Tout s’est passé très vite. Nous
avons été déversées dans une sorte de grande coquille transparente et rigide.
Notre cité a été mise sens dessus dessous. Les salles nuptiales ont été
bouleversées, les réserves de céréales crevées. Nos œufs se sont éparpillés
n’importe où. Notre reine a été capturée et blessée. Je n’ai dû mon propre
salut qu’à une série de bonds rageurs qui m’ont permis de sauter à temps
par-dessus le bord de la grande coquille transparente.
L’odeur des Doigts empestait de
partout.
Laetitia Wells déposa la fourmilière
qu’elle venait de déterrer en forêt de Fontainebleau dans un vaste aquarium.
Elle plaqua son visage contre la vitre tiède.
Celles qu’elle observait ne la
voyaient apparemment pas. Ce nouvel arrivage de fourmis rousses
(Formica
rufa)
paraissait particulièrement vif Plusieurs fois déjà, Laetitia avait
ramené des fourmis un peu débiles. Des fourmis rouges
(phéidoles)
ou des
fourmis noires
(Lazius niger)
intimidées par n’importe quoi. Elles ne
touchaient à aucun aliment nouveau. Elles s’enfuyaient dès que la jeune femme
avançait la main. Et puis, au bout d’une semaine, ces insectes se laissaient
dépérir. Il ne faut pas croire que les fourmis sont toutes intelligentes, loin
de là. Il existe nombre d’espèces un peu simples d’esprit. Le moindre
dérangement dans leur petite routine et elles désespéraient bêtement !
Ces fourmis rousses, en revanche,
lui apportaient de véritables satisfactions. Elles s’occupaient en permanence,
trimbalaient des brindilles, se frictionnaient mutuellement les antennes ou se
bagarraient. Elles étaient pleines de vie, bien plus que toutes les fourmis
qu’elle avait connues jusqu’alors. Dès que Laetitia leur présentait des mets
nouveaux, elles y goûtaient. Si elle glissait un doigt dans l’aquarium, elles
tentaient de le mordre ou de grimper dessus.
Laetitia avait garni de plâtre le
fond de l’habitacle pour en conserver l’humidité. Les fourmis avaient aménagé
leurs couloirs sur le plâtre. À gauche un petit dôme de branchettes. Au milieu
une plage de sable. À droite les mousses vallonnées qui servaient de jardin.
Laetitia avait déposé une bouteille en plastique remplie d’eau sucrée, bouchée
par un tampon de coton, pour que les fourmis s’abreuvent à cette citerne. Au
centre de la plage un cendrier en forme d’amphithéâtre était rempli de
quartiers de pommes coupés fin ainsi que de tarama.
Ces insectes avaient l’air d’adorer
le tarama…
Alors que tout le monde se plaint
d’être envahi par les fourmis, Laetitia Wells se donnait beaucoup de mal pour
les faire survivre chez elle. Le principal problème posé par sa fourmilière de
salon, c’était que la terre y pourrissait. Aussi, de même qu’il faut
régulièrement changer l’eau des poissons rouges, elle devait tous les quinze
jours renouveler la terre des fourmis. Mais s’il suffit de manier l’épuisette
pour changer l’eau des poissons, en ce qui concerne la terre des fourmis,
c’était toute une affaire. Il fallait deux aquariums : l’ancien, à la
terre asséchée, et le nouveau, à la terre humidifiée. Elle installait un tuyau
entre les deux. Les fourmis déménageaient alors vers le plus humide. Leur
migration pouvait prendre une journée entière.
Laetitia avait déjà eu droit à
quelques émotions avec ses fourmilières. Un matin, elle avait ainsi découvert
que toutes les habitantes de son aquarium – de son terrarium, plutôt –
s’étaient tranché l’abdomen. Derrière la vitre, elles s’entassaient en une
colline sinistre. Comme si les fourmis avaient voulu prouver qu’elles
préféraient la mort à la captivité.
D’autres de ses locataires forcées
avaient tout fait pour s’évader. Plus d’une fois, la jeune femme s’était
réveillée une fourmi sur le visage. Cela signifiait que s’il s’en baladait une,
il y en avait probablement une centaine en train d’arpenter l’appartement. Elle
devait alors se mettre en chasse, les récupérer avec une petite cuillère et une
éprouvette avant de les remettre dans leur prison de verre.
Dans l’espoir d’améliorer les
conditions de détention de ses hôtes et donc leur moral, Laetitia avait
installé dans l’aquarium un jardinet de plantes bonsaïs et de fleurs. Pour que
les fourmis se promènent dans un paysage plus varié, elle avait imaginé un
coin-graviers, un coin-bouts de bois, un coin-galets. Pour qu’elles renouent
avec le goût de la chasse, elle lâchait même, dans ce qu’elle avait baptisé son
« Edmondpolis », des petits grillons vivants. Les soldates se
faisaient un plaisir de les traquer à mort entre les bonsaïs.
Les fourmis rousses lui offrirent
aussi la plus étonnante des surprises. Lorsqu’elle souleva pour la première
fois le couvercle du terrarium, toutes braquèrent vers elle leur abdomen et,
dans un bel ensemble, décochèrent leurs tirs d’acide. Elle inhala par hasard une
bouffée de ce nuage jaune. Aussitôt, sa vision se troubla. Laetitia eut des
hallucinations rouges et vertes. Quelle découverte ! On pouvait se
« shooter » à la vapeur de fourmilière !
Elle consigna immédiatement le
phénomène dans son carnet d’étude. Elle savait déjà qu’il existait une maladie
rare dont les victimes étaient attirées, comme aimantées, par les fourmilières.
S’y allongeant des heures durant, ces personnes se gavaient de fourmis, pour
compenser, croyait-on, un déficit de leur sang en acide formique. Elle savait
maintenant qu’en réalité, ces gens étaient en quête des effets psychédéliques
induits par l’acide formique.
Quand elle eut repris ses esprits,
elle rangea les outils nécessaires à l’entretien de sa cité (pipette, pince à
épiler, éprouvette et autres), abandonna son hobby pour ne plus s’intéresser
qu’à son travail de journaliste. Comme les précédents, son prochain article
serait consacré à la mystérieuse affaire des frères Salta, qu’elle avait hâte
de débrouiller.
POUVOIR DES MOTS : Les mots
ont une telle puissance !
Moi qui vous parle, je suis mort
depuis longtemps et pourtant je suis fort grâce à cet assemblage de lettres qui
forment un livre. Je vis grâce à ce livre. Je le hante à jamais et lui, en
retour, il prend de ma force. Vous en voulez une preuve ? Eh bien, moi le
cadavre, moi le macchabée, moi le squelette, je peux vous donner des ordres à
vous le lecteur qui êtes vivant Oui, tout mort que je suis, je peux vous
manipuler. Où que vous soyez, sur n’importe quel continent, à n’importe quelle
époque, je peux vous forcer à m’obéir. Juste par l’entremise de cette
Encyclopédie du savoir relatif et absolu. Et je vais vous le prouver tout de
suite. Voici mon ordre :
TOURNEZ LA PAGE !
Vous voyez ? Vous m’avez
obéi Je suis mort et vous m’avez pourtant obéi. Je suis dans ce livre. Je suis
vivant dans ce livre ! Et ce livre n’abusera jamais de la puissance de ses
mots car ce livre est votre comparse. Questionnez-le encore et encore. Il sera
toujours disponible. La réponse à toutes vos questions sera toujours inscrite
quelque part dans ou entre ses lignes.
Edmond Wells,
Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.
Chli-pou-ni a fait demander
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. Ses gardes l’ont cherchée partout avant de la trouver
finalement dans le secteur des étables à scarabées. Elles la conduisent à la
Bibliothèque chimique. La reine est là, presque assise. Elle a dû consulter une
phéromone, car elle a encore le bout des antennes trempé.
J’ai beaucoup réfléchi à ce que
nous nous sommes dit.
Chli-pou-ni reconnaît d’abord
qu’en effet, quatre-vingt mille soldates, cela peut sembler insuffisant pour
tuer tous les Doigts de la Terre. Il vient de se produire un accident, une
terrible catastrophe, qui laisse présager le pire quant à la puissance de ces
monstres. Des Doigts viennent d’enlever la cité de Giou-li-kan. Ils ont emporté
la ville tout entière dans une énorme coquille transparente !
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a du mal à
croire à un tel prodige. Comment cela s’est-il passé et pourquoi ?
La reine l’ignore. Les événements se
sont déroulés très vite et l’unique survivante est encore sous le choc du
cataclysme. Mais le cas de Giou-li-kan n’est pas isolé. Chaque jour, de
nouveaux incidents avec les Doigts sont signalés.
Tout se passe comme si les Doigts se
reproduisaient à grande vitesse. Comme s’ils avaient décidé d’envahir la forêt.
Chaque jour, leur présence se fait plus nette.
Que disent les témoignages ?
Peu d’entre eux se recoupent. Certains évoquent des animaux noirs et plats, d’autres
parlent d’animaux ronds et roses.
Il semble qu’on ait affaire à des
animaux bizarres, une anomalie de la nature.
103 683
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rêvasse.
(Et s’ils étaient nos dieux ?
Serions-nous sur le point de nous dresser contre nos dieux ?)
Chli-pou-ni demande à la soldate de
la suivre. Elle l’entraîne jusqu’au sommet du dôme. Là, plusieurs guerrières
les saluent et entourent la souveraine. Il est dangereux pour une pondeuse
unique de sortir à l’air libre. Un oiseau pourrait charger l’indispensable sexe
personnifié de Bel-o-kan.
Des artilleuses ont déjà pris
position, prêtes à viser la première ombre qui entrerait dans leur champ
visuel.
Contournant la pointe du dôme,
Chli-pou-ni parvient à un lieu dégagé qui tient de la piste de décollage.
Plusieurs scarabées rhinocéros y sont stationnés, broutant paisiblement des
bourgeons. La reine propose à 103 683
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de grimper sur l’un
d’eux dont la cuirasse noire, légèrement cuivrée, étincelle.
Voici une merveille de notre
mouvement évolutionnaire. Nous avons réussi à apprivoiser ces grosses bêtes
volantes. Essaie donc d’en utiliser un.
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ignore tout
du pilotage des coléoptères.
Chli-pou-ni lui lance quelques
phéromones conseils :
Maintiens en permanence tes
antennes à portée des siennes. Indique-lui le chemin à prendre en y pensant
très fort. Ta monture obéira très vite, tu le constateras toi-même. Et dans les
virages, ne tente pas de compenser en te penchant en sens inverse. Accompagne
le scarabée dans chacun de ses mouvements.
La CCG avait pour symbole un aigle
blanc à trois têtes. Deux semblaient dépérir, dangereusement inclinées. La
troisième, fièrement dressée, crachait un jet d’eau argenté.
À voir le nombre et la fumée de ses
cheminées, c’était à se demander si l’usine ne fabriquait pas tous les objets
du pays. L’entreprise constituait une véritable petite ville, à l’intérieur de
laquelle on circulait en voiture électrique.
Tandis que le commissaire Méliès et
l’inspecteur Cahuzacq roulaient vers le bâtiment Y, un cadre commercial leur précisait
que la CCG fabriquait essentiellement des pâtes chimiques servant de base à des
produits pharmaceutiques, à des produits ménagers, à des produits en plastique,
à des produits alimentaires. Deux cent vingt-cinq lessives et détergents, tous
concurrents, étaient issus de la même poudre-savon de base CCG. Avec la même
pâte-fromage de base CCG, trois cent soixante-cinq marques distinctes se
disputaient la clientèle des supermarchés. Les pâtes-résines synthétiques CCG
devenaient des jouets et des meubles…
La CCG était un trust international
dont le siège était installé en Suisse. Le consortium était en tête de la
production mondiale dans d’innombrables secteurs : dentifrices, cirages,
cosmétiques…
Au bloc Y, les policiers furent
conduits jusqu’aux laboratoires des frères Salta et de Caroline Nogard. Leurs
paillasses étaient voisines, découvrirent-ils, surpris. Méliès
interrogea :
— Ils se connaissaient ?
Le chimiste boutonneux en blouse
blanche qui les avait accueillis s’exclama :
— Ils travaillaient parfois
ensemble.
— Avaient-ils récemment un
projet en commun ?
— Oui, mais ils avaient décidé
de le garder secret pour l’instant. Ils refusaient d’en parler aux collègues.
C’était encore trop tôt, prétendaient-ils.
— Quelle était leur
spécialité ?
— C’étaient des généralistes.
Ils touchaient à beaucoup de nos secteurs de recherche-développement. Les
cires, les poudres abrasives, les colles de bricolage, toutes les applications
de la chimie les intéressaient. Ils unissaient souvent leurs talents, avec
succès d’ailleurs. Mais en ce qui concerne leurs derniers travaux, je vous le
répète, ils ne s’en étaient ouverts à personne.
Suivant son idée, Cahuzacq
intervint :
— Est-ce qu’ils auraient pu
travailler sur un produit capable de rendre les gens transparents ?
Le chimiste ricana :
— De faire des hommes
invisibles ? Vous plaisantez ?
— Pas du tout. Je suis très
sérieux, au contraire.
Le spécialiste parut interloqué.
— Bon, je vous explique :
jamais notre corps ne pourra devenir translucide. Nous sommes composés de cellules
trop complexes pour qu’un chercheur, même génial, puisse les rendre tout à coup
aussi cristallines que de l’eau.
Cahuzacq n’insista pas. La science,
ça n’avait jamais été son domaine. N’empêche, quelque chose le tracassait
encore.