Méliès haussa les épaules et
demanda, de son ton le plus professionnel :
— Je peux voir les fioles
contenant les substances qu’ils étaient en train d’étudier ?
— C’est-à-dire que…
— Il y a un problème ?
— Oui. Quelqu’un est déjà venu
les réclamer.
Méliès ramassa un cheveu sur une
étagère.
— Une femme, dit-il.
Le chimiste s’étonna.
— En effet, c’était une femme.
Mais…
Le commissaire poursuivit, très sûr
de lui :
— Elle a entre vingt-cinq et
trente ans. Son hygiène est impeccable. Elle est eurasienne et son système
sanguin fonctionne assez bien.
— C’est une question ?
— Non. Je le vois en examinant
ce cheveu qui traîne sur l’étagère, au seul endroit où il n’y a pas de
poussière. Je me trompe ?
L’homme était impressionné.
— Vous ne vous trompez pas.
Comment avez-vous trouvé ces détails ?
— Le cheveu est lisse, donc il
a été lavé depuis peu. Sentez, il est encore parfumé. La moelle du poil est
épaisse, il appartient à une personne jeune. La gaine est de diamètre large, ce
qui est caractéristique des Orientaux. La moelle est très colorée, donc le
système sanguin est en parfait état. Et je peux même vous préciser que cette
femme travaille
à L’Écho du dimanche.
— Là, vous me bluffez. Vous
avez vu tout ça sur un seul cheveu ?
Il imita Laetitia Wells, lors de
leur première entrevue :
— Non, c’est mon petit doigt
qui me l’a dit.
Cahuzacq voulut prouver que lui non
plus ne manquait pas de flair :
— Qu’est-ce qu’elle a volé ici,
cette dame ?
— Elle n’a rien volé du tout,
dit le chimiste. Elle nous a demandé si elle pouvait emporter les fioles chez
elle et les examiner à loisir. Nous n’y avons pas vu d’inconvénient.
Face au visage furibond du
commissaire, il s’excusa :
— Nous ne savions pas que vous
passeriez ensuite, ni que vous vous y intéresseriez aussi. Sinon, bien sûr,
nous les aurions conservées à votre intention.
Méliès tourna les talons, entraînant
Cahuzacq :
— Décidément, je crois que cette
Laetitia Wells a beaucoup de choses à nous apprendre.
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est juchée
sur le prothorax du coléoptère. L’aéronef mesure bien quatre pas de long sur
deux de large. De son poste, elle voit dressée droit devant comme une proue
saillante la corne frontale recourbée du scarabée. Ses fonctions sont
multiples : lance crevant les ventres, viseur pour tirs d’acide, éperon
d’abordage, bélier ravageur.
Le problème le plus immédiat, pour
la valeureuse soldate, reste quand même de guider son engin.
Par la pensée,
lui a conseillé Chli-pou-ni.
Autant essayer tout de suite.
Branchement antennaire.
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se
concentre sur un décollage. Mais comment ce gros coléoptère noir pourra-t-il
vaincre la pesanteur ?
Je veux voler. Allons,
élançons-nous.
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n’a pas le
temps de s’étonner. L’animal lui paraissait lourdaud et maladroit mais déjà,
derrière elle, quelque chose glisse dans un feulement de mécanique bien huilée.
Deux élytres bruns ont coulissé vers l’avant. Deux ailes d’envergure, marron
transparent, pivotent pour se déployer en biais et s’animent d’un petit
battement nerveux. Aussitôt, un bruit assourdissant envahit les alentours.
Chli-pou-ni a omis de mettre sa soldate en garde, le coléoptère est très
bruyant en vol. Le bourdonnement augmente encore en intensité. Tout vibre.
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ne peut s’empêcher d’appréhender la suite des
événements.
Des volutes de poussière et de sciure
envahissent son espace visuel. Effet étrange, ce n’est pas tant sa monture qui
s’élève que la Cité qui semble s’enfoncer sous terre. La reine qui, d’en bas,
la salue des antennes, devient de plus en plus petite. Quand elle ne la
distingue plus du tout, 103 683
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constate qu’elle est
maintenant à un bon millier de pas d’altitude.
Je veux aller tout droit.
Le scarabée se penche immédiatement
en avant et fonce en augmentant encore le vacarme de ses ailes sombres.
Voler ! Elle vole !
Le rêve de tous les asexués, elle le
réalise aujourd’hui. Vaincre la pesanteur, conquérir la dimension des airs,
tout comme les sexués le jour de l’essor nuptial !
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perçoit
confusément des libellules, des mouches, des guêpes qui défilent autour d’elle.
Elle hume, droit devant, les nids d’oiseaux. Danger. Elle ordonne un virage en
urgence. Mais là-haut, ce n’est pas comme sur terre, on ne peut tourner sans
incliner l’assiette des ailes d’au moins 45°. Et quand le scarabée obéit, tout
bascule.
La fourmi glisse, cherche à planter
ses griffes dans la chitine de sa monture, rate de peu sa prise, rayant en vain
la laque noire d’où se détachent de minces copeaux. Faute de point d’ancrage,
elle dévale irrémédiablement le flanc de la bête volante.
Elle chute dans le vide.
Elle n’en finit pas de tomber. Or,
le scarabée ne s’est aperçu de rien. 103 683
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le voit qui
achève la courbe de son virage et s’élance vaillamment vers de nouvelles
contrées aériennes.
La fourmi, pendant ce temps, tombe,
tombe, tombe. Le sol fonce vers elle, avec ses plantes et ses rochers
patibulaires. Elle tournoie, ses antennes virevoltent sans contrôle.
Et c’est le choc !
Elle encaisse tout dans les pattes,
rebondit, retombe plus loin, rebondit encore. Un lit de mousse amortit
opportunément l’ultime culbute.
La fourmi est un insecte si léger et
si résistant qu’une chute libre ne peut la ratatiner. Même lorsqu’elle tombe
d’un arbre très élevé, une fourmi reprend sa tâche comme si de rien n’était.
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est juste
un peu chamboulée par la sensation de vertige qui a accompagné sa chute. Elle
replace ses antennes en avant, procède à un rapide nettoyage et reprend le
chemin de sa cité.
Chli-pou-ni n’a pas bougé. Elle est
toujours à la même place quand 103 683
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réapparaît sur le dôme.
Ne te décourage pas. Recommence.
La reine raccompagne la soldate au
ponton de décollage.
En plus des quatre-vingt mille
soldates, tu peux bénéficier du concours de soixante-sept de ces rhinocéros
mercenaires apprivoisés. Ils constitueront une appréciable force d’appoint. Tu
dois apprendre à les piloter.
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redécolle
sur un autre coléoptère. La première expérience n’a pas été une réussite,
peut-être s’entendra-t-elle mieux avec un nouveau destrier.
Simultanément, une artilleuse
décolle sur sa droite. Elles volent côte à côte et l’autre lui fait des signes.
À cette vitesse, les phéromones ne circulent pratiquement plus. Qu’à cela ne
tienne, les pionnières ont tôt fait d’inventer un langage gestuel, basé sur les
mouvements d’antennes. Selon qu’elles sont dressées ou repliées, les tiges composent
à leur manière un langage morse, compréhensible à distance.
L’artilleuse indique qu’on peut
lâcher les antennes de sa monture pour se promener sur le plat de son dos. Il
suffit de s’assurer quelques bonnes prises en plantant ses griffes sous les granulations
de la cuirasse. Elle a l’air de contrôler parfaitement cette technique. Elle
montre ensuite qu’il est possible de descendre le long des pattes du scarabée.
De là, on peut braquer son abdomen et tirer sur tout ce qui passe au-dessous.
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a un peu de
mal à maîtriser toutes ces acrobaties, mais elle a bientôt oublié qu’elle
évolue à deux mille pas de hauteur. Elle s’arrime à sa monture. Lorsque
celle-ci fonce en piqué au ras des herbes, la soldate parvient à tirer et à
tronçonner une fleur.
Le coup la rassérène. Elle pense
qu’avec soixante-sept de ces engins de guerre, on doit pouvoir pulvériser au
moins quelques-uns de ces di… quelques-uns de ces Doigts !
Montée en flèche puis redescente en
piqué, ordonne-t-elle à son scarabée.
La soldate commence à aimer cette
sensation de vitesse dans ses antennes. Quelle force volante, et quel progrès
pour la civilisation myrmécéenne ! Et elle appartient à la première
génération à connaître cette merveille : le vol sur monture
scarabéide !
La vitesse la grise. Sa chute, tout
à l’heure, n’a eu aucune conséquence grave et tout la porte désormais à croire
qu’elle ne court guère de risques sur ce navire aérien. Elle commande des
spirales, des loopings, des voltiges… 103 683
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se gave
d’extraordinaires sensations. Tous ses organes de Johnston sensibles à la
position dans l’espace sont court-circuités. Elle ne sait plus où est le haut,
le bas, l’avant ou l’arrière. Elle n’oublie pas, en revanche, que lorsqu’un
arbre se profile droit devant, il faut vite basculer en virage pour l’éviter.
Tout occupée à jouer avec son aéronef,
elle ne remarque pas que le ciel s’assombrit de façon inquiétante, il lui faut
un moment pour percevoir que sa monture est devenue nerveuse. Elle n’obéit plus
au quart de tour, n’accepte plus les ordres de prise d’altitude.
Imperceptiblement, même, elle redescend.
Phéromone mémoire n°85
Thème : Chant évolutionnaire Saliveuse : Reine Chli-pou-ni
Je suis la grande dérouteuse.
Je sors les individus de leur
chemin habituel et cela les remplit d’effroi.
J’annonce les vérités bizarres et
les futurs remplis de paradoxes.
Je suis une perversion du
système, mais le système a besoin d’être perverti pour évoluer.
Nul ne parle comme moi avec
timidité, maladresse et incertitude.
Nul n’a ma faiblesse infinie.
Nul n’a ma modestie génétique.
Car les sentiments remplacent mon
intelligence.
Car je n’ai aucune connaissance
ni aucun savoir qui m’alourdisse.
Seule l’intuition qui flotte dans
l’air guide mes pas.
Et cette intuition, je ne sais
d’où elle provient.
Et je ne veux pas l’apprendre.
Augusta Wells se souvenait.
Jason Bragel avait toussé dans sa
main, tous faisaient cercle autour de lui et buvaient d’autant plus ses paroles
qu’au point où ils en étaient, ils ne voyaient pas l’ombre d’une idée
permettant de se tirer de là.
Sans nourriture, sans aucune
possibilité de sortir de cette caverne souterraine, sans possibilité de
communiquer avec la surface, comment dix-sept personnes dont une centenaire et
un garçonnet pouvaient espérer survivre ?
Jason Bragel se tenait bien droit.
— Reprenons depuis le début.
Qui nous a amenés ici ? Edmond Wells. Il a souhaité que nous vivions dans
cette cave et y poursuivions son œuvre. Il avait prévu que nous risquions de
nous retrouver dans une sombre situation, j’en suis certain. La descente à la
cave constituait un parcours initiatique individuel. Ce que nous affrontons
actuellement est une épreuve majeure sur notre parcours initiatique collectif.
Ce que, chacun, nous avons réussi seuls, nous devrons y parvenir ensemble. Nous
avons tous résolu l’énigme des quatre triangles parce que nous avons su changer
notre façon de raisonner. Nous avons ouvert une porte dans notre esprit. Il
nous faut persévérer. Pour cela encore, Edmond nous a fourni une clef. Nous ne
la voyons pas parce que notre peur nous aveugle.
— Arrête de faire ton
mystérieux ! Quelle clef ? Quelle solution tu proposes ?
bougonna un pompier.
Jason insista :
— Rappelez-vous l’énigme des
quatre triangles. Elle exigeait que nous modifiions notre manière de réfléchir.
« Ils faut penser autrement », répétait Edmond. « Ils faut
penser autrement…»
Un policier se récria :
— Mais nous sommes coincés ici
comme des rats ! C’est un constat d’évidence. Il n’y a qu’une manière de
penser cette situation.
— Non. Il y en a plusieurs.
Nous sommes coincés dans nos corps, pas dans nos esprits.
— Des mots, des mots, et encore
des mots ! Si tu as quelque chose à proposer, vas-y ! Sinon,
tais-toi.
— Le bébé qui sort du corps de
sa mère ne comprend pas pourquoi il n’est plus baigné d’eau tiède. Il voudrait
revenir dans l’abri maternel, mais la porte s’est refermée. Il se croit un
poisson qui ne pourra jamais vivre à l’air libre. Il a froid, la lumière
l’aveugle, il y a trop de bruit. Hors du ventre maternel, c’est l’enfer. Comme nous
maintenant, il s’estime incapable de surmonter l’épreuve parce qu’il se croit
physiologiquement inadapté à ce monde nouveau. Tous, nous avons vécu cet
instant. Pourtant, nous ne sommes pas morts. Nous nous sommes adaptés à l’air,
à la lumière, au bruit, au froid. Nous avons muté du fœtus à vie aquatique au
bébé à respiration aérienne. Nous avons muté du poisson au mammifère.