
Nogard ? Tu as quelque chose dans ton dossier ?
Cahuzacq compulsa quelques papiers
dans la chemise établie au nom de la défunte.
— Pas de petit copain. Pas
d’embrouilles. Elle n’avait pas d’ennemis la haïssant au point de vouloir la
tuer. Elle travaillait comme chimiste.
— Elle aussi ? s’étonna
Méliès. Où ça ?