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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

Le Jour des Fourmis (15 page)

BOOK: Le Jour des Fourmis
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— La CCG.

Les deux hommes se fixèrent, ébahis.
La CCG : la Compagnie de chimie générale, l’entreprise où avait œuvré
Sébastien Salta !

On tenait enfin un dénominateur commun
qui ne pouvait être le simple fruit du hasard. Enfin une piste.

35. DIEU EST UNE ODEUR PARTICULIÈRE

Elles mènent par là.

La soldate reconnaît les odeurs qui
lui permettent de retrouver la salle clandestine des rebelles.

Il me faut une explication.

Un groupe de rebelles entoure
103 683
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. Elles pourraient facilement la tuer mais elles ne
l’attaquent pas.

C’est quoi
« dieux » ?

Une nouvelle fois, la boiteuse joue
les porte-parole.

Elle admet qu’elles n’ont pas tout
dit à la soldate mais souligne que le seul fait de lui avoir révélé l’existence
du mouvement rebelle pro-Doigts constitue déjà un énorme gage de confiance. Une
organisation clandestine, traquée par toutes les gardes de la Meute, n’a pas
pour habitude de s’en remettre trop vite à n’importe qui !

La boiteuse essaie d’arborer un port
d’antennes exprimant la franchise.

Elle explique qu’il se passe
actuellement dans Bel-o-kan quelque chose d’essentiel pour leur cité, pour
toutes les cités, pour l’espèce entière, même. Le succès ou l’échec du
mouvement rebelle peut faire perdre ou gagner des millénaires d’évolution à
toutes les fourmis du monde. Dans ces conditions, une vie ne compte pas. Le
sacrifice de chacun est nécessaire ainsi que le respect du secret le plus
absolu. Dans cette partie, la boiteuse admet que 103 683
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constitue une pièce maîtresse. Elle regrette de ne pas lui avoir tout confié.
Elle va réparer cet oubli.

Solennellement, les deux fourmis se
rejoignent au centre de la pièce pour se livrer à la cérémonie de CA, la
Communication absolue. Grâce à la CA, une fourmi voit, sent et comprend
instantanément tout ce que renferme l’esprit de son interlocutrice. Le récit
n’est plus seulement émis et réceptionné : il est vécu en commun par les
deux fourmis.

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et la
boiteuse plaquent leurs segments antennaires les uns contre les autres. C’est
comme si onze bouches et onze oreilles entraient en contact direct. Il n’y a
plus qu’un seul insecte à deux têtes.

La boiteuse déverse son histoire.

Lorsque l’an dernier, le grand
incendie avait ravagé Bel-o-kan et tué la reine Belo-kiu-kiuni, les fourmis aux
odeurs de roche avaient perdu leur raison d’être. Elles avaient dû affronter
les grandes rafles lancées par Chli-pou-ni, la nouvelle souveraine. Les fourmis
aux odeurs de roche étaient alors devenues des rebelles et s’étaient cachées
dans cette tanière. Puis elles ont rouvert le passage dans le plancher de
granit, elles ont nourri les Doigts en chapardant de la nourriture mais,
surtout, elles ont continué à dialoguer avec leur représentant, le Docteur
Livingstone.

Au début, tout fonctionna
parfaitement. Le Docteur Livingstone émettait des messages simples :
« Nous avons faim », « Pourquoi la reine refuse-t-elle de nous
parler ? »
Les Doigts
se tenaient informés des activités des
rebelles et les conseillaient dans leurs opérations de commando visant à voler
de la nourriture le plus discrètement possible. Les Doigts ont besoin de
quantités extravagantes de nourriture et ce n’est pas toujours facile de les leur
fournir sans se faire remarquer !

Tout cela restait du domaine du
normal. Mais un jour, les Doigts émirent un message d’une tournure toute
différente. Cette allocution au parfum étrange assurait que les fourmis avaient
sous-estimé les Doigts, que les Doigts l’avaient tu jusqu’à présent mais qu’en
vérité, ils étaient les dieux des fourmis.

« Dieux » ? Que
signifie ce mot ? avons-nous demandé.

Les Doigts nous ont expliqué ce que
sont les dieux. Selon eux, ce sont les animaux bâtisseurs du monde. Nous sommes
tous dans leur « jeu ».

Une tierce fourmi vient perturber la
CA. Avec ferveur, elle énonce :

Les dieux ont tout inventé, Ils
sont omnipotents, ils sont omniprésents. Ils nous surveillent en permanence.
Cette réalité qui nous entoure n’est qu’une mise en scène imaginée par les
dieux pour mieux nous tester.

Quand il pleut, c’est que les
dieux versent de l’eau.

Quand il fait chaud, c’est que
les dieux ont augmenté la cuisson du soleil.

Quand il fait froid, c’est qu’ils
l’ont baissée.

Les Doigts sont des dieux.

La boiteuse traduit l’étonnant
message. Rien n’existerait dans ce monde sans les dieux Doigts. Les fourmis
sont leurs créatures. Elles ne font que se débattre dans un monde artificiel,
imaginé par les Doigts par simple amusement.

Voilà ce que dit le Docteur
Livingstone ce jour-là.

103 683
e
est
perplexe. Pourquoi, dans ces conditions, des Doigts meurent-ils de faim sous le
plancher de la Cité ? Pourquoi sont-ils prisonniers sous terre ?
Pourquoi permettent-ils à une fourmi de vouloir lancer une croisade contre
eux ?

La boiteuse reconnaît que les
assertions du Docteur Livingstone comportent quelques lacunes. Leur principal
avantage, en revanche, est d’expliquer pourquoi les fourmis existent, pourquoi
le monde est tel qu’il est.

D’où venons-nous, qui sommes-nous,
où allons-nous ? Le concept de « dieux » répond enfin à ces
questions.

Quoi qu’il en soit, la graine avait
été semée. Ce premier discours « déiste » avait émerveillé une
poignée de rebelles et troublé beaucoup d’autres. Ne suivirent que des déclarations
normales qui ne parlaient pas de « dieux ».

On n’y pensait plus quand, quelques
jours plus tard, la sensationnelle parole « déiste » retentit de plus
belle dans les antennes du Docteur Livingstone. Elle évoquait à nouveau un
univers contrôlé par les Doigts, affirmait qu’il n’y avait pas de hasard, que
tout ce qui se passait ici-bas était noté et consigné. Que seraient blessés
ceux qui ne respecteraient pas les « dieux » ou ne les nourriraient
pas.

103 683
e
en a les
antennes ébouriffées de surprise. Jamais son imagination, pourtant débridée
selon la norme fourmilienne, n’aurait pu concevoir une idée aussi fantastique
que celle d’animaux géants, contrôlant le monde et en surveillant un à un tous
les habitants. Elle songe cependant que les Doigts ont vraiment du temps à
perdre.

Elle écoute néanmoins la suite du
récit de la boiteuse.

Les rebelles comprirent vite que le
Docteur Livingstone tenait deux discours d’esprit complètement différent.
Alors, quand il parlait des dieux, on avertissait les fourmis déistes et les
autres se retiraient. Quand il évoquait des thèmes « normaux », les
déistes s’en allaient. Si bien qu’un clivage apparut peu à peu au sein de la
communauté rebelle pro-Doigts. Il y avait les déistes, il y avait les
non-déistes, mais la discorde ne s’établit pas entre elles. Même si les
secondes estimaient que les premières avaient développé un comportement
complètement irrationnel et étranger à la culture fourmi.

103 683
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se
débranche. Elle se nettoie les antennes et interroge à la cantonade :

Lesquelles d’entre vous sont des
déistes ?

Une fourmi s’avance.

Je m’appelle 23
e
et je
crois en l’existence des dieux tout-puissants.

La boiteuse glisse en aparté que les
déistes rabâchent comme ça toutes sortes de phrases toutes faites même si,
souvent, elles en ignorent le sens. Cela n’a pas l’air de les gêner, au
contraire. Plus les mots sont incompréhensibles, plus elles aiment à les
répéter.

Pour sa part, 103 683
e
ne comprend pas comment ce Docteur Livingstone peut posséder deux personnalités
totalement différentes à la fois.

C’est peut-être cela, le grand
mystère des Doigts, répond la boiteuse. Leur dualité. Chez eux, le simple
voisine avec le compliqué, les phéromones quotidiennes avec des messages
abstraits.

Elle ajoute que, pour l’heure, les
déistes sont minoritaires mais que leur parti ne cesse de progresser.

Une jeune fourmi accourt en
brandissant le cocon à papillon que la soldate avait enterré à l’entrée de
l’étable.

C’est à toi, non ?

103 683
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acquiesce
et, tendant ses antennes vers la nouvelle venue, interroge :

Et toi ? Tu es quoi ?
Déiste ou non déiste ?

La jeune fourmi incline timidement
la tête. Elle sait qui s’adresse à elle : une soldate célèbre et
expérimentée. Elle mesure le caractère de gravité de ce qu’elle va dire.
Pourtant, les mots jaillissent d’un coup du plus profond de ses trois
cerveaux :

Je me nomme 24
e
. Je crois
en l’existence des dieux tout-puissants.

36. ENCYCLOPÉDIE

PENSÉE : La pensée humaine
peut tout. Dans les années 50, un porte-conteneurs anglais, transportant des
bouteilles de vin de Madère en provenance du Portugal, vient débarquer sa
cargaison dans un port écossais. Un marin s’introduit dans la chambre froide
pour vérifier si tout a été bien livré. Ignorant sa présence, un autre marin
referme la porte de l’extérieur. Le prisonnier frappe de toutes ses forces
contre les cloisons, mais personne ne l’entend et le navire repart pour le
Portugal.

L’homme découvre suffisamment de
nourriture mais il sait qu’il ne pourra survivre longtemps dans ce lieu
frigorifique. Il trouve pourtant l’énergie de saisir un morceau de métal et de
graver sur les parois, heure après heure, jour après jour, le récit de son
calvaire. Avec une précision scientifique, il raconte son agonie. Comment le
froid l’engourdit, gelant son nez, ses doigts et ses orteils qui deviennent
cassants comme du verre. Il décrit comment la morsure de l’air se fait brûlure
intolérable. Comment, peu à peu, son corps tout entier se pétrifie en un bloc
de glace. Lorsque le bateau jette l’ancre à Lisbonne, le capitaine qui ouvre le
conteneur découvre le matelot mort. Il lit, sur les parois, le journal
minutieux de ses affreuses souffrances. Pourtant, le plus stupéfiant n’est pas
là. Le capitaine relève la température à l’intérieur du conteneur. Le
thermomètre indique 19°C. Puisque le lieu ne contenait plus de marchandises, le
système de réfrigération n’avait pas été activé durant le trajet de retour.
L’homme était mort uniquement parce qu’il croyait avoir froid. Il avait été
victime de sa seule et propre imagination.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu,
tome II.

37. MISSION MERCURE

Je voudrais voir le Docteur
Livingstone.

Le vœu de 103 683
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ne peut être exaucé. Avec leurs antennes, l’ensemble des rebelles la scrutent
avec insistance.

Nous avons besoin de toi pour
autre chose.

La boiteuse explique. La veille,
pendant que la soldate se trouvait chez la reine, un groupe de rebelles est
descendu par le passage sous le plafond de granit. Elles ont rencontré le
Docteur Livingstone et lui ont annoncé la croisade contre les Doigts.

C’était le Docteur Livingstone à la
parole déiste ou celui à la parole non déiste ? s’enquiert 103 683
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.

Non. C’était le non-déiste,
raisonnable et concret, parlant de choses simples et directes à la portée de
toutes les antennes. En tout cas, le Docteur Livingstone et les Doigts qui
s’expriment à travers lui ne se sont pas affolés en apprenant qu’une mission
allait partir au bout du monde pour exterminer tous les Doigts. Au contraire,
ils ont reçu cela comme une très bonne nouvelle et ont même dit qu’il
s’agissait d’une occasion unique à ne pas manquer.

Les Doigts ont longuement réfléchi.
Puis le Docteur Livingstone a transmis leurs instructions, des ordres pour une
mission à eux, qu’ils ont nommée « mission Mercure ». Elle sera
directement liée à la croisade vers l’Orient, au point de se confondre avec
elle.

Comme c’est toi qui vas guider
les troupes de Bel-o-kan, tu seras aussi la mieux à même de mener à bien cette
mission Mercure.

103 683
e
prend
connaissance de sa nouvelle charge.

Attention ! Mesure bien
l’importance de ce qu’il te faut réussir. La mission Mercure peut changer la
face du monde.

38. EN DESSOUS

— Tu crois qu’elle pourra
réussir la mission Mercure ?

Augusta Wells avait fini d’exposer
son plan aux fourmis. La vieille femme se passa sur le front une main déformée
par les rhumatismes et soupira :

— Mon Dieu, pourvu que cette
petite fourmi rousse aboutisse !

Tous considéraient la vieille femme
en silence. Quelques-uns souriaient. Ils étaient bien obligés de faire
confiance à ces fourmis rebelles. Ils n’avaient pas le choix. Ils ne
connaissaient pas le nom de la fourmi chargée de la mission Mercure, mais tous
prièrent pour qu’elle ne se fasse pas tuer.

Augusta Wells ferma les yeux. Un an
déjà qu’ils étaient là-dessous, à plusieurs mètres sous terre. Toute centenaire
qu’elle fût, elle se souvenait de tout.

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