Tout d’abord, c’était son fils
Edmond qui, après la mort de sa femme, était venu s’installer au 3 de la rue
des Sybarites, à deux pas de la forêt de Fontainebleau. Lorsque, quelques années
plus tard, lui aussi était passé de vie à trépas, il avait laissé une lettre à
son héritier, son neveu Jonathan. Une drôle de lettre, avec pour seule phrase
cette recommandation : « Ne jamais descendre à la cave. »
Avec le recul, Augusta Wells n’était
pas loin de penser que c’avait été la plus efficace des incitations. Après
tout, Parmentier avait assuré la promotion de ses pommes de terre dont personne
ne voulait en les plantant dans un champ clos, cerné de pancartes :
« Interdiction absolue d’entrer ». Dès la première nuit, des voleurs
chapardaient les précieux tubercules et un siècle plus tard, la frite était
devenue un élément majeur de l’alimentation mondiale.
Jonathan Wells était donc descendu
dans la cave interdite. Il n’était plus remonté. Sa femme Lucie s’était
aventurée à sa recherche. Puis son fils Nicolas. Puis des pompiers sous les
ordres de l’inspecteur Gérard Galin. Puis des policiers dirigés par le
commissaire Alain Bilsheim. Enfin elle-même, Augusta Wells, en compagnie de
Jason Bragel et du P
r
Daniel Rosenfeld.
Au total, dix-huit personnes
s’étaient engouffrées dans l’interminable escalier en colimaçon. Tous, ils
avaient affronté les rats, résolu l’énigme des six allumettes qui forment
quatre triangles. Ils étaient passés par la nasse qui comprime le corps comme
pour une naissance. Ils étaient remontés, étaient tombés dans la trappe. Ils
avaient surmonté leurs phobies enfantines et les pièges de leur inconscient,
l’épuisement, la vision de la mort.
Au bout de leur longue marche, ils
avaient découvert le temple souterrain, construit à la Renaissance au-dessous
d’une large dalle de granit, elle-même surplombée par une fourmilière. Jonathan
leur avait montré le laboratoire secret d’Edmond Wells. Il leur avait mis sous
les yeux les preuves du génie de son vieil oncle, en particulier sa machine
baptisée « Pierre de Rosette », permettant de comprendre le langage
olfactif des fourmis et de leur parler. Sortait de la machine un tuyau relié à
une sonde, une fourmi en plastique plus précisément, servant à la fois de micro
et de haut-parleur. Cet appareil, c’était leur ambassadeur auprès du peuple
fourmi, le Docteur Livingstone.
Par son truchement, Edmond Wells
avait dialogué avec la reine Belo-kiu-kiuni. Ils n’avaient pas eu le temps
d’échanger beaucoup de phrases, mais suffisamment pourtant pour mesurer à quel
point leurs deux grandes civilisations parallèles étaient encore incapables de
se rencontrer.
Jonathan avait repris le flambeau
abandonné par son oncle et entraîné tout le groupe dans sa passion. Il se
plaisait à dire qu’ils étaient comme des cosmonautes dans une capsule spatiale
s’efforçant de communiquer avec des extraterrestres. Il affirmait :
« Nous effectuons ce qui pourrait s’avérer l’expérience la plus fascinante
de notre génération. Si nous n’arrivons pas à dialoguer avec les fourmis, nous
n’y parviendrons pas non plus avec une autre forme d’intelligence, terrestre ou
extraterrestre. »
Sans doute avait-il raison. Mais à
quoi bon avoir raison trop tôt ? Leur communauté utopiste ne resta pas longtemps
parfaite. Ils s’étaient attaqués aux problèmes les plus subtils, ils furent
arrêtés par les problèmes les plus triviaux.
Un pompier apostropha un jour
Jonathan :
— Nous sommes peut-être comme
des cosmonautes dans leur capsule mais eux, ils se seraient débrouillés pour
emporter un nombre égal d’hommes et de femmes. Or, nous sommes ici quinze
hommes dans la fleur de l’âge et il n’y a qu’une seule femme. Ne parlons pas de
la vieille et du marmot !
La réponse de Jonathan Wells avait
fusé :
— Chez les fourmis aussi, il
n’y a qu’une femelle pour quinze mâles !
Ils avaient préféré en rire.
Ils ne savaient pas trop ce qui se
passait là-haut dans la fourmilière, sinon que la reine Belo-kiu-kiuni était
morte et que celle qui lui avait succédé ne voulait pas entendre parler d’eux.
Elle était allée jusqu’à leur couper les vivres.
Privés de dialogue et
d’alimentation, leur expérience était vite devenue un enfer. Dix-huit personnes
affamées confinées dans un souterrain : la situation n’était pas facile à
gérer.
C’était le commissaire Alain
Bilsheim qui, le premier, un matin, avait trouvé vide la « caisse à
offrandes ». Ils s’étaient alors rabattus sur leurs réserves,
essentiellement les champignons qu’ils avaient appris à cultiver ici sous
terre. Au moins, ils ne manquaient pas d’eau fraîche grâce à la source
souterraine, ni d’air grâce aux cheminées d’aération.
Mais de l’air, de l’eau et des
champignons, quel carême !
Un policier avait fini par exploser.
De la viande, il exigeait de la viande rouge. Il suggéra qu’on tire au sort
ceux qui serviraient de chair fraîche aux autres. Et il ne plaisantait
pas !
Augusta Wells s’en souvenait comme
si la pénible scène datait d’hier.
— Je veux manger !
vociférait le policier.
— Mais il n’y a plus rien.
— Si ! Nous ! Nous
sommes comestibles les uns pour les autres. Un certain nombre d’individus
choisis au hasard doivent se sacrifier pour que les autres survivent.
Jonathan Wells s’était levé.
— Nous ne sommes pas des bêtes.
Seuls les animaux se mangent entre eux. Nous, nous sommes des hommes, des
hommes !
— Personne ne te contraindra à
te transformer en cannibale, Jonathan. Nous respecterons tes opinions. Mais si
tu te refuses à manger de l’homme, tu peux néanmoins leur servir de repas.
Là-dessus, le policier eut un geste
de connivence à l’intention d’un de ses collègues. Ensemble, ils ceinturèrent
Jonathan et cherchèrent à l’assommer. Il parvint à se dégager, à force de coups
de poing. Nicolas Wells se mêla au pugilat.
L’échauffourée prit de l’ampleur.
Adversaires et partisans du cannibalisme choisirent leur camp. Bientôt tout le
monde se battait, bientôt le sang coula. Certains coups étaient portés avec la
volonté de tuer. Des amateurs de chair humaine s’étaient emparés de tessons de
bouteille, de couteaux, de morceaux de bois pour mieux parvenir à leurs fins.
Même Augusta, Lucie et le petit Nicolas étaient devenus enragés, griffant,
allongeant des coups de pied, jouant de leurs poings. À un moment, la
grand-mère mordit un avant-bras qui passait à portée de sa bouche mais son dentier
cassa net. Le muscle humain est quand même solide.
Isolés à plusieurs mètres sous
terre, ils luttaient avec la hargne des bêtes coincées. Enfermez dix-huit chats
dans une caisse d’un mètre carré pendant un mois et vous aurez peut-être un
aperçu de la férocité de la bagarre à laquelle se livra, ce jour-là, le groupe
utopiste qui avait pensé faire évoluer l’humanité.
Sans police ni témoin, ils avaient
perdu toute retenue.
Il y eut un mort. Un pompier victime
d’un coup de couteau. L’assistance, atterrée, interrompit instantanément le
combat et contempla le désastre. Personne ne songea à dévorer le défunt.
Les esprits étaient calmés. Le P
r
Daniel Rosenfeld mit un terme au débat :
— Nous sommes tombés bien
bas ! L’homme des cavernes est toujours tapi en nous et il n’est pas
besoin de gratter profondément notre couche de politesse pour le voir resurgir.
Cinq mille ans de civilisation ne pèsent pas lourd. (Il soupira.) Comme les
fourmis se moqueraient de nous si elles nous voyaient maintenant nous
entre-tuer pour de la nourriture !
— Mais…, tenta un policier.
— Tais-toi, larve
humaine ! tonna le professeur. Aucun insecte social, pas même une blatte,
n’oserait se comporter comme nous venons de le faire. Nous nous prenons pour
les joyaux de la création, ah ! laissez-moi ricaner. Ce groupe chargé de
préfigurer l’homme du futur se comporte comme une horde de rats. Regardez-vous,
voyez ce que vous avez fait de votre humanité.
Personne ne répondit. Les regards
s’abaissèrent à nouveau sur le cadavre du pompier. Sans qu’aucune autre parole
fût prononcée, tous s’affairèrent à lui creuser une tombe dans un coin du
temple. On l’enterra en psalmodiant une courte prière. Seule la violence
extrême avait pu stopper la violence tout court. Ils oublièrent les exigences
de leurs estomacs, suçotèrent leurs blessures.
— Je n’ai rien contre une bonne
leçon de philosophie, mais j’aimerais tout de même savoir comment nous allons
nous y prendre pour survivre, lança alors l’inspecteur Gérard Galin.
L’idée de se manger les uns les
autres était certes dégradante, mais que faire d’autre pour vivre ? Il
suggéra :
— Et si nous nous suicidions
tous en même temps ? Nous échapperions aux souffrances et aux humiliations
que nous impose cette nouvelle reine, Chli-pou-ni.
La proposition ne souleva guère d’enthousiasme.
Galin tempêta :
— Mais sacrebleu, pourquoi les
fourmis se
comportent-elles si méchamment à notre égard ?
Nous
sommes les seuls humains à daigner leur parler, dans leur langage qui plus est,
et voilà comment elles nous remercient. En nous laissant crever !
— Oh, il n’y a pas là de quoi
s’étonner, dit le P
r
Rosenfeld. Au Liban, à l’époque des prises
d’otages, les kidnappeurs tuaient de préférence ceux qui parlaient arabe. Ils
avaient peur d’être compris. Peut-être que cette Chli-pou-ni craint, elle
aussi, d’être comprise.
— Il nous faut absolument
trouver un moyen de nous en sortir sans nous entre-dévorer ni nous
suicider ! s’exclama Jonathan.
Ils se turent et réfléchirent avec
toute la largeur d’esprit que leur permettaient leurs ventres avides.
Puis Jason Bragel intervint :
— Je crois savoir comment
faire…
Augusta Wells se rappelle et
sourit. Il savait comment.
Tu sais comment il faut faire,
toi ?
La fourmi ne répond pas.
Tu sais comment il faut faire pour
tuer un Doigt ? précise l’intéressée.
Pas la moindre idée.
Partout dans la Cité, des groupes de
soldates se préparent pour la grande croisade contre les Doigts. Les fantassins
aiguisent leurs mandibules. Les artilleuses se gorgent d’acide.
Les fantassins rapides, qu’on peut
considérer comme la cavalerie, se taillent les poils des pattes pour offrir
encore moins de résistance à l’air lorsqu’ils s’élanceront pour semer la mort
et la désolation.
Chacun ne parle que des
Doigts,
du bout du monde et des nouvelles techniques de combat qui devraient permettre
d’annihiler ces monstres.
On anticipe l’événement comme une
chasse périlleuse mais très stimulante.
Une artilleuse se gave d’acide
brûlant à 60 %. Le poison est si concentré que l’extrémité de son abdomen
fume.
Nous, les Doigts, on les aura avec
ça ! affirme-t-elle.
Tout en se nettoyant les antennes,
une vieille soldate qui prétend être déjà venue à bout d’un serpent donne son
avis :
Les Doigts ne sont sûrement pas
aussi féroces qu’on le raconte.
En fait, personne ne sait très bien
à quoi s’en tenir avec les Doigts. D’ailleurs, si Chli-pou-ni n’avait pas lancé
la croisade, la plupart des Belokaniennes auraient continué de penser que les
récits à leur propos ne sont que légendes et que les Doigts n’existent pas.
Certaines soldates affirment que
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e
, l’exploratrice qui est allée au bout du monde, va les
guider. Les troupes se réjouissent de cette présence expérimentée.
Des petits groupes s’acheminent vers
la salle des gourdes pour faire le plein d’énergie sucrée. Les guerrières
ignorent quand sera donné le signal du départ, mais toutes sont prêtes et bien
prêtes.
Une dizaine de soldates rebelles
déistes se mêlent discrètement à la foule en armes. Elles ne disent rien, mais
elles captent soigneusement les phéromones qui traînent dans les salles. Leurs
antennes frémissent en continu.
Phéromone : Rapport
d’expédition
Origine : Soldate de la
caste des chasseresses asexuées
Thème : Accident grave
Saliveuse : Éclaireuse 230
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La catastrophe s’est produite tôt
ce matin. Le ciel s’est soudain obscurci. Des Doigts cernaient entièrement la
cité fédérée de Giou-li-kan. Les légions d’élite sont aussitôt sorties ainsi
que les groupes d’artilleuses lourdes.
Tout a été tenté. En vain.
Quelques degrés après l’apparition des Doigts, une gigantesque structure plate
et dure a déchiré la terre et s’est enfoncée tout à côté de la ville, tranchant
des salles, broyant des œufs, coupant des couloirs. La structure plate a
ensuite basculé et soulevé toute la Cité. Je dis bien : a soulevé la Cité
tout entière ! D’un seul coup !